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Né en 1165 à Murcie (en Al-Andalus) et mort en novembre 1240 à Damas, Ibn Arabî est un théologien et un maître soufi arabe, déployant une pensée extrêmement complexe et fascinante.
Né à Murcie, Ibn Arabî grandit à Séville où sa famille s’est installée dès 1173. C’est là qu’il se forme aux différentes sciences islamiques, étonnant ses professeurs, nous dit-il lui-même, par ses talents intellectuels. Il grandit dans cet empire almoravide qui, on l’a vu avec Ibn Rushd/Averroès ou al-Idrisi, fait une large place aux savoirs et aux intellectuels. Ibn Arabî fait d’ailleurs la connaissance d’Averroès en 1179, dans une rencontre apparemment organisée par son père, ce qui indiquerait que ce dernier s’investit plus dans la formation intellectuelle de son fils que celui-ci ne veut le laisser entendre. Dans ses écrits en effet, Ibn Arabî s’attache à se poser comme un homme qui s’est fait tout seul, indépendamment des influences ou des volontés des autres : s’il mentionne ainsi sa rencontre avec Ibn Rushd, c’est pour mieux minimiser l’importance qu’aurait eu le philosophe andalou sur la formation de sa pensée. Etudiant brillant, Ibn Arabî rédige dès les années 1185 des traités de jurisprudence, de théologie, de philosophie. Mais très vite, il est attiré par la voie mystique et ésotérique et se détourne des sciences profanes.
En 1200, Ibn Arabî part pour l’Orient, d’abord pour faire le pèlerinage à La Mecque, où il arrive en 1201, puis pour aller de ville en ville chercher l’enseignement des grands maîtres soufis. Le soufisme, repensé en profondeur par Al-Ghazalî [1], est alors en train de se structurer comme science religieuse par excellence et comme mouvement organisé : Ibn Arabî peut ainsi loger dans des maisons d’accueil, les khanqâ, dirigées par des sheikhs qui surveillent les disciples. En 1204, au moment où les croisés prennent Constantinople, il est à Mossoul, où il reçoit l’enseignement du grand maître soufi Alî ibn Jamî. Ses convictions hétérodoxes lui valent également un bref séjour dans les prisons du Caire en 1206. On le retrouve ensuite à Konya, où il enseigne à un groupe de jeunes étudiants parmi lesquels Sadr al-Dîn al-Qûnawî, un jeune homme originaire de Tunis que Ibn Arabî a adopté, qu’il forme et avec lequel sa fille se mariera. Il sera lui aussi un grand imam et un grand maître soufi. Après l’Anatolie, Ibn Arabî vit en Arménie, à Bagdad, à Alep. Il est alors surnommé « le grand maître » (sheikh al-akbar), et c’est auprès de lui désormais que de jeunes étudiants viennent chercher des révélations et des conseils. Il participe ainsi puissamment de la structuration du soufisme et de son ouverture. Après plus de vingt ans d’errance, il s’établit à Damas où il passe les quinze dernières années de sa vie ; il y meurt en 1240, et sera enterré au pied du Mont Qassioun.
Ce parcours géographique à travers le Dar al-Islam est aussi un parcours spirituel. En 1196, à Fès, Ibn Arabî reçoit une révélation de la part du Prophète Muhammad : celui-ci lui apparaît en rêve pour lui remettre la « pierre de la sagesse ». Cette pierre, symbolisant la vérité atteinte à travers la Révélation, est le point de départ d’une réflexion mystique : seul le véritable croyant, ayant parcouru la voie mystique, pourra en embrasser simultanément toutes les facettes. Celui que Ibn Arabî surnomme « l’homme parfait » doit, par la méditation, parvenir à faire l’expérience de la Présence divine (hadarât), en se rapprochant le plus possible de la « Présence totale ». Cette métaphore permet également à Ibn Arabî de parler des autres religions du Livre : tous les Prophètes, d’Abraham à Muhammad en passant par Jésus, ont reçu la même pierre, mais ils la taillent tous différemment. Enfin, cette révélation lui permet de donner aux saints une place fondamentale dans l’islam : les saints (walis) reçoivent une partie de la lumière de Dieu, telle qu’elle est reflétée par la révélation muhammadienne, et ils peuvent ensuite refléter cette lumière vers les autres. Le rôle spirituel et social des saints trouve sa formulation théorique la plus accomplie chez Ibn Arabî : les saints se distinguent par la puissance spirituelle (baraka) dont ils rayonnent et qui se manifeste par des miracles (karamât). C’est là un point clairement hétérodoxe et auquel de nombreux docteurs de la loi s’opposeront (et s’opposent toujours). Pour Ibn Arabî, cette hiérarchie des saints est dominée par un « pôle », Alî, le neveu et gendre du Prophète, et close par un « sceau des saints » (tout comme Muhammad est le « sceau des Prophètes ») qui n’est autre que… lui-même.
