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Henry Laurens, Histoires orientales

Par Allan Kaval
Publié le 07/05/2013 • modifié le 29/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

L’Orient comme palimpseste conceptuel

A l’ambitieuse question de savoir ce qu’est l’Orient, Henry Laurens répond dans un article introductif par l’évocation de distinctions sédimentaires qui se sont succédées sans jamais se recouvrir ni s’effacer. Il remonte à l’Antiquité, citant Hérodote, pour rappeler l’opposition entre l’Asie barbare des Perses et la civilisation grecque, perçue depuis l’est du monde antique comme distincte et cohérente. L’auteur montre dès la description de ces lointains historiques la nature paradoxale des rapports entre Occident et Orient. L’utilisation de ces deux concepts, quelles que soient les réalités qu’ils recouvrent, implique une exclusion mutuelle mais aussi le constat d’une nécessaire interpénétration. Empires d’Occident et d’Orient ont en partage l’héritage gréco-romain qui a déjà essaimé jusqu’en Asie centrale des royaumes hellénisée. De même, Jérusalem et la Terre sainte des origines du christianisme autour duquel se structure « l’idée occidentale » se trouve en Orient. Plus tard, les conflits qui opposent les Etats chrétiens à l’Islam et dont les lieux saints sont l’objet et le motif nécessitent l’étude de l’ennemi, de sa langue et de sa foi quand il ne s’agit pas simplement de commercer avec lui. Ce sont là les prodromes de l’orientalisme qui cherche dans l’Orient islamique une réserve de savoirs complémentaires à explorer pour établir la connaissance universelle recherchée par les esprits du XVIIIe siècle. La fortune de l’idée de progrès place Orient et Occident dans des temporalités différées qu’il revient à l’Europe d’accorder du fait de la mission civilisatrice qu’elle s’arroge et qui se traduit par l’expansion de son influence et de sa puissance en terres orientales. L’Occident représente alors l’avenir de l’Orient et doit le replacer dans le sens de l’histoire. Dans le même mouvement, l’Occident se nourrit d’apports reconstruits de l’Orient qui apparaît comme une source originelle, un ailleurs familier du point duquel il est nécessaire de se placer pour accéder une appréhension plus parfaite du Vrai. Dès lors, pour Henry Laurens « (…) l’orientalisation de l’Occident est la contrepartie de l’occidentalisation de l’Orient ».

Circulations

Qu’elle soit à elle seule l’objet d’un article ou qu’elle apparaisse en filigranes de problématiques plus circonscrites, la question impériale occupe une place conséquente dans les textes réunis au sein d’Histoires orientales. L’Empire apparaît en effet comme un prisme au travers duquel les relations entre Orient et Occident peuvent être considérées de manière opportune. Il y a d’abord un héritage impérial qui détermine l’histoire commune du monde chrétien et de l’Islam dans les territoires qu’ils ont progressivement recouvert. Henry Laurens évoque ainsi dans les strates les plus profondes les traces de l’essaimage hellénistique dans toutes la Méditerranée et jusque dans l’actuel Afghanistan. Des Iles britanniques aux confins de la Perse sassanide, l’empire de Rome laissera plus tard une emprunte durable, déterminant une culture politique commune à l’Orient et à l’Occident. L’Empire ottoman dont le centre de gravité s’est historiquement trouvé en Europe orientale tient davantage de Byzance que des grands empires arabes médiévaux dont les premières élites étaient d’ailleurs hellénisées. Formes politiques de la longue durée historique, s’étendant sur de vastes aires géographiques, les grands Empires de l’âge classique fournissent d’inépuisables sources de remise en cause des lectures essentialistes et identitaires des aires culturelles. L’émergence de l’impérialisme européen à l’ère moderne renouvelle cependant la nature de la question impériale. Lancées sur la trajectoire de la modernité politique et économique, la France, l’Angleterre et la Russie diffusent progressivement leurs influences respectives vers un monde musulman sur lequel elles ont pris le dessus et qu’elles ont dépassé sur la voie du progrès. Les nouveaux rapports de force qui s’établissent alors sont porteurs de nouvelles conceptions de l’autre, de nouvelles distinctions fondées sur la croyance en un processus de civilisation dont l’Europe serait porteuse. L’histoire du Canal de Suez auquel Henry Laurens consacre un article synthétise à lui seul cette phase des rapports entre l’Europe et son Orient méditerranéen.

