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Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Moyen-Orient représente un carrefour stratégique pour les acteurs du conflit, aussi bien pour l’Axe que pour les alliés.
A la suite de la défaite française puis de l’armistice de juin 1940, les autorités françaises de l’empire, dont celles de la Syrie et du Liban sous mandat français, dépendent de l’autorité du maréchal Pétain. De son côté, le général de Gaulle organise la France libre. Au printemps 1941, les troupes allemandes remportent des succès militaires en Méditerranée : en avril 1941, l’Afrika Korps dirigé par Erwin Rommel atteint la frontière égyptienne ; la Libye est reconquise ; Salonique est prise le 12 avril ; Athènes le 22 avril ; la Crète le 31 mai. Devant ces succès, les Britanniques et les gaullistes craignent que l’Allemagne avance en direction de la Syrie, sous autorité de Vichy, et du canal de Suez. Le Moyen-Orient doit en effet être préservé, car il est un carrefour pour les voies de communication et pour le pétrole. Pour leur part, les autorités de Vichy craignent qu’en cas d’intervention militaire des Allemands en Syrie, les alliés attaquent la Syrie en retour. En avril 1941, les craintes des alliés se renforcent lorsqu’une révolte anti-britannique éclate en Irak (ancien mandat britannique devenu indépendant en 1932, mais qui garde des liens militaires avec la Grande-Bretagne en vertu de l’accord de 1930), à laquelle l’Allemagne apporte son soutien logistique.
En Irak, le gouvernement en place entretient des liens avec l’Allemagne dès mars 1940. Ces relations ne sont pas appréciées par les Britanniques, soucieux de préserver les voies de communication et l’approvisionnement en pétrole. En avril 1941, un coup d’Etat renverse le gouvernement Yasin al-Hachimi, et Rachid Ali prend la tête d’un gouvernement nationaliste, considéré par la Grande-Bretagne comme favorable à l’Allemagne. La Grande-Bretagne décide de ne pas reconnaitre ce nouveau gouvernement. Afin de contrer ce qu’elle considère comme une menace pour les voies de communication, elle décide d’envahir militairement l’Irak et le Premier ministre britannique Churchill fait débarquer 7.000 hommes à Bassorah [1], dans le but de remonter vers le nord de l’Irak. Cette mesure est acceptée par Rachid Ali en vertu de l’accord de 1930, mais il demande que les armes et les soldats britanniques sur le sol irakien soient contrôlés. En parallèle, l’Allemagne fournit des armes et un appui financier à l’Irak [2], à la suite de l’appel lancé par le gouvernement irakien le 4 mai. En outre, des avions allemands atterrissent à Mossoul le 13 mai, mais ils sont défaits par l’armée britannique du 19 au 23 mai. Fin mai, l’armée britannique entre à Bagdad. Un armistice est signé le 31 mai et Rachid Ali s’enfuit en Iran. Pendant ces opérations, et afin d’acheminer les armes demandées par l’Irak, l’Allemagne demande que les avions allemands fassent escale en Syrie, avant de poursuivre sur l’Irak [3]. Si dans un premier temps Darlan, chef du gouvernement de Vichy, refuse, estimant que ces atterrissages conduiraient à une opération militaire britannique contre le mandat français [4], il accepte néanmoins le 7 mai [5]. Le 9 mai, les premiers avions allemands atterrissent en Syrie. Au total, une centaine d’avions atterriront sur les aéroports syriens. En outre, Darlan accepte que le réseau ferroviaire syrien soit utilisé par les Allemands afin d’acheminer des armes vers l’Irak [6].
Pour la diplomatie britannique, il semble clair que l’Allemagne souhaite utiliser le Levant comme base d’opération. Elle s’inquiète également d’une éventuelle mainmise de l’Allemagne sur le pétrole irakien. Le 8 mai, Churchill déclare : « Il faut tout mettre en œuvre pour empêcher les Allemands de prendre pied en Syrie avec de faibles effectifs, puis d’user de ce pays comme d’une base avancée pour la maîtrise de l’air en Irak et en Perse. Tant pis si le général Wavell est mécontent de ces bouleversements sur son flanc oriental… Nous devons apporter notre aide, quelle qu’elle soit, sans nous soucier de ce qui se passe à Vichy » [7]. Les atterrissages des avions allemands provoquent la réaction militaire des Britanniques qui bombardent les aéroports syriens du 14 au 16 mai [8].
