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Georges Corm, Pensée et politique dans le monde arabe. Contextes historiques et problématiques, XIXe-XXIe siècle

Par Mathilde Rouxel
Publié le 27/04/2015 • modifié le 27/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Son introduction pose les jalons de sa recherche. « Existe-t-il une pensée arabe ? » (introduction, p.13) est la question qui ouvre toutes les réflexions qui vont être présentées dans cet ouvrage. Pour défendre l’idée d’une diversité trop ignorée de la pensée arabe, des origines à nos jours, Georges Corm demande à son lecteur de se défaire des préjugés qui amènent à réduire la pensée arabe à une pensée islamique. Ce « retour du religieux » (p. 16) caractérise en effet une pensée arabe qui se déploie particulièrement dans les années 1980, et qui reste, en raison de sa contemporanéité, très présente dans les esprits aujourd’hui, mais ne doit pas occulter la richesse de la pensée arabe, dont il programme de retracer l’histoire.

L’ouvrage se divise en quatorze chapitres, destinés à présenter le monde et la pensée arabes de ses origines préislamiques à nos jours désenchantés qui ont suivi les révoltes de 2011. Rigoureux dans son raisonnement et dans son développement, Georges Corm s’emploie dans une première partie intitulée « Diversité et dynamique de la culture arabe » à marquer la distinction, souvent brouillée mais fondamentale, entre civilisation islamique et culture arabe (p. 28). En soulignant l’importance de cette distinction, il nous rappelle que son intérêt se porte dans cet ouvrage sur la culture arabe, dont les productions préislamiques ne peuvent en aucun cas être écartées d’une réflexion sur la pensée arabe, en raison de l’influence que celles-ci ont eu à différentes grandes périodes de la pensée arabe (p. 30). Il revient ainsi sur les premiers poètes arabes et le soufisme, puis sur l’apport européen au XIXe siècle, qui réveillera la pensée arabe d’un sommeil de quatre siècles, enrichie d’un nouvel arsenal de concepts venus de l’autre côté de la Méditerranée.

Il poursuit sa distinction entre pensée arabe et pensée islamique dans le chapitre suivant, « La problématique complexe de l’identité religieuse et de l’identité nationale », engageant une critique en profondeur de l’expression contemporaine de « civilisation arabo-islamique » (p. 42). En effet, cette expression amène les penseurs, tant étrangers qu’arabes eux-mêmes, à réfléchir à partir des grandes conquêtes glorieuses du VIIe-VIIIe siècle, ancrant leur culture dans une doctrine théologico-politique qui selon Georges Corm empêche « dangereusement » (p. 44) de construire l’avenir.

Mais alors, « quelle épistémologie et quel modèle de saisie de la pensée arabe » (chapitre 3, p. 57) peut-on définir ? C’est alors qu’intervient la question de l’influence de l’orientalisme européen sur la pensée arabe, qui n’a su poser l’authenticité de la culture qu’en fonction de la religion (p. 63), masquant « la richesse de la pensée arabe dans toutes ses façons de percevoir le monde ». Georges Corm propose donc, en réponse à une méconnaissance de cette diversité, la présentation de nombreux penseurs arabes, sans fraction liée à l’origine religieuse ou ethnique (p. 85).

À partir de la réflexion d’Ibn Khaldoun et de celle de penseurs plus contemporains (p. 87), Georges Corm poursuit son étude des pensées arabes en analysant « Les contextes politiques changeants des sociétés arabes » (chapitre 4), qui provoquent des crispations idéologiques et de l’hostilité. Différents enjeux sont mis en avant : la chute de l’Empire ottoman, la création de l’État d’Israël, la découverte des puits de pétrole dans la région du Golfe. La fragmentation provoquée par ces différents facteurs est par ailleurs entretenue par l’Occident, qui tient à conserver une mainmise sur la région (p. 88). Le développement du wahhâbisme et la Révolution iranienne vont contribuer à une réislamisation de la pensée (p. 93). Par ailleurs, la richesse des États pétroliers plonge la région dans une économie de rente (p. 94), facilitée par l’émigration massive, qui permet aux princes bénéficiaires de la péninsule Arabique de créer des empires médiatiques qui maintiennent la région sous leur pouvoir (p. 95).

