Invasion terrestre du Liban, tirs de missiles balistiques iraniens, frappes israéliennes en Syrie et au Yémen : jusqu’où ira la guerre au Proche-Orient ?

I. L’offensive israélienne au Liban

La campagne militaire lancée le 23 septembre par les forces armées israéliennes sur le territoire le libanais est aéroterrestre : elle combine des opérations aériennes concomitantes à des opérations terrestres. Dans les airs, l’aviation israélienne pilonne le Liban sans interruption, et plus seulement le sud du territoire : des frappes sont recensées jusqu’à Tyr [5] et Balbek [6], tandis que des localités - peuplées notamment de chrétiens - sont pilonnées malgré l’absence notable de positions du Hezbollah [7]. Le nombre de morts s’accroît, tout comme celui des réfugiés : plus de 100 000 Libanais auraient déjà fui en Syrie [8], alors même que près d’un million et demi de Syriens [9] sont eux-mêmes réfugiés au Liban en raison de la guerre civile syrienne. En tout, l’ONU estime que près d’un million de Libanais ont déjà dû fuir leur domicile depuis le 23 septembre en raison des frappes israéliennes [10]. La capitale Beyrouth, dans laquelle se trouve pourtant imbriquée la seule porte de sortie internationale du pays qu’est l’aéroport international Rafic Hariri, n’est pas épargnée : la banlieue sud de la ville, connue être un bastion du Hezbollah, est pilonnée par l’aviation israélienne, tandis que des frappes ont récemment visé le quartier de Kola [11], pourtant au cœur de la ville, tuant trois cadres du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP).

Concomitamment à cette campagne de bombardements intensifs, Israël a annoncé avoir lancé son invasion terrestre du Liban (opération « Flèches du Nord ») en franchissant en plusieurs points la frontière israélo-libanaise [12], tandis que des barrages d’artillerie ont été observés à Khiam et Wizani, Alma Al-Shaab et Naqura [13]. L’état-major israélien a annoncé la création de zones militaires au nord d’Israël afin de les convertir en bases de soutien pour les opérations au Liban : les villes israéliennes de Metula, Misgav Am et Kfar Giladi sont notamment concernées [14] et sont désormais interdites d’accès. Les Forces de défense israéliennes (FDI) ont par ailleurs publié un communiqué ordonnant l’évacuation immédiate de dizaines de villes - telle que celle de Burj al-Shemali, (60 000 habitants) [15] - et villages du sud du Liban et appelant ses habitants à se déplacer immédiatement au nord de la rivière Awali, à environ 60 kilomètres de la frontière israélo-libanaise. Si l’armée israélienne a annoncé de premiers combats « violents » contre le Hezbollah [16], ce dernier a démenti toute pénétration terrestre de la part des FDI au Liban [17]. De fait, les premières incursions israéliennes auraient essentiellement consisté en opérations spéciales menées par des commandos israéliens tôt dans la matinée du 1er octobre [18] afin de collecter du renseignement d’intérêt militaire sur les positions du Hezbollah et ses infrastructures dans le sud du Liban [19] afin de préparer le terrain pour les troupes israéliennes actuellement amassées à la frontière [20].

Enfin, le conflit continue de se caractériser par sa forte régionalisation : alors que les Houthis ont juré d’aider le Hezbollah à venger la mort de Hassan Nasrallah [21] et attaquaient à nouveau un navire en mer Rouge pour illustrer leur promesse [22], Israël a conduit une série de frappes aériennes le 30 septembre sur des installations énergétiques et pétrolières dans les ports de Ras Isa et Hodeida, tuant quatre personnes et provoquant plusieurs pannes de courant [23]. Le 1er octobre, les Houthis lançaient à leur tour des attaques - interceptées avant de toucher leur cible - contre Tel Aviv et le port israélien d’Eilat [24]. Le même jour, l’aviation israélienne conduisait plusieurs frappes en Syrie, à Damas, tuant trois civils [25].

