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Germaniste, iranologue, arabisant, érudit, intellectuel, voyageur et mondain, tout cela Henry Corbin l’a été. Il fut néanmoins avant tout philosophe. En effet, si l’homme semble avoir suivi de multiples lignes de parcours, l’œuvre quant à elle est toute une : de l’herméneutique luthérienne à la traduction de Heidegger jusqu’à la « résurrection » des penseurs de l’ancienne Perse, la philosophie d’Henry Corbin fait œuvre d’une même quête, celle du sens et de son interprétation spirituelle et existentielle (ta’wil). La postérité d’Henry Corbin n’est cependant pas qu’une gloire de bibliothèques : si le philosophe spécialiste des traditions religieuses islamiques est toujours aujourd’hui étudié et révéré, il a également été crédité d’avoir rendu à l’Iran son passé et, diront certains, son âme.
Henry Corbin naît à Paris en 1903. Après avoir obtenu son baccalauréat et sa licence de philosophie scolastique en 1922, ce théologien de formation suit les cours d’Etienne Gilson, professeur à l’Ecole Pratique des Hautes Études, qui exhumait alors le continent largement inexploré de la philosophie médiévale. Corbin, fasciné, le prend immédiatement pour modèle. Un cours sur Avicenne et l’avicennisme latin convainc Corbin d’apprendre l’arabe, à l’étude duquel il joint celle du sanskrit, à l’Ecole Nationale des Langues Orientales. Diplômé de l’EPHE en 1928, Corbin rencontre l’année suivante Louis Massignon, éminent islamologue qui l’introduit alors aux arcanes de la vie mystique en Islam. Corbin fait part à Massignon de son intérêt pour les philosophies de l’ancienne Perse, et en particulier d’un certain Sohrawardi, philosophe iranien du XIIe siècle, mort en martyr à Alep en Syrie. Massignon lui remet alors un exemplaire lithographié de l’œuvre majeure de Sohrawardi : Hikmat al-Ishrâq (La Théosophie orientale). C’est là le point d’origine de la grande œuvre de Corbin qui s’attachera par la suite à éditer et traduire les œuvres des philosophes perses ayant précédé et suivi Sohrawardi, en particulier les philosophes dits « Orientaux », les Ishrâqîyûn.
Tout en étudiant Sohrawardi, Corbin s’intéresse à l’herméneutique luthérienne, mais aussi à la philosophie existentielle de Martin Heidegger, alors relativement inconnu en France. Voyageant en Allemagne au début des années 1930, Corbin se rend à Freiburg pour rencontrer le maître allemand pour la première fois en 1934 et commence à traduire certains de ses textes, qui paraîtront en français sous le titre « Qu’est-ce que la métaphysique ? » en 1939. Si la distance qui sépare Heidegger, héritier d’une tradition philosophique fondamentalement occidentale, et Sohrawardi peut surprendre, elle participe pour Corbin d’une même dynamique herméneutique visant à découvrir un sens spirituel toujours caché, à dévoiler l’ésotérique derrière l’exotérique. Comme le dit Corbin, « Sohrawardi ne me serait pas apparu avec son aura fulgurante si je n’avais pas été formé et informé par cette phénoménologie [de Heidegger] » (1). Freiburg, Téhéran, Ispahan, « cités emblématiques » dira Corbin, sont toutes les maillons d’une même chaîne de questionnement, menant vers l’étrangeté d’un vocabulaire identique, qu’il soit celui de la théosophie iranienne ou celui du Dasein heideggérien : le vocabulaire de l’existence et du sens. Corbin propose ainsi une nouvelle idée de la philosophie comparée : il ne s’agit plus seulement de confronter dans un exercice d’école les grands auteurs d’une liste convenue à l’avance, mais d’« élucider ce qui se joue dans l’orientation des systèmes de donation du sens » (2).