Dans un cinquième chapitre, sur « Les sources des discordes politiques et intellectuelles », l’auteur dresse la liste de six facteurs historiques contemporains des discordes arabes, liés à l’effondrement de l’Empire ottoman, à la guerre froide, à l’hégémonie américaine, à l’émergence d’Israël et au déséquilibre financier provoqué par l’émergence de monarchies pétrolières. De ces fragilités naissent des guerres idéologiques entre une ligue islamique et une ligue arabe (p. 110). La balkanisation de la région, suite à l’effondrement de l’Empire ottoman, est mise en parallèle avec la menace de sédition des peuples arabes, aux IXe et Xe siècles, qui avait provoqué de la même manière la création d’un « popularisme » ethnique (p. 113) – notion qui revient sur le devant de la scène au moment du retour au XXe siècle du nationalisme arabe.

Le chapitre suivant s’intéresse aux « Facteurs de déclenchement de la renaissance de la pensée ». L’influence de la pensée européenne au XIXe siècle reste considérable. Jusqu’en 1918, date de l’effondrement de l’Empire, c’est la question de l’identité arabe qui demeure la plus importante (p. 122) : la chute de l’Empire n’arrange rien à la sourde rivalité entre panislamisme et panarabisme, qui domine désormais la pensée arabe (p. 127). La polarisation sur la pensée religieuse produit cependant un islam des Lumières qui s’épanouit jusqu’au milieu du XXe siècle.

C’est la Nahda (renaissance) qui est à l’origine de cet islam des Lumières. Questionnant « L’épanouissement de la renaissance arabe, 1850-1950 : le désir de modernité » (chapitre 7), Georges Corm revient sur la pensée de cet islam réformiste, pour lequel « la dégénérescence de la pratique de l’Islam est considérée comme une des causes principales du retard sur l’Europe » (p. 132). Retracant le parcours de nombreux intellectuels sortis des bancs d’al-Azhar, la prestigieuse université religieuse du Caire, Georges Corm définit les grands principes de cette pensée moderne, qui alla jusqu’à poser les bases du féminisme arabe (p. 140). Le modèle européen, si bien reçu des années 1830 à 1950, s’étiole au fur et à mesure que la tutelle s’appesantit (p. 148), jusqu’à l’ouvrage d’Eward Said sur l’orientalisme qui manifestera l’exaspération des Arabes, qui cherchent désormais à définir leur identité à partir de la spécificité de leur religion.

Des années 1940 à 1980 se développent différentes « Théories et partis politiques du nationalisme arabe » (chapitre 8) qui fleurissent dès la fin de l’Empire ottoman. Particulièrement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le socialisme devient « une recette pour sortir le monde arabe de son sous-développement » (p. 158), provoquant une marxisation partielle de la pensée arabe à laquelle vont s’opposer avec d’autant plus de violence les fondamentalismes arabes. Dans les années 1950 se développe en Égypte, sous l’impulsion de Sayyed Qotb, le mouvement des Frères musulmans, qui se développe en opposition à ces mouvements réformistes du nationalisme arabe. L’auteur choisit d’étudier en regard de cette montée du radicalisme le nationalisme de Gamal Abdel Nasser, le Baathisme et le Mouvement des nationalismes arabes (p. 170).

Il consacre par la suite un développement sur « Les autres formes du nationalisme dans le monde arabe » (chapitre 9). Il évoque ainsi le Parti populaire syrien et les théories d’Antoun Saadé, puis les nationalismes maghrébins, nés des guerres d’indépendances : le FLN algérien, le « bourguibisme » tunisien (p. 184-185). Il évoque enfin les nationalismes qui émergent dans les monarchies pétrolières (p. 188), pour finalement marquer l’unité de ces différents nationalismes dans l’usage et la revendication de la langue arabe. Il conclut ce chapitre sur la présentation des deux grands instituts de recherche travaillant sur l’identité et la mémoire arabe : le Centre d’étude de l’unité arabe et l’Institut des études palestiniennes (p. 191).

Le chapitre 10, « La pensée arabe face aux échecs politiques et militaires successifs depuis 1961 », relate l’échec de l’unité arabe tant voulue par les nationalistes, et le traumatisme lié à la défaite de 1967 contre Israël. L’échec de l’union de la Syrie et de l’Égypte en 1961 (p. 197) et l’humiliation de 1967 ont amené une remise en cause de l’idéal nationaliste et de l’idéologie marxiste dans la pensée arabe, bien que des penseurs laïcs comme Yacine El-Hafez (p. 199) et d’autres de sa génération se battent contre l’obscurantisme religieux. Ce chapitre propose un panorama de différents courants de pensée réformistes nés de la défaite contre Israël et une définition moderne de l’identité arabe.

