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Historique des relations entre la Turquie et la Syrie depuis la fin de la Première Guerre mondiale : une histoire accidentée

Par Allan Kaval
Publié le 06/10/2011 • modifié le 24/02/2023 • Durée de lecture : 10 minutes

Syrian President Bashar al-Assad ® walks along side Turkish Prime Minister Recep Tayyip Erdogan at al-Shaab palace in Damascus on April 26, 2008.

FP PHOTO/LOUAI BESHARA
LOUAI BESHARA / AFP

Depuis le dimanche 2 octobre 2011, l’opposition syrienne présente un front commun : Frères musulmans, mouvances laïque et libérale, notables tribaux, Chrétiens et Kurdes, les opposants au régime de Bachar al-Assad se sont constitués en Conseil National sur le modèle des insurgés libyens. C’est à Istanbul que ce pas décisif a été franchi, ancienne capitale d’un Empire dont la nouvelle Turquie de Recep Tayip Erdogan semble raviver l’héritage, des Balkans occidentaux à l’Afrique du Nord en passant par le Levant. Cette nouvelle Turquie ne s’adresse plus aux régimes mais tente de gagner le cœur des peuples [1]. Après avoir tardé à soutenir l’insurrection libyenne, la Turquie a pris au dépourvu un voisin dont elle n’avait pourtant cessé de se rapprocher depuis 2003 et avec lequel elle était parvenue, avant le déclanchement du printemps arabe, à un degré de collaboration sans précédent. Depuis le début de la révolte syrienne (voir l’article de Raphaël Volney, Bachar el-Assad : Du printemps de Damas à celui de la répression. Voir également la fiche pays sur la Syrie), la Turquie accueille réfugiés et opposants syriens tandis que depuis l’été, les condamnations formulées par des responsables turcs ont gagné en vigueur pour déboucher sur une rupture des relations entre les deux Etats [2]. Selon l’armée turque, des manœuvres militaires devraient d’ailleurs débuter mercredi 5 octobre dans la province frontalière du Hatay [3]. Les événements en cours constituent ainsi un nouveau retournement dans l’histoire des relations entre les deux Etats.

A la suite de la Première Guerre mondiale et de l’effondrement de l’Empire ottoman, la Turquie et la Syrie commencent à exister comme deux ensembles distincts avec le triomphe en Orient des récits nationalistes et la formation d’Etats-nations qui en est consécutive. De la fin de la guerre à l’indépendance syrienne en 1946, les relations entre les deux pays se résument à l’affrontement de deux nationalismes. La Turquie, tête d’un Empire séparé de ses membres, part en quête d’un particularisme national tandis que la Syrie, et plus largement le Levant, est le foyer d’un nationalisme arabe construit historiquement contre la mainmise ottomane. Cet affrontement est catalysé par une querelle territoriale autour de la province du Hatay, nom turc du Sandjak d’Alexandrette, territoire mixte où sont établies, entre autre, des populations turcophones et arabophones et qui servira de révélateur à l’état des relations entre la Syrie et la Turquie. Après 1946, la logique de la Guerre froide éloigne les deux voisins, étant dans des camps opposés. Cette opposition se structure cependant autour de questions qui survivent à la fin du monde bipolaire : Israël, l’enjeu du partage des eaux du Tigre et de l’Euphrate, la question kurde. Alors que le facteur kurde et son utilisation par la Syrie amènent les deux pays au bord de l’affrontement armé en 1998, ils tendent à se rapprocher après la résolution de cette crise diplomatique, affirmant ainsi leur qualité de partenaire dans les années qui suivent l’intervention américaine en Irak. Les révolutions arabes de 2011 mettent fin à ce processus.