Quant à de Gaulle, il demande le 17 mai aux Français du Levant de ne soutenir ni les Allemands ni Vichy : « les Allemands arrivent au Levant. La France est trahie au Levant comme elle l’a été lors de l’armistice de juin et trahie par le même homme. Un soldat n’obéit pas aux traîtres. Les officiers et les soldats du Levant vont-ils livrer à l’ennemi le terrain que la France leur a confié. Ils auront perdu l’honneur sans avoir tiré de toute la guerre un seul coup de feu. Aux armes ! Tirez sur les Boches. Tirez sur leurs collaborateurs quel que soit leur grade » [9].
Il apparaît aux Britanniques et aux gaullistes que l’utilisation des aéroports syriens par l’Allemagne est une menace trop importante. Ceux-ci décident alors d’intervenir militairement au Levant. Une opération conjointe entre Britanniques et Français libres se met en place.
Début juin 1941, l’administration de Vichy estime imminente une intervention alliée au Levant, d’autant plus que les forces militaires britanniques se concentrent sur la frontière entre la Palestine et le Liban [10]. Afin de retarder l’inéluctable, Darlan demande le 1er juin à l’ambassadeur d’Allemagne en France Abetz que les avions allemands présents en Syrie quittent rapidement le pays, afin d’éviter de donner aux alliés un « prétexte » pour une attaque militaire du Levant [11]. Le 3 juin, le ministre allemand des Affaires étrangères Ribbentrop accède à sa requête [12]. Darlan sollicite également l’aide militaire allemande en cas de conflit au Levant. Cette demande ne reçoit pas de réponse claire de la part de l’Allemagne, laissant dire le 7 juin à Benoist-Méchin, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères : « pour avoir accédé à une demande allemande, c’était toute la politique française qui se trouvait engagée sur un point particulièrement sensible à notre empire » [13].
Les alliés préparent leur opération militaire, mais cette préparation ne se fait pas sans heurts. Le général Wavell, commandant les troupes britanniques au Moyen-Orient, déjà engagé dans des opérations en Libye et en Ethiopie, évoque les incidences qu’une opération alliée en Syrie ne manquerait pas d’y provoquer ainsi que dans les pays voisins. De Gaulle, en faveur de l’intervention, se heurte au refus de Wavell. Il craint d’autre part que la Grande-Bretagne intervienne seule en Syrie, invoquant comme argument la faiblesse de la France libre. L’avancée de l’Allemagne en Crète en mai 1941 pousse Churchill à intervenir en dépit de l’opposition de Wavell. Ce dernier reçoit l’ordre de lancer les opérations en Syrie [14].
Le 8 juin 1941, les troupes alliées entrent au Levant sous le commandement du général Henry Maitland Wilson. L’armée australienne traverse la frontière palestinienne en direction de Beyrouth ; l’armée composée de troupes britanniques, hindoues et gaullistes traverse également la frontière et se dirige vers Damas. Le même jour, le général Catroux proclame au nom de de Gaulle l’indépendance de la Syrie et du Liban et abolit le mandat. Cette proclamation légitime l’action de la France libre, alors que celle-ci intervient sur le sol vichyste, et qu’elle n’est pas encore reconnue par les populations syrienne et libanaise. La France libre tente de rallier les populations locales, et se pose ainsi en libératrice, de même que la Grande-Bretagne qui s’associe également à la promesse d’indépendance faite par la France libre.