II. Quelles forces en présence et quel positionnement pour ces dernières ?

Israël ne communique pas sur l’ampleur exacte des moyens alloués à l’opération « Flèches du Nord ». Il a toutefois été possible d’apprendre l’engagement de la 98ème Division, une formation parachutiste d’élite, ainsi que celui de la 7ème brigade blindée [26], qui s’est entrainée ces dernières semaines à une invasion terrestre du sud du Liban, au même titre que la 188ème brigade blindée [27]. En outre, et afin de limiter ses pertes en hommes, Israël va probablement poursuivre la même tactique qu’à Gaza - et qu’elle semble avoir déjà (re)mise en œuvre depuis le 23 septembre - consistant en un soutien aérien constant, omniprésent et écrasant, quitte à déplorer des pertes civiles dans les bombardements, afin de limiter autant que possible la résistance que rencontreront au sol les forces israéliennes. Le positionnement dans le conflit est clair : le jusqu’au-boutisme militaire. La primature israélienne a en effet rejeté, voire n’aurait pas répondu, à une proposition de cessez-le-feu de 21 jours présentée la semaine dernière par les Etats-Unis, la France et diverses autres puissances occidentales [28]. La chronologie de l’assassinat de Hassan Nasrallah et de l’offensive au Liban n’est en effet pas anodine : l’élection présidentielle américaine, le 5 novembre, pourrait voir la réélection de Donald Trump et, avec lui, conduire à un soutien américain à la guerre d’Israël au Moyen-Orient, y compris contre l’Iran - contre lequel l’ancien président avait failli conduire une série de frappes aéronavales en 2019 avant se raviser [29]. Tandis que certains - à commencer par la présidence américaine [30] - accusent Benyamin Netanyahu de prolonger le conflit pour rester au pouvoir, il apparaît clair, dans tous les cas, que la primature israélienne joue son va-tout et entend saisir la fenêtre d’opportunité ouverte par cette guerre pour bouleverser la donne géopolitique régionale. Le nom de l’opération au cours de laquelle Hassan Nasrallah a été assassiné, « Nouvel Ordre » [31], semble en tous cas aller en ce sens.

Face à Israël, le Hezbollah apparaît comme une force redoutable, bien supérieure au Hamas et, surtout, bien supérieure au Hezbollah des années 2000 [32] : équipés avec du matériel moderne (bien souvent de manufacture iranienne, chinoise ou russe [33]) et non plus des fins de stocks soviétiques, aguerris par des années de guerre contre les révolutionnaires syriens puis les groupes djihadistes en Syrie et en Irak, les combattants du Hezbollah seraient entre 40 000 et 50 000 selon les Etats-Unis, voire 100 000 selon les propos de feu Nasrallah [34] ; à titre de comparaison, à son apogée en 2015, l’Etat islamique en Syrie et en Irak comptait entre 20 000 à 32 000 combattants [35]. En plus de ses effectifs imposants, le groupe disposerait d’un arsenal de roquettes et missiles compris entre 120 000 à 200 000 munitions [36], dont certaines capables de toucher une cible à 500 kilomètres (tels les Scud-B/C/D) [37]. Après plusieurs guerres contre Israël - notamment la guerre du Liban en 2006 -, le Hezbollah s’est par ailleurs intensivement préparé à un nouveau conflit, militarisant le sud du Liban en y construisant de nombreuses infrastructures - tunnels [38], postes de surveillance [39], etc. - à travers des zones militaires consacrées [40]. Le positionnement du Hezbollah dans le conflit est clair : se présentant comme l’agressé et non l’agresseur, le mouvement paramilitaire chiite devrait tenter d’infliger autant que possible des pertes substantielles à l’armée israélienne afin de la contraindre à abandonner son projet d’occupation d’une partie - voire de tout - le sud du Liban, tout en tâchant d’attirer à lui un soutien iranien plein et entier.

Pris entre l’étau israélien et celui du Hezbollah, l’armée libanaise se trouve actuellement impuissante face à la situation. L’armée libanaise est entièrement composée de volontaires et compte environ 73 000 soldats actifs [41]. Equipés de matériels américains, turcs ou encore tchèques [42] de qualité globalement bonne, elle serait pourtant en mesure de s’imposer comme une potentielle force d’interposition. C’est d’ailleurs une suggestion émise le 30 septembre par le Premier ministre libanais Nabjib Mikati, qui a déclaré que ses forces se tenaient prêtes, en coordination avec les forces de maintien de la paix de l’ONU (notamment l’UNIFIL), à se déployer au sud du fleuve Litani afin de faire respecter la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU en date de 2006 - qui stipulait que le Hezbollah devait se retirer au nord de cette coupure d’eau - et imposer un cessez-le-feu avec Israël [43]. Toutefois, dès les premières incursions israéliennes dans la nuit du 1er octobre, différentes rumeurs ont circulé, toutes démenties [44], faisant état d’un retrait des forces libanaises du sud du Liban vers le nord [45], sur ordre de l’UNIFIL de surcroît [46]. En l’état, aucun mouvement de troupes libanaises ne semble avoir été observé, ni depuis ni vers le sud du Liban, tandis que la proposition de la primature libanaise n’a fait l’objet d’aucun commentaire de la part d’aucun des belligérants.

