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Handala : l’icône de la résistance palestinienne

Par Mélodie Le Hay
Publié le 05/05/2014 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 10 minutes

Naji Al-Ali : sa vie, son combat

« La Palestine est une de mes principales indignations. Les dessins de Naji Al-Ali la justifient et la renforcent. Sans doute parce qu’ils portent l’histoire des réfugiés palestiniens, ceux dont le sort est le plus incertain, bien qu’ils soient la racine de cette douloureuse et injuste histoire. Mais Naji Al-Ali, c’est aussi une création, et donc une résistance vivante. La puissance de sa non-violence l’a tué. Mais son espérance n’en est que plus à venir. » [2] (Stéphane Hessel, ancien ambassadeur de France, auteur de Indignez-vous !)

Qui est Naji Al-Ali ?

Vers 1937, année de sa naissance, Al-Shajara est encore un village palestinien situé dans le district de Tibériade, en Galilée, entre Nazareth et Tibériade. En mai 1948, après plusieurs jours de combat, l’armée israélienne s’empare et détruit le village, dont seules quelques décombres subsistent aujourd’hui, comme en témoigne l’historien Palestinien Walid Khalidi en 1992 : « les ruines des maisons et des barres d’acier brisées dépassent des lits de végétation sauvage. Un côté d’une porte voûtée tient toujours » [3]. Al-Shajara est l’un des près de 500 villages à avoir été détruits pendant la « Nakba » (catastrophe), et le jeune Naji, alors âgé d’une dizaine d’années, se trouve parmi ceux qui fuient les combats, parmi les plus de 750 000 réfugiés palestiniens [4] qui ont abandonné plus de la moitié de leur terre aux Israéliens. Lui et sa famille trouvent refuge au camp d’Aïn Al-Helwa, près de Saïda dans le sud Liban. Cette expérience marque sa vie et son œuvre jusqu’à sa mort : « De ces regards dans les yeux de nos mères et pères qui ne parlaient pas de faits, mais exprimaient une tristesse qui était la langue dans laquelle nous découvrions le monde, un langage de la colère qui trouve parfois son débouché dans le discours, parfois dans les actes. La plupart des garçons et des filles de la génération des années cinquante, à laquelle j’appartiens, a ressenti un profond sentiment d’abattement » [5].

Parallèlement à ses études en mécanique et en génie électrique dans un institut professionnel de Tripoli et à son activité d’ouvrier saisonnier agricole, il ne tarde pas à s’exprimer sur ce qu’il considère comme une injustice : dessiner sur les murs et les sols du camp de réfugiés, improviser avec ses camarades des pièces de théâtre prenant pour sujet la Palestine et la vie des réfugiés, manifester avec les membres du Mouvement des nationalistes arabes (actes pour lesquels il se fera plusieurs fois arrêter), tous les moyens sont bons.

Après une brève expérience à Djeddah, en Arabie saoudite, où il travaille comme tourneur de 1957 à 1959, il rentre au Liban où il décide de reprendre des études artistiques à l’Académie libanaise d’art en 1960. Cette expérience sera de courte durée. Sa participation dans le journal politique manuscrit Al-Sarkha (le cri), avec certains membres du Mouvement nationaliste arabe dont il a rejoint les rangs, lui vaut un bref séjour en prison. A sa sortie, il part pour l’école Jaafarite de Tyr où il enseigne le dessin pendant deux ans. C’est à cette période que sa vie bascule. L’écrivain Ghassan Kanafani (assassiné en 1972), en visite au camp d’Aïn Al-Helwa, remarque ses dessins et décide d’en publier quelques-uns dans le numéro 88 de la revue Al-Hurriya (La Liberté), le 25 septembre 1961.

En 1963, il part pour le Koweït où il exerce librement son art dans la revue d’opposition Al-Tali’a (l’Avant-Garde), puis au journal Al-Siyassa (La Politique) à partir de 1968 où il prêche l’espoir et la révolution. C’est là qu’il imagine le personnage de Handala, représentant sans détours et sans fioritures les problèmes auxquels les Palestiniens sont confrontés, nous plongeant par là même, avec une honnêteté parfois brutale, au cœur du conflit israélo-arabe. Quelques années plus tard, il retourne au Liban comme écrivain et caricaturiste pour le journal Al-Safir (L’Ambassadeur) à la demande de son éditeur en chef Talal Salman. Il est alors témoin et acteur de la guerre civile libanaise en 1982, année pendant laquelle il est détenu par les forces armées israéliennes avec d’autres réfugiés d’Aïn Al-Helwa. Il décide ensuite de repartir au Koweït où il travaille pour Al-Qabas (1983-1985), avant de s’en faire expulsé sous la pression de Yasser Arafat. Eternel exilé, il doit quitter le monde arabe, craignant pour sa vie et conscient qu’il lui serait impossible d’y dessiner librement. Il part se réfugier à Londres où il intègre l’édition internationale du journal Al-Qabas. Son but : ne jamais oublier, toujours se battre pour la cause palestinienne : « J’ai toujours été troublé par mon incapacité à protéger les gens. Comment mes dessins allaient les défendre ? J’avais l’habitude de souhaiter pouvoir ne serait-ce sauver la vie d’un seul enfant » [6].