L’armée du Levant résiste et reprend Merdjayoun, qui commande l’accès à la Bekaa. Les troupes britanniques en reprennent le contrôle le 19 juin, puis progressent vers Damas. Le général Dentz, représentant de Vichy au Levant, fait évacuer Damas afin d’éviter un bain de sang dans la ville, et le 21 juin, Britanniques et gaullistes entrent dans la ville. De Gaulle arrive le 23 juin et nomme Catroux commandant en chef dans le Levant et délégué permanent et plénipotentiaire du chef des Français libres dans les Etats du Levant. Les opérations militaires se poursuivent, et Damas est bombardé le 23 juin par des avions allemands [15] et le 25 par des avions inconnus [16]. Beyrouth est également bombardé par les alliés, ces bombardements visant d’abord des objectifs militaires, puis à partir du 29 juin les quartiers populaires de la ville. Le délégué apostolique de Beyrouth saisit alors le consul des Etats-Unis pour que Beyrouth et ses environs soient considérés comme zone neutre afin d’éviter des pertes dans la population civile. L’ambassadeur des Etats-Unis Matthews appuie cette demande et ajoute que le gouvernement américain est disposé à offrir toutes les facilités en vue d’empêcher des pertes humaines et matérielles à Beyrouth. L’ambassade américaine à Londres entreprend une démarche analogue auprès du gouvernement britannique [17].
En dépit de ces opérations, Vichy n’accepte de cesser les opérations militaires que si les droits de la France au Levant sont reconnus par le gouvernement britannique [18]. Finalement, le général Dentz demande la fin des combats. Sa demande d’armistice est confiée le 8 juillet au consul américain à Beyrouth, afin de la transmettre au commandement britannique. Churchill manifeste sa satisfaction « de voir la fin de ce conflit atroce où 1500 soldats britanniques, australiens et hindous qui se sont engagés volontairement pour défendre la France, sont tombés, morts ou blessés des balles françaises à la suite de la lamentable méprise dont a été la proie un grand nombre de braves gens en tant de points du globe » [19].
Les combats cessent le 11 juillet, et les négociations de l’armistice débutent le 12 juillet à Saint-Jean d’Acre. Le général de Verdilhac préside la délégation vichyste, le général Wilson préside la délégation anglaise et le général Catroux celle de la France libre.
Les réactions à cette guerre, pendant et après les opérations, sont diverses. Les gaullistes déplorent la résistance fratricide de l’Armée du Levant qu’ils n’ont pas réussi à éviter : « nous avons fait de notre mieux pour éviter une lutte fratricide : par haut-parleurs, au moyen de parlementaires, nous avons tenté d’entrer en relation avec nos adversaires pour leur expliquer notre but. Ils ont méprisé nos haut-parleurs et tiré sur nos parlementaires » [20]. Ils insistent également sur la présence allemande en Syrie, chargée de superviser Vichy, et sur le fait que cette guerre sert les intérêts allemands : « les compatriotes ignoraient qu’on les immolait au nom d’un armistice qu’Hitler bousculerait demain du pied comme l’alliance russe, immolation qui se déroulait sous le regard d’un général allemand (le général Herr), qui circulait en civil aux arrières immédiats de l’armée que nous opposions aux Anglais et aux Français libres, pour s’assurer si nous nous entretuions bien et veiller à ce que cela dure le plus longtemps possible » [21]. Quant aux Etats-Unis, ils soutiennent l’opération anglo-gaulliste. Le 13 juin 1941, le secrétaire d’Etat américain Cordell Hull rappelle que l’attitude du gouvernement de Vichy est un sujet de profond désappointement car il n’a pas résisté à l’utilisation par l’Allemagne des aéroports syriens, alors que les termes de l’armistice franco-allemand n’exigeaient pas que la France livre les territoires en dehors de la zone occupée. Pour les Etats-Unis, l’utilisation de la Syrie est d’une importance vitale dans le plan d’Hitler d’invasion de l’Irak, de l’Egypte, du canal de Suez et de l’Afrique et l’intervention britannique est justifiée pour « résister à l’extension de l’agression ». Plus largement, les Etats-Unis s’interrogent sur la politique de collaboration qui débute en France et qui pourrait l’amener « à aider Hitler en tant que co-belligérant dans son effort désespéré pour vaincre la Grande-Bretagne et s’assurer le contrôle de la haute mer » [22].