Ibn Arabî aura de nombreuses autres visions et apparitions, qui le guideront dans son évolution spirituelle. Il reçoit ainsi la visite de Ibn Rushd en 1199, un an après la mort de celui-ci, et est poussé par lui à quitter l’Espagne. A La Mecque en 1201, il a une véritable révélation théophanique et mystique auprès d’une jeune fille, Nizhâm. Celle-ci, comme le souligne H. Corbin dans son étude de référence sur Ibn Arabî, joue le même rôle pour lui que Béatrice pour Dante : elle est sa Sophia, l’incarnation même de la beauté du monde, de l’amour de Dieu et de la vérité que le mystique cherche à atteindre. Développant dans ses écrits un véritable parcours mystique, Ibn Arabî est influencé par Al Hallaj [2] : il s’agit rien de moins que de se fondre en Dieu (c’est la fanâ’, la disparition de l’âme en Dieu). Le mystique doit accomplir un parcours spirituel qui passe par plusieurs étapes (maqâm), pour atteindre le Vrai et découvrir le sens caché (bâtin) des textes religieux. Pour cela, Ibn Arabî propose notamment une lecture mystique du Coran : son vrai sens résiderait dans les premières lettres qui ouvrent chaque sourate, et non dans le message en lui-même.
Il aura une grande influence : non seulement il fonde une école de spiritualité propre, qu’on appelle akbarienne, mais ses écrits sont repris par diverses autres confréries soufies. Il s’attache dans ses écrits à proposer une voie médiane apte à réconcilier les différentes confréries soufies, mais les forces centrifuges seront les plus fortes, et le soufisme ne se conjuguera qu’au pluriel.
L’œuvre de Ibn Arabî ne se laisse pas facilement appréhender. D’abord par son ampleur : c’est près de 850 ouvrages que le mystique andalou aura rédigés au cours de sa vie. Ensuite par sa difficulté : brassant philosophes grecs (notamment Platon, ce qui lui vaut le surnom de Ibn Aflatûn, le fils de Platon) et lectures contemporaines de ceux-ci, poèmes mystiques et ouvrages théologiques, il livre des textes pétris de référence et souvent délibérément écrits comme des énigmes que le lecteur devra percer. Les titres mêmes de ces œuvres tiennent davantage de la poésie que de la philosophie : citons Mawâqi al-Nujûm, Le couchant des étoiles, ou encore le Kitâb inshâ’ ad-dawâ’ir al-ihâtiyya, La production des cercles. On peut tout de même dégager quelques grandes lignes de force.
Ibn Arabî dégage trois modes d’accès à Dieu. Celle de la Sharîa, de la Loi, consiste à appliquer à la lettre les préceptes rapportés par le Coran, la Sunna et les hadîth : c’est la voie la plus répandue, la moins difficile, mais aussi la moins satisfaisante car l’on n’arrive qu’à une connaissance indirecte de Dieu, la connaissance directe devant attendre la mort. La voie de la Haqîqa, vérité métaphysique, est celle des philosophes qui tentent de comprendre les causes et les effets. Enfin, la voie de la Tarîqa (le chemin) est la voie spirituelle et exotérique qui seule peut mener à la « réalisation de la Vérité dans le cœur du croyant ». Cette voie mystique n’est pas à proprement parler irrationnelle pour Ibn Arabî, car précisément elle permet à l’esprit d’échapper à lui-même, d’aller au-delà de la raison charnelle (le nafs) et de ses limites, pour atteindre Dieu. Les grands philosophes-médecins (Ibn Rushd, Ibn Sina/Avicenne, Maimonide) faisaient de l’étude des phénomènes un mode de connaissance de Dieu, alliant ainsi la science et la foi. Ibn Arabî reprend en partie cet héritage, mais en déplace les enjeux : Dieu a créé le monde, et se manifeste dans toutes les créatures. « Le monde est un miroir pour Dieu » écrit-il dans. Ibn Arabî ne s’oppose donc pas à la démarche scientifique d’un Averroès (contrairement à Al-Ghazalî), mais la considère comme incomplète, relevant de la Haqîqa. En sorte que le parfait croyant n’est plus celui qui cherche à élucider les phénomènes pour mieux connaître Dieu, mais celui qui comprend que le monde n’est qu’un miroir, et donc que les phénomènes ne sont que les reflets de Dieu. Alors que le philosophe étudie les œuvres de Dieu, le mystique, lui, « voit Dieu à l’œuvre » écrit Ibn Arabî.