Mercredi 22 juillet 1987, vers 17h13, à Eves Street, au cœur de Londres. Sur son chemin vers les locaux du journal, Naji est victime d’un assassinat par balle. Le caricaturiste politique palestinien meurt de ses blessures cinq semaines plus tard, le 20 août 1987. Les commanditaires de son assassinat n’ont jamais pu être identifiés. Détracteur sans vergogne des régimes arabes et de l’occupation israélienne, Naji a été autant aimé qu’il a pu être détesté. Ses ennemis étaient nombreux et puissants, autorité palestinienne comprise - l’O.L.P l’aurait même menacé de représailles s’il ne corrigeait pas son attitude -, tant sa dénonciation était radicale et acerbe.

Porte-parole de la cause palestinienne, décrit par The Guardian en 1984 comme « la plus proche chose qu’il y ait d’une opinion publique arabe » [7], Naji Al-Ali a reçu de nombreuses distinctions. De son vivant, il obtient le premier prix de l’Association des caricaturistes arabes en 1979, et le premier prix ex-aequo en 1980. Un an après sa disparition, l’Union Internationale des éditeurs de journaux (FIEJ) remet en son nom à sa femme Widad et son fils Khaled le prix du Crayon d’or de la liberté, faisant de lui le premier arabe et le premier caricaturiste à en être honoré. Ses milliers de dessins [8] témoignent des souffrances du peuple palestinien autant qu’ils dénoncent la trahison et la corruption des régimes arabes.

Naji Al-Ali n’est plus, mais son œuvre lui survit. Et Handala, jeune garçon de 10 ans dessiné par Naji Al-Ali, se charge de poursuivre son combat.

Handala, « le gavroche palestinien [9] »

Son effigie est partout, taguée sur le Mur séparant Israéliens et Palestiniens, sur les porte-clés, les tee-shirts et même les pendentifs, représenté tel que Naji l’a imaginé : « Handala est né à l’âge de 10 ans et depuis son exil les lois de la nature n’ont aucune emprise sur lui. Il ne recommencera à croître que lors de son retour sur sa terre natale. Il n’est pas un enfant bien portant, heureux, serein et couvé. Il va nu-pieds comme tous les enfants des camps de réfugiés. Ses cheveux sont ceux de l’hérisson qui utilise ses épines comme arme. Bien qu’il soit rude, il a l’odeur de l’ambre. Ses mains, toujours derrière son dos, sont le signe du rejet des solutions porteuses de l’idéologie américaine. »

Ce personnage-culte, « aussi célèbre au Moyen-Orient que le keffieh », selon une expression de la journaliste Constance Desloire [10], s’inspire directement de la vie du caricaturiste. C’est vers l’âge de 10 ans que Naji fuit la Palestine, lors de la création de l’Etat d’Israël en 1948. C’est la date de naissance d’un combat et d’un espoir, celui des réfugiés palestiniens qui veulent croire à un retour possible sur leur terre natale pour les uns, sur la terre de leurs ancêtres pour les autres. Avec Handala, Naji dresse un rempart symbolique contre le renoncement, et revendique le droit des Palestiniens à toute la Palestine historique. Handala, qui signifie « l’amertume de la coloquinte » en arabe, représenté pour la première fois le 13 juillet 1969 dans le journal koweitien Al-Siyassa, incarne cette espérance. Le jeune garçon, né le 5 juin 1967, se présente alors en ces termes : « Le nom de mon père n’est pas important, celui de ma mère est Nakba [la « catastrophe », l’exil de 1948], et ils ont appelé ma petite sœur Naksa [extension de la zone d’occupation israélienne après la défaite arabe dans la guerre des Six-Jours de 1967]. […] J’ai rencontré l’artiste Naji par hasard […]. Il m’a expliqué comment, à chaque fois qu’il dessine une caricature sur un pays, son ambassade proteste et les autorités officielles avertissent et menacent.[…] Je lui ai dit que j’étais disposé à dessiner ses caricatures pour lui chaque jour, que je n’avais peur de personne à part Dieu, et que celui qui se met en colère et n’aime pas les caricatures pouvait aller paver la mer ».

