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Déploiement massif dans le nord de la Syrie, intervention en Libye, sanctuarisation des ressources de la Méditerranée orientale, lutte contre les insurgés kurdes sur le sol turc et en Irak… Les forces armées turques sont actuellement engagées sur de nombreux fronts où elles mènent des opérations attentivement suivies par la communauté internationale.
De fait, l’armée occupe une place toute particulière dans l’équation politique turque : garde prétorienne du régime républicain instauré par Mustafa Kemal Atatürk le 20 octobre 1923, elle fera et défera les gouvernements turcs lors de trois coups d’Etat en 1960, 1971 et 1980, ainsi qu’à l’occasion d’un mémorandum militaire en 1997. Le 15 juillet 2016, une partie de l’armée initiera une nouvelle tentative de putsch qui, cette fois, échouera.
A l’issue de cet échec, le Président turc Recep Tayyip Erdoğan lance une vague de purges massives au sein de l’administration et, notamment, de l’armée et des services de renseignement. Plus de 150 000 fonctionnaires seront démis de leurs fonctions, parmi lesquels plus de 67 700 militaires, policiers et membres des services de renseignement [1].
Perdante immédiate de ces purges, la capacité opérationnelle des forces armées turques diminue drastiquement, comme l’offensive « Bouclier de l’Euphrate » d’août 2016 en Syrie l’illustrera. Le MİT (Millî İstihbarat Teşkilatı), l’Organisation nationale du Renseignement, se trouve également fortement affaibli et subira plusieurs revers au cours des mois qui suivront ces purges.
Aujourd’hui pourtant, 4 ans après cette série de purges, l’armée turque est engagée sur tous les fronts et remporte d’indéniables succès opérationnels qui lui valent l’attention, sinon l’envie, de nombreux observateurs internationaux, y compris des officiers de l’armée française [2].
Ainsi, quelle vitalité et quelle opérationnalité pour l’armée turque aujourd’hui ? Le présent article répondra à cette question en présentant tout d’abord les purges des services de sécurité turcs à partir de 2016, ainsi que les conséquences directes de ces dernières sur les opérations menées par la Turquie, tant en son territoire qu’à l’extérieur de ses frontières (première partie), avant d’exposer le retour en force aujourd’hui de l’armée turque comme outil diplomatique majeur d’Ankara grâce à une réorganisation en profondeur de l’appareil militaire et sécuritaire turc et la réussite, sur différents théâtres, d’opérations qui s’annonçaient pourtant complexes (deuxième partie).
Les images de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, dont une grande partie est disponible en accès libre sur Internet [3], montrent l’implication d’une partie de l’armée turque mais aussi, et surtout, de sa composante aérienne, la THK (Türk Hava Kuvvetleri) : du mitraillage d’une foule à Ankara par un hélicoptère d’attaque turc au bombardement de la Grande Assemblée Nationale par un avion de combat F-16, en passant par le canonnage du siège de l’opérateur de satellite Türksat à Gölbaşı par un AH-1 Cobra, l’armée de l’air turque aura joué un rôle incontournable, au moins symboliquement, dans la tentative de putsch.
Proportionnellement à ses effectifs, celle-ci s’avère ainsi la plus touchée par les purges, qui visent à éliminer de l’Etat turc les éléments jugés « gülenistes », c’est-à-dire membres de la confrérie « Hizmet » fondée et dirigée par le prédicateur Fethullah Gülen, accusée d’être l’instigatrice du coup d’Etat raté du 15 juillet 2016 et d’autres maux [4]. De fait, alors que l’armée de l’air turque disposait d’environ deux pilotes pour chacun des 320 avions de combat composant sa flotte, ce ratio descendra à moins d’un pilote par avion après la purge de 280 pilotes durant les mois qui suivront le 15 juillet 2016. 40 pilotes d’hélicoptères de combat seront par ailleurs limogés [5].
