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En marge des élections présidentielles iraniennes – qui sont prévues pour le 14 juin 2013 –, la revue Les Cahiers de l’Orient (n° 110) y consacre un numéro spécial coordonné par Michel Makinsky : quatre articles sur ces élections « à risques » y sont proposés. « Elections à risques » car, comme Antoine Sfeir le suggère dans son éditorial, les élections de juin 2013 pourraient justement être le prélude à un nouveau bouleversement majeur dans un pays qui a déjà connu deux révolutions ces trente-cinq dernières années (1979 avec l’avènement de la République islamique, 2009 avec la contestation populaire après la réélection forcée du président Mahmoud Ahmadinejad).
Le premier article (pp. 9-28) de Michel Makinsky présente le contexte dans lequel les élections vont se dérouler. En 2013, l’Iran est confronté à plusieurs crises simultanées : une crise de régime ; une crise économique ; une posture délicate vis-à-vis des pays occidentaux ou des autres pays arabes avec le dossier du nucléaire, la crise syrienne et les printemps arabes. L’article revient, un à un, sur ces différents points. Tout d’abord, Michel Makinsky explique que l’appareil d’Etat lui-même est extrêmement divisé, à l’image des relations houleuses entre personnels du ministère du Renseignement et des autres services. D’autant plus que l’on observe la formation progressive d’un Etat dans l’Etat, du fait des pasdarans (Corps des Gardiens de la République islamique) qui assoient de plus en plus leur contrôle de l’économie sous le mandat d’Ahmadinejad ; avec la nomination de Rostam Ghasemi, un ancien chef des Gardiens, à la tête du ministère du Pétrole en 2011, les Gardiens s’assurent d’une mainmise sur le secteur pétrolier. Aussi, quel que soit le résultat des élections, les Gardiens détiennent d’ores et déjà la clé du vrai pouvoir : les sources de richesse du pays.
Surtout, la République islamique est en proie à des rivalités au sommet de la hiérarchie, entre le président de la République Mahmoud Ahmadinejad et le Guide suprême Ali Khamenei. C’est justement à ce sujet que Muhammad Sahimi consacre son article (pp. 43-76), revenant sur cette « lutte de pouvoir » entre les deux acteurs politiques les plus importants de la République islamique. Après un retour sur la figure très controversée d’Ahmadinejad et de son évolution politique, Muhammad Sahimi propose de remonter aux origines de la confrontation entre Ahmadinejad et Khamenei. Maire de Téhéran en 2002, Ahmadinejad se porte candidat aux élections présidentielles en 2005 ; comprenant qu’Ahmadinejad est le seul à ne pas menacer la fonction du Guide suprême, Khamenei lui apporte son soutien. Suite à des votes frauduleux, Ahmadinejad est élu Président. Il se représente à nouveau en 2009 et est élu pour un second mandat, toujours avec un appui sans faille de la part de Khamenei.
Pourtant, une rivalité ancienne ne va pas tarder à se faire jour : beaucoup pensent encore que cette lutte date seulement de 2011, alors que Muhammad Sahimi la fait remonter à 2006, quand, lors des élections municipales, Ahmadinejad crée une nouvelle formation, le « Doux Parfum du Service », qui refuse d’établir une coalition avec l’une des autres organisations conservatrices autour de Khamenei. Il s’agit d’une première alerte pour Khamenei. En 2007, Ahmadinejad poursuit son travail de sape contre Khamenei en limogeant Ali Larijani, membre du Conseil suprême de sécurité nationale et responsable des négociations nucléaires, également très proche du Guide suprême. En fait, cette lutte se joue d’abord en soubassement, à l’ombre de la scène publique ; d’ailleurs, très peu d’attention aura été portée à ces événements de 2006-2007. En 2009 et 2011, l’idée d’une lutte entre les des hommes est toujours réfutée. Pourtant, la confrontation devient progressivement publique : en 2009, Ahmadinejad reconnait lui-même que Khamenei l’a aidé à gagner les élections car le Guide y trouvait un intérêt, et confirme qu’il y a bien eu des fraudes pour son élection. Sentant l’indocilité du candidat qu’il vient de mener à la victoire, Khamenei décide de prendre une posture publique bien plus distante vis-à-vis d’Ahmadinejad. A partir de là, Président et Guide s’échangent de nombreux coups et ripostes, par exemple en bloquant l’un après l’autre des nominations ou des démissions de ministres. Et surtout, Ahmadinejad met au point une stratégie politique à plusieurs volets pour marginaliser Khamenei : cette politique consiste notamment à obtenir le soutien du Mouvement vert, à faire appel au nationalisme iranien, à soutenir la liberté sociale des femmes, à invoquer le Mahdi [1], à écarter les ministres de Khamenei et à l’accuser de corruption et d’actes anticonstitutionnels.