La guerre du Levant, combat fratricide entre Français vichystes et Français libres, a marqué les contemporains de l’époque qui se sont interrogés au final sur le danger réel ou supposé que représentait l’Allemagne pour cette région et sur ses ambitions au Moyen-Orient. Leur interrogation a également porté sur l’opportunité de cette opération militaire au Levant.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.
Notes
[1] M.A. MAJID, L’émergence d’un Etat à l’ombre d’un empire : Irak - Grande-Bretagne, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, 351 p., p. 244-245.
[2] M.A. MAJID, op. cit., p. 248-260.
[3] Documents on German Foreign Policy 1918-1945, série D, vol. 12, document 152, p. 272-273, Mémorandum du directeur du département politique Woermann, Berlin, le 11 mars 1941.
[4] Ministère des Affaires étrangères, PA-40, Abetz, vol. 2, Traduction du mémorandum Abetz, fol. 60-62, le 6 mai 1941.
[5] B. E. TRIMBUR-LAMBAUER, Otto Abetz et les Français, 1930-1958, Paris, Fayard, 2001. Se référer également à R. ARON, Histoire de Vichy 1940-1944, Paris, Fayard, 1954, 766 p., p. 427-430.
[6] MAE, PA-40, Abetz, vol. 1, fol. 99-104, Mémorandum de Darlan et Abetz, le 28 mai 1941.
[7] W. CHURCHILL, La Deuxième Guerre mondiale, tome 5, p. 340.
[8] MAE, Guerre 1939-1945, Vichy-Levant, vol. 60, fol. 88, Dentz, Beyrouth, le 16 mai 1941.
[9] MAE, Guerre 1939-1945, Londres-CNF, vol. 39, fol. 92 bis, de Gaulle, le 17 mai 1941.
[10] La présence armée britannique en vue d’une attaque est confirmée dans I Documenti Diplomatici Italiani, Roma, Libreria Dello Stato, série 9, vol. 7, doc. 143, p. 144, Sbrana à Ciano, Beyrouth, le 20 mai 1941.
[11] Documents on German Foreign Policy 1918-1945, série D, vol. 12, document 581, p. 936, Compte rendu de la lettre de Darlan à Abetz et des propositions de Benoist-Méchin Paris, le 1er juin 1941.
[12] Documents on German Foreign Policy 1918-1945, série D, vol. 12, document 587, p. 953, Ribbentrop à Rahn, Fuschl, le 3 juin 1941.
[13] MAE, PA-40, Abetz, vol. 2, fol. 184-188, Benoist-Méchin à Abetz, Paris, le 7 juin 1941.
[14] M. C. DAVET, La double affaire de Syrie, Fayard, Paris, p. 29, 65-68 et 93.
[15] C. de GAULLE, Mémoires de guerre, l’appel 1940-1942, p. 203 : « J’y arrivais [à Damas] le 23 [juin]. Au cours de la nuit qui suivit, les avions allemands vinrent bombarder la ville ».
[16] MAE, Guerre 1939-1945, Vichy-Levant, vol. 39, fol. 13, Situation à Damas, le 1er juillet 1941.
[17] MAE, Guerre 1939-1945, Vichy-Levant, vol. 38, fol. 405, Vichy, le 26 juin 1941.
[18] MAE, Guerre 1939-1945, Vichy-Levant, vol. 38, fol. 473-474, Lettre de Largarde, Vichy, le 30 juin 1941.
[19] MAE, Guerre 1939-1945, Vichy-Levant, vol. 39, fol. 96, Déclaration de Churchill aux Communes, le 9 juillet 1941.
[20] F. GARBIT, Dernières lettres d’Afrique et du Levant, Bayeux, Sepia, 1999, 166 p., p. 80-81.
[21] Archives privées Fauquenot, Fauquenot à H. Laurentie, secrétaire général du gouvernement à Brazzaville, le 30 juillet 1941.
[22] MAE, Guerre 1939-1945, Vichy-Levant, vol. 38, fol. 262, Déclaration de Cordell Hull, le 13 juin 1941.
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