Cette décimation dans les effectifs opérationnels de l’armée de l’air turque conduira Ankara à démarcher les anciens pilotes de chasse qui, à l’issue de leur carrière militaire, avaient rejoint le secteur civil. Plusieurs dizaines de pilotes de la compagnie aérienne Turkish Airlines accepteront ainsi de rejoindre les rangs [6], certains pour la première fois de leur vie. Cette saignée opérationnelle pour l’armée turque tombait effectivement au plus mal : la Turquie était engagée depuis l’automne 2015 dans d’intenses combats contre les insurgés kurdes du PKK, avec qui la trêve avait été rompue durant l’été de la même année et contre qui les reconnaissances et frappes aériennes étaient massivement utilisées.
Concomitamment à ces opérations contre-insurrectionnelles, Ankara préparait par ailleurs une opération militaire dans le nord de la Syrie, qui se matérialisera par l’opération Bouclier de l’Euphrate le 24 août 2016.
Or, malgré l’agenda opérationnel particulièrement chargé de l’armée turque, le dernier décret présidentiel en ce sens date du 7 juillet 2018 [7]. En tout, ce sont 31 décrets qui seront publiés en pratiquement deux ans, au cours desquels 150 348 fonctionnaires turcs seront démis de leurs fonctions, après la conduite d’investigations sur un total de 500 650 personnes [8].
Outre un affaiblissement substantiel de sa capacité aérienne tactique, l’armée turque s’est également retrouvée très touchée par la perte de plusieurs milliers d’officiers et, notamment, de plusieurs dizaines de généraux et amiraux. Le corps des officiers généraux avait en effet été particulièrement ciblé par le mouvement Hizmet, compte-tenu de la forte plus-value stratégique que représentait le fait de compter des hauts-gradés dans ses rangs ; en tout, le corps des officiers généraux turcs perdra près de 40% de sa masse, passant de 325 généraux et amiraux à 175 [9]. Sur les 150 officiers généraux limogés, se trouvaient deux généraux deux-étoiles et neuf lieutenants-généraux. En tout, 44% des généraux de l’Armée de Terre turque (Türk Kara Kuvvetleri, TKK) ont été limogés, 42% de l’Armée de l’air et 58% de la Marine (Türk Deniz Kuvvetleri - TDK).
En tout, sur la totalité des purges ayant visé les forces armées turques (Türk Silahlı Kuvvetleri - TSK), 50% auront concerné les officiers, 26% les sous-officiers, 17% les militaires du rang, 5% les civils de la Défense, et 2% les officiers généraux. L’affaiblissement des capacités aériennes de l’armée turque et la perte d’un grand nombre de ses officiers supérieur, couplés à l’effondrement du moral dans les rangs en raison du choc provoqué par la tentative de coup d’Etat et par la sédition d’une partie de l’armée, contribueront ainsi à grever très fortement les capacités opérationnelles de l’armée turque qui en paiera le prix fort lors des opérations qu’elle mènera dans les mois suivant le 15 juillet 2016.
Le 24 août 2016, afin d’endiguer le rouleau compresseur militaire des Unités de protection du peuple (YPG, bras armé du Parti de l’Union démocratique - PYD) dans le nord de la Syrie, qui étaient alors sur le point de relier territorialement le canton d’Afrin au nord-ouest à celui de Kobané au nord, l’armée turque lance une offensive dans la région de Jindaris/Al Bab afin d’empêcher l’union des cantons kurdes et, partant, la création d’une bande territoriale kurde à la frontière syro-kurde.
Afin d’empêcher cette union, l’armée turque doit s’emparer, le plus rapidement possible, des derniers territoires tenus par Daech dans le nord de la Syrie. Afin de l’épauler dans ses opérations, la Turquie s’appuie sur plusieurs milliers de mercenaires syriens, issus de la rébellion modérée et islamiste au régime de Bachar el-Assad.
Si l’armée turque semble bénéficier de l’effet de surprise dans les premiers jours de l’offensive et s’empare aisément de larges portions de territoires, ses premières limites seront rapidement atteintes face à la banlieue de la ville d’Al-Bab, où Daech s’est retranché et s’est préparé à un siège de longue durée dans l’hypothèse d’une offensive kurde. Malgré un appui d’artillerie particulièrement soutenu, les forces turques subiront de lourdes pertes matérielles et humaines pour les raisons évoquées plus haut : 71 soldats turcs trouveront la mort dans les affrontements, ainsi que 614 mercenaires syriens.