L’affrontement de deux nationalismes naissants (1918-1946)

A la fin de l’Empire ottoman, les élites soumises à l’autorité du sultan développent les prémices de consciences nationales propres. C’est le cas au Levant, en Syrie, où se construit sous le règne d’Abdul Hamid II une identité arabe unissant musulmans et chrétiens arabophones contre leur sujétion au pouvoir de Constantinople. Si ces revendications auraient pu se traduire par la construction d’un projet politique réunissant les différentes composantes de l’ensemble ottoman, la pression européenne aux marges de l’Empire et l’indissociable influence du nationalisme turc n’ont pu qu’aboutir à la confrontation de deux récits nationaux opposés. Ce mouvement triomphe avec la Première Guerre mondiale qui voit les élites arabes, y compris syrienne, prendre le parti des alliés contre les Ottomans. Une fois signé l’armistice de Moudros [4], un système de mandat se met en place dans les provinces arabes de l’Empire ottoman. En avril 1920, les accords de San Remo, suivant l’esprit des accords Sykes-Picot (la France se réserve la Cilicie, le littoral syrien dont le Mont-Liban, l’intérieur syrien) consacrent le partage du Proche et du Moyen-Orient arabe entre la France et la Grande-Bretagne sous les auspices de la Société des Nations.

En septembre 1920, le général Gouraud, haut-commissaire de la France en Syrie et en Cilicie, organise le mandat français sur le plan territorial. Le territoire est divisé en plusieurs territoires : le Grand Liban, le territoire des Alaouites, le gouvernement de Damas, le gouvernement d’Alep au sein duquel est organisé le sandjak d’Alexandrette. Ce territoire est un lieu de passage situé à l’articulation de l’Anatolie et du Levant. Sa population est mixte aussi bien sur le plan linguistique que religieux avec des arabophones musulmans et chrétiens, des turcophones, des Arméniens, des Grecs et des Kurdes. De par les accords Sykes-Picot, la Cilicie, province méridionale de l’Anatolie, est sous l’administration française de 1919 à 1921. Mais face à la progression des Kémalistes, la France renonce à la Cilicie. L’accord d’Angora du 20 octobre 1921, appelé également accord Franklin-Bouillon, met fin à la présence française en Cilicie et reconnaît au Sandjak d’Alexandrette une spécificité turque. C’est en 1936, quand est signé le traité entre la France et la Syrie prévoyant l’indépendance de cette dernière dans un délai de trois ans, qu’est relancée la question du statut du Sandjak. Le traité n’en portant pas particulièrement mention, la République turque demande son rattachement. Dans le contexte d’accroissement des tensions en Europe, la France, souhaitant tenir la Turquie éloignée des puissances de l’Axe, cède aux prétentions turques. Une république autonome du Hatay (le nom turc du Sandjak d’Alexandrette) est créée le 2 septembre 1938 et est annexée conformément à l’accord franco-turc du 23 juin 1939.

La question du Sandjak est dès lors la pierre d’achoppement du nationalisme turc et du nationalisme syrien. Les cartes officielles syriennes éditées après l’indépendance du pays en 1946 font toujours figurer la « province perdue » comme appartenant pleinement au territoire national. Le Sandjak conserve dans les décennies suivantes une place majeure dans la construction de l’imaginaire national syrien, en raison notamment de la place des Alaouites au sein du pouvoir syrien, originaires du Sandjak d’Alexandrette et refoulés vers les territoires à majorité arabe suite à l’annexion turque [5]. Dans toute la seconde moitié du XXe siècle, à cet affrontement territorial se superposent d’autres oppositions liées au contexte régional et international.

Un conflit latent : la guerre froide, l’eau, Israël et les kurdes (1946-1998)

En 1951, la Turquie adhère à l’OTAN, tandis que la Syrie entre dans la sphère d’influence soviétique après la période des coups d’Etats militaire (1949-1954). Suite aux élections de 1954, le parti nationaliste arabe Baas, d’inspiration socialiste et opposé au containment américain au Proche-Orient, étend son influence en Syrie. D’abord proche du mouvement des non-alignés, la Syrie participe à la conférence de Bandung en 1955 et refuse, la même année, le pacte de Bagdad. Comme ce fut le cas pour d’autres pays nouvellement indépendants et gouvernés par des élites progressistes et opposées à l’influence occidentale, la Syrie est incluse dans le camp de Moscou. C’est ainsi qu’en 1957, un traité d’assistance entre la Syrie et l’Union soviétique est signé. Dès lors, la Turquie et la Syrie sont séparées par leurs récits nationaux mais également par leur appartenance à deux blocs différents, dans le contexte de la guerre froide.