Au-delà d’Israël, du Hezbollah et du gouvernement libanais, les protagonistes bénéficient d’alliés de taille : dans le cas du Hezbollah, il s’agit de l’Iran. Puissance militaire considérable disposant d’une armée forte de plus d’un million de soldats de réserve et d’active [47], le régime des mollahs dispose également du plus grand arsenal de missiles balistiques du Moyen-Orient, avec près de 3 000 munitions [48]. Les Gardiens de la Révolution, forts de 125 000 hommes [49] et répondant directement au Guide suprême Ali Khamenei, sont les soldats les mieux formés et équipés, capables d’agir tant sur terre que sur la mer et dans les airs. L’attentisme de ce colosse militaire, notamment au vu de son discours belliqueux à l’envi depuis le début du conflit du 7 octobre 2023, a laissé nombre d’analystes perplexes : pourquoi l’Iran n’intervient-il pas significativement contre Israël, alors qu’il dispose là, aux yeux de ses alliés et du monde arabo-musulman, d’une forme de légitimité (protection du peuple palestinien et maintenant libanais) et, surtout, de la capacité de saturer le Dôme de Fer [50] israélien à l’aide de ses milliers de roquettes et missiles balistiques ? Les théories sont nombreuses et vont d’un abandon du Hezbollah par l’Iran, qui privilégierait ses intérêts stratégiques avant toute chose [51], à l’hypothèse d’une volonté de l’Iran de profiter de cette guerre pour remanier le Hezbollah, dont les cadres dirigeants se seraient montrés peu compétents depuis le 7 octobre et qui auraient précipité une guerre avec Israël que l’Iran espérait voir éclater plus tard [52]. Quoi qu’il en soit, les faits sont là : Téhéran semble privilégier une posture défensive à l’égard de ses alliés mais, dans les faits, laisse ouverte la porte aux négociations, comme l’a montré le ministre iranien des Affaires étrangères qui, le premier jour des frappes israéliennes au Liban le 23 septembre, annonçait la volonté de son gouvernement de relancer les négociations sur le nucléaire iranien [53]. Ainsi, comme en avril dernier, l’Iran a riposté à l’assassinat de Hassan Nasrallah et aux opérations israéliennes au Liban par une attaque hautement médiatisée mais à l’intérêt militaire limité : le 1er octobre en début de soirée, 200 missiles ont été tirés vers Israël et interceptés pour la majorité sans difficultés par l’aviation israélienne et les systèmes de défense antiaérienne au sol. La déclaration qui s’en est suivie de l’armée iranienne, qui a promis des « attaques écrasantes » [54] si Israël répliquait aux tirs de missiles, témoigne de la volonté de l’Iran d’éviter l’escalade et de son recours à des moyens militaires pour le moment davantage symboliques/médiatiques que réellement destructeurs.

Enfin, les Etats-Unis figurent comme un acteur potentiellement majeur du conflit en cours : s’ils se sont montrés relativement prudents jusqu’à maintenant en se contentant de soutenir Israël en lui livrant armes et munitions [55], la récente évolution de l’actualité et les perspectives d’un potentiel conflit avec l’Iran les ont poussés à renforcer leur présence dans la région. Le 30 septembre par exemple, ils annonçaient l’envoi de 2 000 à 3 000 soldats supplémentaires au Moyen-Orient afin d’y renforcer les 40 000 déjà stationnés sur place [56]. Pour autant, le président américain essaye autant que possible de limiter l’implication des Etats-Unis dans le conflit, tout en gardant en tête l’échéance du 5 novembre qui pourrait voir le retour à la Maison Blanche de Donald Trump. Washington essaye donc pour le moment de conserver une forme d’équilibre en appelant à un « cessez-le-feu immédiat » [57] comme l’a fait le président américain le 30 septembre, tout en bloquant une tentative franco-britannique de faire voter un appel au cessez-le-feu au Conseil de Sécurité des Nations unies le 25 septembre [58]. Un investissement militaire bien plus significatif de l’Iran dans le conflit pourrait amener les Etats-Unis à intervenir. Toutefois, en l’état, les autorités américaines restent concentrées sur le Pacifique et l’Ukraine et tâchent de rester éloignées d’un Moyen-Orient dont les Etats-Unis ont eu toutes les peines du monde à s’extraire, tant en Irak qu’en Afghanistan.