D’un point de vue matériel, les pertes sont là aussi très lourdes : Daech parvient à détruire ou endommager onze chars de combats lourds (dix Leopard 2A4, pourtant fleuron de la cavalerie turque, et un M60T) ainsi que quatre véhicules blindés d’appui au combat d’infanterie (deux ZMA, un GZPT et un TTZA Kobra) [10] ; certains véhicules sont mêmes pris par Daech, qui en fait un élément de taille pour sa propagande [11]. Les images de combattants de l’Etat islamique posant aux côtés de soldats trucs morts et gisant dans la neige boueuse de l’hiver syrien circulent alors largement en Turquie, où elles créent un véritable choc au sein de l’opinion publique. Al-Bab sera finalement prise après 75 jours de sièges.
L’offensive Bouclier de l’Euphrate s’avère ainsi comme une victoire à la Pyrrhus pour Ankara. Si les objectifs de l’opération ont été atteints, les Kurdes étant désormais dans l’incapacité d’unir l’intégralité de leurs territoires, celle-ci a également révélé la faiblesse inédite de la deuxième plus grande armée de l’OTAN.
Moins médiatisées, les purges dans les services de renseignement turcs ont touché près de 7% des effectifs du MIT, soit, selon les éléments rendus publics en 2019, un total de 558 agents [12]. Le MIT joue un rôle clé dans la conduite des opérations militaires turques, la Turquie ne disposant pas d’un service de renseignement militaire dédié comme les Etats-Unis et leur « Defense Intelligence Agency » (DIA) par exemple. Le champ de compétences du MIT s’étend ainsi de la sécurité intérieure au contre-espionnage en passant par l’intelligence économique, le renseignement militaire ou encore les opérations clandestines. L’incapacité du MIT à prévenir la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 lui vaudra une réorganisation en profondeur, comme il sera vu en deuxième partie de cet article, ainsi que de forts soupçons d’infiltration par le mouvement Hizmet [13].
La déstabilisation organisationnelle et opérationnelle induite par les purges se fera ainsi sentir au sein du MIT, tout comme pour les forces armées turques. Cet affaiblissement s’illustrera tout particulièrement en août 2017, lors de la capture de deux agents du MIT par le PKK dans les montagnes du Kurdistan irakien à la suite d’un guet-apens dont la facilité de réussite a provoqué le mécontentement d’Ankara et une série de nouveaux limogeages [14].
Au sortir de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, l’appareil militaro-sécuritaire turc apparaît ainsi profondément désorganisé, démotivé et affaibli. Les autorités turques lanceront pourtant une restructuration et un recrutement à marche forcée, qui permettront aux armées turques et à l’agence nationale de renseignement turque d’initier une reviviscence ayant commencé à produire ses premiers effets, comme les dernières opérations turques en date ont pu le montrer.
Lire la partie 2
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[2] https://www.lopinion.fr/edition/international/quand-l-armee-francaise-envie-masse-l-armee-turque-214080
[4] Sans qu’il soit réellement possible de juger de la véracité de ces accusations, les autorités turques ont blâmé le mouvement Hizmet de la destruction d’un avion de chasse russe le 24 novembre 2015, de l’assassinat de l’ambassadeur russe à Ankara le 19 décembre 2016, et, plus tôt encore, d’une série d’affaires judiciaires particulièrement complexes, à l’instar de l’affaire Ergenekon (2007-2009) ou encore du scandale de corruption en 2013.
[5] https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2018/05/turkey-military-purges-career-officer-pilot.html
[6] https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2017/09/01/apres-les-purges-l-armee-turque-manque-de-pilotes-de-chasse_5179701_3218.html
[8] Selon des données fournies par le Ministère turc de l’Intérieur : http://www.cumhuriyet.com.tr/haber/turkiye/1276109/iste_yargidaki_FETO_bilancosu.html
[9] Selon un rapport du think-tank progouvernemental turc SETA : https://setav.org/assets/uploads/2018/03/30-AK-Partinin-15-Y%C4%B1l%C4%B1-Siyaset-web.pdf
[10] https://www.bellingcat.com/news/mena/2017/02/12/battle-al-bab-verifying-turkish-military-vehicle-losses/
[11] Cf. par exemple https://twitter.com/bjoernstritzel/status/811946651518664704?s=20
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