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Dernier travail académique en date sur le salafisme, cet ouvrage collectif a pour objectif d’expliciter et d’expliquer les évolutions de ce courant religieux suite aux Révolutions arabes. Traditionnellement suspicieux envers le politique voire carrément apolitique, le salafisme s’est depuis 2011 largement mobilisé au sein d’associations, d’ONG voire de partis. Ce phénomène de politisation, dont l’ampleur est inédite, interroge sur la capacité du salafisme à intégrer le champ politique institutionnel et sur sa compatibilité avec la démocratie.
Comment expliquer le soudain développement politique du salafisme au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ? Pourquoi et de quelles manières les salafistes se mobilisent-ils après 2011 ? Quelles sont les relations des salafistes avec les islamistes, en particulier les Frères musulmans ? Enfin, comment envisagent-ils la démocratie et leur participation aux élections ? Ces quatre questions constituent le cœur problématique du présent ouvrage, qui s’attache à identifier les raisons de l’émergence du salafisme politique ainsi que ses différentes manifestations après les Révolutions arabes.
Un consensus semble émerger des contributions respectives des treize auteurs : la politisation des salafistes s’explique avant tout par la fenêtre d’« opportunité » (p. 67, p. 83, p. 98, p. 106 & p. 233) ouverte par les Révolutions de 2011, y compris dans les pays qui n’ont pas connu de changement de régime (Maroc et Koweït par exemple). L’ouverture du champ politique suscitée par la fin des systèmes autoritaires en Tunisie, Egypte, Libye et Yémen ont ainsi permis à des acteurs jusqu’ici marginalisés voire réprimés de s’exprimer dans l’espace public et de se constituer en force sociale et/ou politique (p. 157). Les salafistes, en majorité quiétistes en 2011, font partie de ces acteurs à la marge des systèmes politiques d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient – nonobstant le cas idiosyncratique de l’Arabie saoudite (1) – qui gagnent soudainement en visibilité et s’impliquent dans les affaires publiques.
Le caractère pacifique du départ de Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier en Tunisie et de Hosni Mubarak le 11 février en Egypte, a pourtant d’abord paralysé un courant salafiste incapable de concevoir un changement de pouvoir autrement que par l’exercice d’une violence illégitime. Dans la doctrine salafiste, largement construite dans l’ignorance ou le mépris de la réalité (waqi’), le renversement du régime relève en effet nécessairement de la rébellion contre le gouverneur (khuruj ‘ala al-hakim) ; le terme même de révolution (thawra) était absent du vocabulaire salafiste avant 2011. L’éclosion de révolutions pacifiques dans le monde arabe a ainsi créé une « anormalité dans le cadrage conceptuel des salafistes », où l’ordre constitue la valeur cardinale, ce qui expliquerait en partie le phénomène d’adaptation des salafistes au changement de la réalité (taghyir al-waqi’) (p. 96).
Quels sont les traits caractéristiques du salafisme à l’échelle nationale avant 2011 ? Répondre à cette question est primordial car dans chaque pays arabe, les trajectoires de politisation empruntées par les salafistes après la révolution ont été « différentes en fonction de leur(s) position(s) de départ » (p. 231).
Dans les neuf pays étudiés par les auteurs – Egypte, Liban, Arabie saoudite, Maroc, Yémen, Jordanie, Syrie, Tunisie, Koweït –, le salafisme ante-2011 constitue essentiellement une mouvance quiétiste (hors du champ politique) et puriste (préoccupée par la purification de la foi). En Egypte, où le salafisme a la particularité d’être apparu avant l’islamisme – les associations salafistes al-Gami’ya al-Shar’iyya et Ansar al-Sunna al-Muhamadiyya sont apparues au début des années 1920 quand les Frères musulmans ont été créés en 1928 –, le régime de Mubarak a soutenu les salafistes quiétistes. L’attitude de ces derniers, focalisés sur la prédication (da’wa) et l’apprentissage (tarbiya), était en effet perçue comme une barrière à la politisation islamiste. C’est également le cas en Jordanie (quoique de manière plus épisodique) et surtout au Maroc, où, jusqu’en 2003, les salafistes quiétistes étaient utilisés par le palais comme agents de dépolitisation du champ religieux (avant d’être remplacés par les soufis au lendemain des attentats de Casablanca). En Arabie saoudite, les islamistes – qui correspondent dans le contexte saoudien aux salafistes du fait de la spécificité du champ religieux national (p. 62) – font soit profil bas depuis leur répression dans les années 1990 soit ont été cooptés et/ou ont choisi une ligne loyaliste ou quiétiste.
En ce qui concerne le Liban et la Syrie, les salafistes étaient ultra-marginaux avant 2011 et évoluaient principalement au sein de réseaux informels ainsi que dans des organisations de charité à partir des années 1990. La prépondérance des charités dans le modèle organisationnel salafiste ante-2011 est également frappante au Koweït, où l’Association du renouveau de l’héritage islamique (jam’iyya ihya’ al-turath al-islami, JITI) a été créée dès 1981, et au Yémen, qui depuis les années 1990 est le théâtre d’une concurrence entre deux charités salafistes, al-Ihsan et al-Hikma.