Dans l’entre-deux-guerres, Corbin se lie d’amitié avec de nombreux intellectuels et universitaires, comme les frères Jean et Joseph Baruzi, ou encore Émile Benveniste, ainsi que des orientalistes comme Georges Vajda et Hellmut Ritter. Il rencontre également Rudolf Otto, théologien luthérien allemand, sur lequel il produit une étude, Alexandre Koyré, auquel il apporte son soutien à l’EPHE en 1937 pour son cours sur Luther, ainsi que le jeune Alexandre Kojève. En 1940, après un passage par la Bibliothèque Nationale, Corbin est dépêché par le ministère des Affaires Étrangères à l’Institut français d’archéologie d’Istanbul comme pensionnaire scientifique. La guerre faisant rage, il en reste bientôt le seul occupant et est chargé d’en assurer la gestion. Ce qui était censé être un séjour de quelques mois se prolonge en réalité pendant cinq ans. Pendant toute la guerre, Corbin collecte les manuscrits de Sohrawardi et d’autres auteurs perses éparpillés dans les diverses bibliothèques d’Istanbul. Il édite une très grande partie des textes de Sohrawardi et les traduit en français. Corbin projette alors de se rendre en Iran pour y découvrir la « terre d’accueil métaphysique » (3) qui l’attire tant. Le 6 septembre 1945, Henry Corbin et sa femme Stella quittent Istanbul pour Téhéran.
Dès août 1944, Corbin reçoit un ordre de mission pour la Perse de la part du « gouvernement d’Alger ». Après un long voyage d’Istanbul jusqu’à Bagdad puis Téhéran, les Corbin arrivent enfin en Iran. A Téhéran, Corbin prononce une première conférence en novembre 1945 sur Sohrawardi, organisée par le professeur Pour Dâwûd de l’Université de Téhéran, traducteur de l’Avesta en persan. Cette conférence lui assure une entrée retentissante dans le monde intellectuel iranien, par qui il est très bien accueilli. En effet, Corbin est convié aux réunions organisées par Pour Dawûd à son domicile, qui rassemblaient alors des personnalités importantes, comme l’écrivain Sâdegh Hedâyat (auteur de La Chouette aveugle), le professeur Mohammad Mo’in, futur collaborateur de Corbin, et Mehdî Bayânî, conservateur à la Bibliothèque nationale. Sans doute la chaleur de cet accueil est-elle également due à un passé de relations culturelles franco-iraniennes relativement favorables. L’Iran compte en effet plusieurs écoles françaises fréquentées par les enfants de l’élite du pays. Les relations universitaires entre la France et l’Iran sont par ailleurs loin d’être inexistantes, un certain nombre d’étudiants iraniens ayant achevé leurs études en Occident et particulièrement en France. Il faut enfin souligner que dans les milieux aisés, le français est souvent parlé couramment.
Tout cela favorise la création en 1947 d’un « Département d’Iranologie » par la Direction générale des Relations culturelles du ministère des Affaires Étrangères, annexé au nouvel Institut français dont Corbin assure la direction et les publications. Le Département survit encore aujourd’hui à travers l’IFRI (Institut Français de Recherches en Iran). De retour à Paris après six ans d’absence, Corbin est très vite nommé Directeur d’études à l’EPHE, en 1954. Il fonde alors la collection « Bibliothèque iranienne » où paraîtront 19 volumes, à la fois en français et en persan, regroupant les textes majeurs de la philosophie iranienne, soigneusement édités. Comme le note Daryush Shayegan, la Bibliothèque iranienne est un phénomène culturel fondamental de l’histoire philosophique de l’Iran contemporain (4). A la demande de la Direction générale des Relations culturelles, Corbin se rend tous les automnes en Iran à partir de 1955, pour s’occuper du Département d’Iranologie de l’Institut français. Il enseigne en même temps à l’Université de Téhéran. A partir de 1949 et jusqu’à sa mort, Corbin donne également des conférences au sein du cercle de philosophie « Eranos » en Suisse, à Ascona, où il se lie d’amitié avec Carl Gustav Jung, Emil Cioran et Mircea Eliade.
Lire la partie 2 : Henry Corbin, 1903-1978 (2/2)
Notes :
(1) JAMBET, Ch. (dir.), op. cit., « De Heidegger à Sohrawardi. Entretien de Henry Corbin avec Philippe Nemo ».
(2) JAMBET, Ch. (dir.), op. cit., « Avant-propos », in JAMBET, Ch., op. cit., p. 13. Voir aussi : CORBIN, H., Philosophie iranienne et philosophie comparée, Téhéran : Académie Impériale Iranienne de Philosophie, 1977.
(3) SHAYEGAN, D., op. cit. p. 59
(4) SHAYEGAN, D., op. cit. p. 30.
Benoît Berthelier
Benoît Berthelier est élève de l’Ecole Normale Supérieure. Il suit actuellement le master d’histoire de la philosophie de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
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