Ahmadinejad ne pouvant pas se représenter aux élections de 2013 (un troisième mandat constitutif n’étant pas autorisé dans la Constitution), il cherche malgré tout à placer au pouvoir l’un de ses partisans, Esfandiar Rahim Mashaïe ; de son côté, Khamenei menace d’empêcher la candidature de tout fidèle d’Ahmadinejad [2]. Pourtant, l’auteur affirme que, quel que soit le résultat et le sort d’Ahmadinejad, Khamenei sortira grand perdant de ces élections, car cette confrontation entre les deux hommes aura brisé le tabou d’un président résistant au Guide suprême.
L’article s’achève alors sur le caractère incertain de l’issue des élections de juin, compte tenu de « la nature volatile de la politique iranienne et de l’imprévisibilité du processus décisionnel d’Ahmadinejad » (p. 76). Une indécision dont le peuple et le Mouvement démocratique vert pourraient bénéficier s’ils sont suffisamment patients et réagissent avec finesse. Car, au-delà de cette lutte de pouvoir au sommet, la République islamique souffre également d’une crise de régime par le bas, avec le Mouvement vert iranien qui a émergé en 2009.
C’est à ce mouvement que s’intéresse Nader Vahabi (pp. 77-102). Initié par Moussavi qui dénonçait l’irrégularité du scrutin présidentiel, ce mouvement contestataire s’était propagé de Téhéran vers les grandes villes d’Iran en 2009. Cela avait abouti, lors de la semaine du 12 au 19 juin 2009, à une situation de « proto-révolution ». Mais une proto-révolution rapidement avortée, du fait d’une répression intense que l’auteur de l’article périodise en trois phases : la première phase, qui débute le 20 juin avec assassinat de la jeune Neda, engendre un premier mouvement de panique parmi les opposants ; les nombreuses défections du Mouvement vert se poursuivent lors de la deuxième phase (1 août-27 décembre) du fait des grands procès contre les opposants ; la troisième phase de répression tourne autour de la manifestation sanglante du 14 février 2011, et de l’emprisonnement de Moussavi et Karoubi, les deux figures de proue du mouvement.
La plupart des analyses affirment que cette répression aurait réussi à amener le Mouvement vert à un état de stand-by, voire de mise en échec. Mais ce mouvement est-il pour autant mort ? Ce serait plutôt un état d’attente de la part des opposants. Ainsi, Nader Vahabi propose un nouveau regard sur la genèse du mouvement : il met en exergue l’hétérogénéité des acteurs qui sont plus des participants que des membres actifs et fidèles. Proposant une sociologie de ces acteurs du Mouvement vert, il les qualifie de « réseaux dormants », c’est-à-dire des protagonistes apolitiques avant l’élection, qui ont rompu le silence et abandonné le loyalisme pour former des groupes, et se sont organisés grâce au cyberactivisme (notamment avec le réseau social Twitter) : mis en sommeil par la répression, ces réseaux opposants peuvent se lever à nouveau à n’importe quel moment. Aussi, plutôt que de dire que le mouvement est mort, Nader Vahabi cherche à montrer que ce mouvement a surtout permis à la société iranienne de se détacher de plus en plus du Guide suprême.