Mais l’homme ne peut atteindre la réalité de Dieu, son essence : il ne peut le connaître qu’à travers Ses noms (le Miséricordieux, le Clément, le Pardonneur, le Juste,…). « Et Dieu apprit à Adam tous les noms » trouve-t-on ainsi dans le Coran (sourate 2, verset 31). La Création, pensée on l’a vu comme miroir, reflète les noms de Dieu sans pour autant les absorber : Ibn Arabî ne construit pas une lecture panthéiste de la nature, ce qui a souvent été reproché aux soufis par les oulémas musulmans. Certes Dieu se voit dans sa Création, mais comme reflet, sans que son essence ne se confonde avec les substances des choses. On pourrait dire que Ibn Arabî théorise une voie mystique modérée. Cette vision de Dieu renvoie directement à une pratique soufie, dans laquelle la récitation à l’infini des noms de Dieu (une pratique appelée zikr), associée à des danses, mène à un état de transe propice à des visions mystiques. L’autre pratique privilégiée est le concert spirituel (samâ), une récitation de poésie amoureuse.
Dans cette vision, l’homme est la créature privilégiée, la seule apte à recevoir la Révélation, car elle est la seule à résumer en elle tous les noms de Dieu : c’est la théorie dite de « l’homme parfait », un homme qui reproduit à son échelle le cosmos. Du coup, Ibn Arabî, réfléchissant sur l’essence divine et ses liens avec la création, est amené à construire la théorie dite de l’unicité de l’être, wahdat al-wujûd, qui sera systématisée plus tard par son disciple al-Qûnawî. Dieu est l’être absolu, le seul qui existe vraiment, alors que tous les autres étants sont à la fois contingents (ils auraient pu ne pas exister) et subordonnés (ils dépendent d’un autre étant). Seul Dieu est nécessaire, seul Dieu n’existe que pour lui-même. Cette notion reprend en l’amplifiant celle du tawhîd, l’affirmation de l’unicité divine (« il n’y a d’autre dieu que Dieu »), l’un des dogmes fondamentaux de l’islam.
D’où, au final, la place-clé de l’amour dans cette doctrine. Ibn Arabî propose une vision théophanique : l’amour profane est le support de l’amour divin. En sorte que Dieu ne s’incarne pas dans l’être aimé, mais que celui-ci reflète Dieu. « L’objet de l’amour, quel qu’il soit, est Dieu » écrit-il dans le Traité de l’amour. La principale capacité du mystique est l’imagination, c’est-à-dire précisément la capacité de voir les reflets divins dans les choses et les êtres, et de les aimer pour ça. Le soufi allie donc pratiques ascétiques – il méprise les richesses du monde, ce qui se manifeste par l’errance, le jeûne, la mendicité – et amour profond de la Création.
En construisant une doctrine extrêmement complexe et hermétique, Ibn Arabî participe puissamment de la structuration du soufisme et de son accomplissement comme science religieuse majeure. Au moment où Ibn Rushd réconcilie l’approche scientifique et la foi, Ibn Arabî propose quant à lui un mode d’approfondissement de la relation à Dieu à travers la voie mystique et ésotérique. Ibn Arabî, entre Al-Andalus et Damas, joue ainsi un rôle-clé dans la revivification d’un islam qui est sur le point de subir de plein fouet le choc mongol.
Bibliographie :
– M. Chodkiewicz, Le sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Paris, 1986.
– H. Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî, 1993.
– Éric Geoffroy, Initiation au soufisme, Paris, 2004.
Florian Besson
Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.
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