Outre la problématique de la guerre froide, trois points de frictions existent entre les deux Etats, et demeureront malgré la fin du monde bipolaire : Israël, le partage des eaux fluviales de la région, la question kurde. Concernant Israël, La Turquie le reconnaît en 1949. En 1958, elle signe avec l’Etat hébreu, l’Iran et l’Ethiopie un pacte périphérique encouragé par les Etats-Unis afin de contrebalancer l’influence de l’Union soviétique sur les nationalistes arabes [6]. Si à partir des années 1960, la guerre civile chypriote, l’invasion de l’île en 1974, le choc pétrolier et la montée de l’Islam politique éloignent la Turquie des Etats-Unis et donc d’Israël, une réconciliation s’opère dans les années 1990 et aboutit à la signature d’un accord de coopération militaire et technique puis d’un accord de libre-échange, respectivement en février et décembre 1996. Ce rapprochement est particulièrement dû à la dégradation des relations entre la Turquie et la Syrie (voir l’article d’Elise Ganem sur les relations entre Israël et la Turquie : Israël-Turquie : du partenariat stratégique au refroidissement).

A partir des années 1980/1990, l’enjeu de l’eau est devenu la cause d’un conflit entre la Syrie et la Turquie. Si la Syrie a longtemps refusé de négocier le partage des eaux de l’Oronte, pour ne pas reconnaître de facto la souveraineté de la Turquie sur le Sandjak d’Alexandrette, c’est sur le partage des eaux du Tigre et de l’Euphrate [7] que les tensions entre les deux pays sont les plus vives. La gestion des deux fleuves par la Turquie qui exerce sa souveraineté sur leurs sources a en effet longtemps été menée au préjudice de ses voisins syrien et irakien. C’est notamment le cas avec la mise en place à partir des années 1980 du projet de développement de l’Anatolie du Sud-Est connu sous l’acronyme de GAP (Guneydogu Anadolu Projesi) prévoyant la construction de 22 barrages susceptibles de réduire le débit de l’Euphrate de 70% [8]. Les liens entre la question du partage des eaux et la question kurde sont intimes et interviennent à un double niveau. En effet, le GAP s’inscrit dans un projet de développement global visant à améliorer l’intégration à l’ensemble turc de régions majoritairement peuplées de kurdes. A un second niveau, le GAP allant à l’encontre des intérêts de la Syrie, il provoque une accroissement du soutien historique qu’apporte cette dernière à la guérilla kurde du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), une formation armée fondée à Diyarbakir, la « capitale » nationale du Kurdistan turc en 1978 et dominée par une idéologie d’inspiration tiers-mondiste et « marxiste-léniniste » en guerre contre l’Etat turc depuis le 15 août 1984.