Handala représente l’innocence et la détermination de la Palestine combattante, le flambeau de la résistance, une résistance non-violente, faisant écho aux souffrances des Palestiniens, faisant appel aux émotions de l’ensemble des spectateurs. Il ne dévoilera son visage que le jour où « la dignité arabe ne sera plus menacée, et qu’elle aura retrouvé sa liberté et son humanité ». Plutôt que de représenter des hommes politiques spécifiques, les dessins en noir et blanc de Naji, riches en références historiques, parfois accompagnés de quelques mots, illustrent des situations et des réalités où personne n’est épargné : il condamne l’aide américaine à Israël, critique les abus contre les droits de l’homme dans les pays arabes, la complaisance des Etats du Golfe à l’égard des Etats-Unis, les régimes arabes qui préfèrent blâmer Israël plutôt que de reconnaitre leurs échecs. Il évoque la destruction, la prison, l’exil, la résistance mais aussi la colère, l’espoir et le désespoir, la patiente et la ténacité. Handala représente un garde-fou pour les nouvelles générations, mais aussi pour les anciennes et pour lui-même, comme il le dit en 1984 : « ‘’Je suis Handala du camp d’Ain Al-Helwa. Je donne ma parole d’honneur que je resterai fidèle à la cause… ‘’. C’était la promesse que je m’étais faite à moi-même. Le personnage de Handala était une sorte d’icône qui protégeait mon âme de la chute à chaque fois que je me sentais léthargique ou que j’oubliais mon devoir. Cet enfant était comme un vent d’air frais sur mon visage, me préservant de l’erreur et de l’oubli. Il était la flèche de la boussole, pointant constamment vers la Palestine » [11]. Selon le dessinateur, la mission de Handala, en plus de dénoncer les complots ourdis contre le peuple arabe, d’insuffler l’énergie du combat pour la justice et l’auto-détermination, de reconnaitre le rôle des femmes dans la résistance et l’espoir dans le panarabisme issu de Nasser, est de garder vivante la mémoire palestinienne :

« Reste le témoin de cette période, Handala, enregistre tout.
Enregistre tout, Handala, n’oublie rien ;
Laisse l’Histoire témoigner de qui nous a vendus.
Qui nous a trahis, qui s’est enrichi sur notre dos.
Enregistre et n’oublie personne. » [12].

Les dessins sont simples et sans artifices, faciles à comprendre et souvent dénudés de paroles ; son langage est symbolique. Handala est souvent accompagné de trois autres personnages récurrents : Fatima (dessin de gauche), l’homme bon (Al-Zalama, au milieu) et l’homme mauvais (à droite). Fatima représente une forme de refuge, la mère et la terre de Palestine, l’épouse dévouée, la femme souffrante et la protectrice. Elle incarne également l’implication des femmes palestiniennes dans la résistance. Al-Zalama est un homme honnête et bon qui représente, comme Handala, l’homme arabe ordinaire : « je ne suis ni Palestinien, ni Jordanien, ni Koweitien, ni Libanais, ni Egyptien, aucun. En bref, je n’ai pas de carte d’identité et ne suis pas intéressé à prendre la nationalité d’un quelconque pays. Je suis juste une personne arabe » [13]. Sa maigreur symbolise l’oppression et la pauvreté des réfugiés. Son antagoniste, l’homme mauvais - laid, obèse, paresseux, sale, sans jambes car sans soutien populaire - personnifie la stupidité, la bassesse, l’oppression, les trahisons et les complots contre la résistance palestinienne.


Naji utilise aussi toute une symbolique de la résistance : Jésus et la Croix, emblèmes du combat et du sacrifice ; la clé de la maison, symbole de la Palestine originelle et du droit au retour des Palestiniens ; le drapeau palestinien ; les tentes et les camps de réfugiés, etc. Puis tout un vocabulaire visuel réparti en deux registres : les « bonnes valeurs » (fleurs et bougies représentant l’espoir, la paix et l’amour ; racines et arbres, la Terre de Palestine ; le stylo et la plume, la démocratie et la liberté d’expression ; le cœur, l’attachement à la Palestine et au Liban) ; les symboles de l’occupation et de l’oppression (soldats, armes, fils barbelés, etc.).

Longtemps méconnu à l’extérieur des pays du Proche-Orient, l’œuvre de Naji tend ces dernières années à franchir les frontières (ici principalement linguistiques) séparant le monde musulman du monde occidental. « A child in Palestine » (2009) et le « Livre de Handala » (2011) l’introduisent respectivement dans le monde anglophone pour le premier, dans la sphère francophone pour le second, participant d’autant plus à faire de Handala, « enfant arabe », un « enfant de l’humanité » comme le souhaitait son créateur.

« Handala est un témoin de son époque et il ne mourra jamais, il pénètre la vie avec une force qui ne le quitte jamais, une légende dont l’existence est un défi à l’éternité. Ce personnage que j’ai créé ne disparaîtra pas après moi. Je ne crois pas exagérer en disant que je serai immortalisé à travers lui ». (Naji Al-Ali)

Pour approfondir :
 Naji Al-Ali, A child in Palestine : the cartoons of Naji al-Ali, Verso, 2009 (introduction de Joe Sacco).
 Naji Al-Ali, Le Livre de Handala. Les dessins de résistance de Naji Al-Ali ou l’autre histoire de Palestine, Scribest Publications, Hœnheim, 2011 (préface de Plantu, postface d’Alain Gresh).
 Olivier Gérard, Te retourne pas, Handala !, Kyklos Editions, 2010.
 http://www.handala.org/

Notes :

Publié le 05/05/2014


Mélodie Le Hay est diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris où elle a obtenu un Master recherche en Histoire et en Relations Internationales. Elle a suivi plusieurs cours sur le monde arabe, notamment ceux dispensés par Stéphane Lacroix et Joseph Bahout. Passionnée par la culture orientale, elle s’est rendue à plusieurs reprises au Moyen-Orient, notamment à l’occasion de séjours d’études en Israël, puis en Cisjordanie.


 


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