En contrepoint de cette pensée réformiste marxiste s’imposent à la même époque les « nationalismes islamiques comme pensée antinationaliste arabe » (chapitre 11). Partant du cadre, plus large, du « monde musulman » (p. 218), Georges Corm revient sur l’influence des Frères musulmans et de la doctrine wahhabite dans une politique antinationale destinée à s’opposer à l’hégémonie occidentale. Il donne ainsi les prémices des grands mouvements islamistes qui triomphent dans les années 1980, et qui pousse toute une jeunesse arabe à partir se battre en Afghanistan au nom de Dieu contre l’occupant soviétique athée. Le prestige de la Révolution iranienne va par ailleurs attiser des tensions entre différentes communautés, qui plonge encore davantage la pensée « dans le dilemme entre islam et arabité » (p. 233).

Le douzième chapitre relate « Les grandes controverses suscitées par le nationalisme islamique », née de la variété des mouvements qui se développent à partir des années 1980. Ce chapitre fait donc l’inventaire d’une grande partie des polémiques et des penseurs acteurs de ce débat, qui questionne la nature de l’islam, la perception et la pratique occidentale de l’islam (p. 246), le problème de la laïcité (p. 248), la théorie du juste milieu (al-wassatia), entre un islam rigoriste et un islam réformiste. Georges Corm présente ainsi un certain nombre de penseurs arabes qui préviennent du danger de telles doctrines islamiques, et nous donne à voir un large panorama des débats idéologiques qui animent la pensée arabe sur cette question depuis les années 1980.

Ce qui l’amène à traiter, dans son avant-dernier chapitre, des « Essais intellectuels de conciliation idéologique » (chapitre 13). Il montre ici que la pensée libérale, dominante du temps de la Nahda puis étouffée par les radicalismes (qu’ils soient révolutionnaires ou islamiques), refait surface, timidement après la défaite de 1967, puis avec plus d’ampleur dans les années 1990, au moment de l’intervention américaine dans la région (p. 263). Cette nouvelle pensée libérale prêche la nécessité de construire une société civile, avec l’idée de construire, à terme, une démocratie arabe. En sous-texte, la critique, toujours, de la « raison islamique » formelle (p. 269) et de l’islam politique. Georges Corm offre donc une tribune aux penseurs trop souvent occultés de cette pensée libérale (p. 273) et aux vifs débats qui opposent, encore, les « partisans du repliement de la pensée arabe sur le patrimoine religieux et modernistes laïcisant ou réformistes religieux » (p. 276). Ces débats l’amènent à définir le principe de juste milieu (al-wassatia) (p. 288) et à présenter quelques penseurs du christianisme arabe (p. 287).

Georges Corm consacre son dernier chapitre à l’exposition d’un « aperçu de la pensée arabe contemporaine dans les sciences humaines et sociales » (chapitre 14). C’est pour pallier à l’idée que l’on se fait de la recherche dans le monde arabe, perçue comme pauvre et faible, que l’auteur tient à revenir sur les grandes théories philosophiques, anthropologiques, sociologiques et historiques portées par des auteurs arabes modernes et contemporains qui méritent d’être mis en avant (p. 294). Il reconnaît néanmoins la faiblesse de la pensée arabe en termes d’économie et en technologies, domaines écartés des réflexions arabes, davantage centrées sur l’identité et la mémoire de l’histoire (p. 307).

Sa conclusion fait le bilan de toutes les pensées mises en lumière au cours de l’ouvrage, et tente d’apporter des éléments de réflexions sur le monde arabe contemporain, qui chemine aujourd’hui dans un « tunnel obscur » (p. 317) et qu’il s’agit désormais d’essayer de guider vers la lumière. Les révoltes de 2011 menées par des peuples qui ont tenté de se libérer de l’autoritarisme, ont ouvert la voie aux forces du « maccarthysme religieux » dénoncé déjà en 1965 par Yacine El-Hafez (p. 319), niant par là même la diversité ethnique et religieuse de ce qui constitue le monde arabe. Georges Corm préconise, en réponse à ces instabilités, de « rompre avec l’instrumentalisation des trois religions monothéistes qui a fait le malheur de tant de peuples » (p. 322) et lance à la jeune génération un appel à la libération de leur pensée et à la constitution d’une société civile forte, qui, seule, pourra rétablir l’unité de la conscience arabe.

Georges Corm, Pensée et politique dans le monde arabe. Contextes historiques et problématiques, XIXe-XXIe siècle, La découverte, Paris, 2015, 345 pages.

Publié le 27/04/2015


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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