Rangée dans le camp « anti-impérialiste », la Syrie héberge sur son territoire des partis d’extrême gauche turc à partir de 1982 [9], parmi lesquels le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) dont le chef Abdullah Öcalan s’est déjà réfugié en 1979 pour y établir son commandement. Egalement implanté à Beyrouth où il a noué des liens avec certaines organisations palestinienne, le PKK combat Israël et ses alliés pendant la guerre du Liban. C’est par ailleurs sous l’égide de la Syrie que des membres du PKK s’infiltrent en Turquie en passant par le territoire de l’ancien Sandjak d’Alexandrette afin d’y mener des actions de déstabilisations jusqu’à la fin des années 1990 [10]. Si elle est centrée sur les kurdes de Turquie (alors que dans le même mouvement le fait kurde en Syrie est nié par le pouvoir), la stratégie syrienne est de se rapprocher des ennemis potentiels et déclarés de la Turquie. En effet, son alliance militaire avec la Grèce continentale se double d’un soutien aux Chypriotes grecs, soutien qu’elle apporte par ailleurs aux terroristes arméniens de l’ASALA [11]. C’est cependant le soutien de la Syrie au PKK qui portera les deux pays au bord de la guerre civile en 1998. Dans un contexte de tensions accrues avec Chypre, le président turc Demirel exprime son exaspération contre la Syrie dans le conflit qui l’oppose aux séparatistes kurdes et exige que le régime syrien livre leur leader, Abdullah Öcalan. Öcalan est finalement expulsé par la Syrie qui évite ainsi le conflit avec une Turquie soutenue par Israël et informée par ses renseignements. Fuyant par la Russie, il rejoint l’Italie avant d’être arrêté au Kenya.

Depuis 1998, la nouvelle politique étrangère turque

Arrivée à leur paroxysme avec la crise 1998, les relations entre la Turquie et la Syrie s’améliorent cependant. Le rapprochement syro-turc se traduit par un début de résolution du conflit territorial. Des opérations de déminages conjointes sont menées à la frontière de la Syrie et du Hatay. La circulation, de part et d’autre de la frontière, est améliorée avec la création de zones franches. En décembre 2004, un accord de libre échange est signé entre les deux pays, débouchant sur une reconnaissance commune des frontières puis sur la suppression des visas en 2009. Cette amélioration s’inscrit dans le contexte de recomposition des équilibres régionaux en lien avec l’intervention américaine de 2003 en Irak. Cette intervention militaire est en effet à l’origine d’une détérioration des relations entre les Etats-Unis et la Turquie, ayant pour conséquence un rapprochement de la Turquie, de la Syrie et de l’Iran face au danger causé par l’affirmation consécutive du Kurdistan autonome au nord de l’Irak. Par ailleurs, depuis le printemps 2008, la Turquie se pose officiellement comme intermédiaire entre la Syrie et Israël sur la question du Golan. Cependant, la détérioration des relations entre la Turquie et Israël suite à l’opération « Plomb durci » à Gaza en décembre 2008-janvier 2009, puis l’arrivée au pouvoir du Likoud en Israël ont mis fin à ce processus. En outre, ces tentatives de conciliation par la Turquie se dévaluent par rapport aux avantages que la Turquie peut tirer d’une coopération plus étroite avec son voisin, notamment sur la question kurde et sur le problème du partage de eaux. La Turquie envisage en fait son nouveau partenariat comme un modèle qu’elle pourra reproduire avec ses autres voisins dans la perspective d’une politique d’influence régionale plus poussée [12].

Cependant, la construction progressive de la réaction turque liée au printemps arabe de 2011 a mis fin à ce mouvement de rapprochement. Dans le cadre de sa politique d’influence régionale, la diplomatie turque a en effet su tirer parti de la contestation des régimes autoritaires arabes pour se présenter en un modèle de démocratie non-identifié à l’Occident et opposé à Israël. Favorable à une transition progressive et hostile au départ de Bachar al-Assad dans les premiers mois de la révolte, la Turquie a revu sa position à partir du mois de mai 201 : la répression du régime syrien contre sa population l’a conduite à soutenir les Syriens opposés au régime. C’est ainsi que dans le contexte d’un afflux de réfugiés à la frontière turque, l’opposition syrienne s’est réunie à Antalya en juin 2011. Le 9 août 2011, le ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu, s’est rendu à Damas, chargé par Recep Tayip Erdogan de délivrer au président syrien un « message de fermeté ». Comme le montre l’actualité récente, la Turquie apparaît comme la base arrière de l’opposition syrienne afin d’œuvrer à un changement de régime, à la naissance d’une nouvelle Syrie au sein de laquelle elle pourra déployer son influence politique et économique.

Notes et bibliographie :

Publié le 06/10/2011


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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