Inspiré par l’utopisme saint-simonien, le canal est porteur d’ambitions augustes. Il doit participer à la mise en relation rationnelle des mondes humains, favoriser entre eux le commerce des choses, des hommes et des idées par lequel pourra régner le Progrès. Plus prosaïquement, le Canal de Suez, à capitaux français et britanniques, incarne un Orient musulman sous tutelle européenne, parcouru de conseilleurs militaires, administratifs ou commerciaux étrangers qui forment la bonne société cosmopolite d’Alexandrie, du Caire, de Constantinople ou de Téhéran de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe. Si ces nouveaux empires européens sont bien des espaces de domination, ils n’en demeurent pas moins des espaces d’échange et d’hybridation. C’est au contact d’une Europe expansionniste et victorieuse que l’Empire ottoman s’est lancé dans sa première vague de réformes, connues sous le vocable de Tanzimat au mitan du XIXe siècle. A une date antérieure, l’intervention du général Bonaparte en Egypte en 1798, qui doit être comprise dans le cadre de la lutte franco-britannique pour le contrôle de la route des Indes, a également donné lieu à un mouvement de modernisation initié par Mehmet Ali. Avec les grands projets d’infrastructures, le modèle administratif centralisé et les réformes politiques qu’il prévoyait, il avait pour ambition affichée de faire de l’Egypte un pays européen. Que ce soit au Caire, à Alexandrie ou dans les autres grandes citées de l’Orient musulman, les classes urbaines, particulièrement exposées à l’influence européenne dont de nombreux membres appartiennent aux minorités juives et chrétiennes, sont fréquemment francophones et formées à l’occidentale. Elles voient naître en leur sein un bouillonnement intellectuel intense et des idées progressistes.

Le nationalisme à l’épreuve de l’Orient

Pour sortir de l’ornière, l’Orient doit selon elles se calquer à l’Occident. En tout et pour tout. Dans le domaine politique, cela se traduit par l’importation non sans ambigüité de toute la grammaire théorique européenne, que l’on veut appliquer à la réalité d’une société souvent rétive. Séduisant tout particulièrement les membres des minorités religieuses, le nationalisme, idéologie dominante dans l’Europe du XIXe siècle, tend ainsi à se diffuser dans un monde islamique sous influence. Or, cette idée nouvelle et importée qui veut faire coïncider l’homogénéité d’un territoire à celle d’une langue et d’un peuple au sein d’Etats unifiés, est appliquée à un monde où des populations distinctes se côtoient dans les mêmes villes, dans les mêmes campagnes et ou plus qu’une langue ou une identité ethnique assez labile, c’est l’appartenance religieuse qui différencie les groupes humains. L’inadaptation de l’idée nationale au terrain impérial n’en freine cependant pas le développement. Elle s’impose avec violence tout au long du XXe siècle. La Première Guerre mondiale provoque la chute et le démembrement de l’Empire ottoman. La défense du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, visage généreux et progressiste d’un nationalisme nécessairement destructeur, s’accommode bien des appétits territoriaux des puissances alliées. Alors qu’ils sont censés sonner le glas de l’ère coloniale, la constitution par la Société des Nations récemment formée de mandats dans le mode arabe post-ottoman et leur octroi à Paris et à Londres, correspondent à l’apogée des empires français et britanniques. Etablis sur des territoires définis selon les intérêts affrontés des deux vainqueurs européens de la Grande guerre, les mandats donnent douloureusement naissance à des Etats fragiles et dont la légitimité reste douteuse. L’Irak auquel Henry Laurens consacre un article n’est ainsi qu’un ensemble composite né de trois provinces ottomanes réunies pour satisfaire les intérêts britanniques. Plus homogène, la Jordanie n’en reste pas moins faible et perméable à toutes les crises environnantes. Or, à la multiplicité des Etats, s’oppose la formulation du rêve unitaire du nationalisme arabe. Originellement dépourvu de biais religieux, il cultive le fantasme d’une nation « arabe » quand un siècle auparavant nul au sein des élites d’Egypte, de Damas ou de Bagdad ne serait qualifié en employant ce terme presque infamant qui désigne bédouins et nomades. Pour Henry Laurens, le nationalisme arabe dont il décrit le « rêve brisé » apparaît comme le produit de la nostalgie des élites pour l’unité perdue qui prévalait sous la domination ottomane. C’est cependant sur la « Question de Palestine » [1] à laquelle l’auteur consacre plusieurs articles du recueil, que va achopper le nationalisme arabe. Alors que les défaites militaires contre Israël se succèdent, chacun des Etats se replie sur ses intérêts propres. Les institutions politiques, loin d’avoir acquis la neutralité nécessaire aux constructions étatiques véritables, deviennent systématiquement l’instrument de factions corrompues.

Recueil d’articles souvent publiés à des fins d’explication de l’actualité par la référence historique, Histoires orientales, fournit une très bonne introduction à l’œuvre d’Henry Laurens. De l’orientalisme et plus généralement des rapports de l’Europe au monde islamique à la question palestinienne, l’ouvrage en reprend les principaux thèmes de manière abrégée mais en rien contradictoire avec l’expression d’idées complexes. Dans chacun des sujets singuliers qui est abordé se réfracte une réflexion plus large.

Henry Laurens, Histoires orientales, Paris, Actes Sud, mars 2013.

Publié le 07/05/2013


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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