Mais au-delà de cette crise de régime qui voit la République islamique fragilisée tant à son sommet qu’à sa base, comme Muhammad Sahimi et Nader Vahabi l’ont analysé, Michel Makinsky (pp. 9-28) évoque également une crise économique qui est en partie liée aux tensions que connaît l’Iran sur la scène internationale. En effet, du fait des dissensions entre Washington et Téhéran sur le dossier nucléaire qui ont causé la mise en place de sanctions américaines, européennes et onusiennes, l’Iran connait de plus en plus un étranglement financier. Michel Makinsky note ainsi que les réunions urgentes et les déclarations alarmistes d’aujourd’hui tranchent avec l’assurance passée sur l’absence d’effet des sanctions pour l’économie iranienne. Au contraire, le pays connaitrait une inflation dont le poids est devenu intolérable (officiellement de 28,7%, selon la Banque centrale de l’Iran, l’inflation atteindrait plutôt un taux de 40%, voire de 50% selon certains observateurs). Mais si les sanctions occidentales ont beaucoup joué pour cette crise économique, la politique du gouvernement en est aussi une cause. A tous les niveaux, le pays est donc fragilisé.
Cependant, Bernard Hourcade (pp. 29-42) tend à nuancer l’idée que l’Iran serait complètement affaibli : en effet, malgré les sanctions posées par les Etats-Unis et l’étiquette d’« Axe du Mal » qui a été donné à la République islamique, le régime iranien ne s’est pas effondré et aurait même gagné la bataille du nucléaire. C’est en partant de cette idée que l’auteur interroge l’avenir des relations entre les deux « diables » que sont l’un pour l’autre les Etats-Unis (« le Grand Satan ») et l’Iran. Tout en faisant un historique des relations et en revenant sur le contexte actuel des deux pays, Bernard Hourcade cherche à montrer que leur rapport de force a évolué : en proie à la crise économique, les Etats-Unis se retirent d’Irak et d’Afghanistan et se tournent désormais vers l’Extrême-Orient. L’Iran n’est donc désormais plus un enjeu majeur pour les Etats-Unis. Et alors que le second mandat de Barack Obama à la présidence américaine est porteur d’espoir, les Iraniens eux-mêmes sont de plus en plus las de cette situation de crise qui dure depuis plus de trente ans. Bernard Hourcade se veut donc plus optimiste quant à l’avenir de la politique extérieure de l’Iran, même si le chemin des négociations et de la reconnaissance entre les deux pays sera long et fastidieux.
C’est donc tout un pays fragilisé par des crises politiques, géopolitiques et économiques qui s’apprête à se rendre aux urnes le 14 juin 2013. Reste à voir si le résultat du scrutin fera véritablement de ces élections présidentielles un moment charnière de l’histoire de la République islamique, comme le proposait l’éditorial des Cahiers de l’Orient. En tous cas, d’après ces analyses, un vent de changement semble souffler sur l’avenir iranien.
Delphine Froment
Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.
Notes
[1] Le Mahdi est le douzième imam occulté du chiisme, dont les Musulmans chiites attendent le retour salvateur. D’après Ahmadinejad, le Mahdi reviendrait dans les prochaines années ; une telle déclaration fragilise Khamenei en ce que le Guide suprême n’est qu’un substitut en attendant le Mahdi. Annoncer le retour prochain du Mahdi contribue donc à rendre caduque la fonction de Guide suprême, tout en revalorisant Ahmadinejad, qui affirme connaitre et dialoguer avec le Mahdi.
[2] C’est chose faite depuis le 22 mai 2013 : « Iran : Rafsandjani et Mashaïe écartés, la présidentielle offerte aux conservateurs », Courrier International, 22/05/13, en ligne : http://www.courrierinternational.com/depeche/newsmlmmd.b9cec02c0eb5a9ecadf37cf4af39d971.661.xml
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