Cette concurrence n’est pas innocente dans le phénomène de mobilisation politique déclenchée par les révolutions arabes car elle a généré, surtout au Koweït et au Yémen, une politisation précoce des salafistes. Aussi des membres du groupe yéménite al-Hikma participèrent-ils aux élections locales d’Aden de 1997 et de 2006 (cette année, ils gagnèrent même quelques sièges) tandis qu’au Koweït les salafistes se présentèrent comme candidats dès 1982. En réalité, le Koweït est précurseur du salafisme politique. L’idéologue koweïti ‘Abd al-Khaliq, fondateur de la JITI, appelait dès les années 1980 à la création de partis politiques salafistes. Son discours politisé et contestataire, qui remettait en cause la doctrine de l’obéissance inconditionnelle à l’émir au cas où ce dernier ne gouvernerait pas selon la shari’a (tawhid al-hakimiyya), eut une influence considérable sur la mouvance salafiste globale en fournissant la légitimité théologique nécessaire à la création de partis salafistes ; ainsi en va-t-il du Hizb al-Umma koweïti (créé en 2005) comme du Hizb al-Umma al-Islami saoudien (créé en 2011).
Quelle(s) attitude(s) les salafistes, majoritairement quiétistes en 2011, ont-ils adoptée(s) vis-à-vis des Révolutions arabes ? Trois types de réaction peuvent être distinguées.
D’abord, en Arabie saoudite et, dans un premier temps, en Egypte, les salafistes ont vivement critiqué les révolutions et ont appelé à ne pas y participer. Le principal mouvement salafiste égyptien, al-Da’wa al-Salafiyya (fondé dans les années 1970), ainsi que l’establishment wahhabite saoudien (par la voix de son Grand Mufti ‘Abd al-‘Aziz Al al-Shaykh), ont condamné les révolutions au motif qu’elles fracturaient la communauté (fitna) et s’élevaient comme des pouvoirs politiques légitimes (wali al-amr). En mars 2011, le Conseil des Grands Ulémas d’Arabie saoudite émettait ainsi une fatwa interdisant toute manifestation et pétition (p. 210-11).
A cette première attitude, vraisemblablement la plus répandue parmi les milieux salafistes, s’oppose un vif soutien apporté aux révolutionnaires par les salafistes au Maroc (Mouvement du 20 février), au Yémen, en Jordanie et au Koweït. Les salafistes politisés saoudiens, quant à eux (c’est par exemple Salman al-‘Awda), se sont également félicités de l’élan révolutionnaire dans la région (à l’exception notable du soulèvement bahreïni) (p. 69). Nasir al-‘Umar, autre figure emblématique du salafisme politique saoudien, a également exprimé son appui aux révolutionnaires tout en prenant soin d’exclure l’Arabie saoudite du champ de la contestation légitime en invoquant un « pays fondé sur la religion » (p. 72). En Egypte, l’ampleur prise par les soulèvements contraint al-Da’wa al-Salafiyya à faire un demi-tour complet et ainsi, dès mi-2011, à apporter son soutien aux révolutionnaires.
Au Koweït, enfin, les salafistes haraki (‘mouvementistes’) participèrent aux manifestations de l’été 2011 demandant la démission du gouvernement dirigé par le sheikh Nasir bin Muhammad al-Sabah. La JITI quiétiste, quant à elle, critiqua dans un premier temps les révolutions puis adopta une attitude plus conciliante au vu de la tournure d’extrême violence prise par la révolution en Libye et en Syrie. De manière générale, les quiétistes prirent conscience des limites du topos salafiste de l’obéissance absolue au souverain en situation d’usage systématique de violences disproportionnées contre les manifestants – par exemple les barils de TNT largués depuis des hélicoptères par le régime syrien (p. 181).
Une dernière attitude des salafistes à l’égard des révolutions, que l’on retrouve en particulier dans le cas tunisien, correspond à l’absence de participation aux soulèvements et au silence sur la légitimité des revendications révolutionnaires. En Jordanie, si les cercles salafistes politisés étaient enthousiasmés par l’élan révolutionnaire dans la région, ce soutien ne se traduisit toutefois pas par une mobilisation concrète dans l’espace public.
Lire la partie 2 : Francesco Cavatorta & Fabio Merone (ed.), Salafism after the Arab Awakening. Contending with People’s Power (2/2)
Francesco Cavatorta & Fabio Merone (ed.), Salafism after the Arab Awakening. Contending with People’s Power, Hurst & Co, 2016.
Note :
(1) En Arabie saoudite, le salafisme sous sa forme wahhabite est institutionnalisé dans un establishment religieux lié au pouvoir politique depuis un pacte de 1744.
Théo Blanc
Théo Blanc est actuellement étudiant du master Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble sous la supervision de Jean Marcou. Il s’intéresse en particulier aux questions de salafisme, d’islam politique et de jihadisme.
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