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Fin de l’imamat zaydite au Yémen (1948-1962)

Par Ainhoa Tapia
Publié le 29/05/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Imam Ahmad en 1960, avec l’un de ses fils adoptifs

AFP

La situation politique et économique

Sans être un réformateur, Ahmad est plus réaliste que son père Yahya. Il sait que s’il veut redresser son pays, certains changements s’imposent. Ainsi, dès sa montée sur le trône, il interdit l’esclavage. En outre, deux ans après la tentative de coup d’Etat de 1948, il fait relâcher la plupart des libéraux impliqués dans le complot, à condition que ceux-ci se rangent de son côté. C’est le cas de l’un d’entre eux, Ahmad Numan, qui prononce un discours favorable à Ahmad lors du deuxième anniversaire de la victoire de l’imam. Au début des années 1950, des textes à la gloire de l’imam Ahmad sont signés, la plupart par ses anciens ennemis politiques. Ahmad comprend également que, s’il ne veut pas se retrouver démuni face aux autres puissances régionales, il doit accepter les avancées technologiques refusées par son père. Ce dernier avait notamment interdit les avions après que les Britanniques aient bombardé le pays en 1926-1927, tandis que Ahmad choisit de créer une flotte yéménite.
Le troisième changement majeur par rapport à l’époque de l’imam Yahya est l’appel à l’aide étrangère pour moderniser le pays. Au début des années 1950, Ahmad accepte notamment qu’une mission américaine modernise le pays. Cette mission envisage l’expansion du port d’Hudaydah (principal port du pays sur la Mer Rouge) ainsi que la création d’une route reliant le port à Sanaa, principale ville du pays (jusque-là, le trajet prenait au mieux 18h). Néanmoins, ces propositions se heurtent à l’extrême lenteur de la bureaucratie royale. En effet, malgré certaines avancées, Ahmad reste un roi qui croit en la monarchie absolue où toute décision doit être validée par ses soins. Ainsi, tout document doit être signé de son sceau pour être officiellement entériné, ralentissant le processus de modernisation. En outre, Ahmad limite le pouvoir de ses frères et des autres sayyeds (descendants du prophète appartenant aux familles les plus puissantes du pays) en qui il n’a pas confiance (d’après lui, les sayyeds sont trop prompts à se révolter, comme l’avait fait Abdullah al-Wasir qui assassina son père). Si ses frères possèdent chacun un « ministère », aucun ne gouverne de province importante comme ils le faisaient sous le règne de leur père Yahya. Le seul à conserver un véritable pouvoir est Hassan qui, vice-roi du nord du pays, vit de manière quasi indépendante, refusant même à son frère l’accès aux caisses de la ville. Ahmad s’appuie donc sur les qadis (descendants de la population avant l’arrivée du prophète) pour gouverner les grandes villes : Muhammad al-Shami à al-Bayda, Ahmad al-Sayaghi à Ibb, Abd al-Rahman al-Sayaghi à Sa’dah et Ahmad al-Amri à Hudaydah. La nièce d’Ahmad, Amat Karin, bénéficie également de la confiance du nouvel imam, à qui il confie son sceau ainsi que sa correspondance.

Sur le plan social et économique, les problèmes sont nombreux, notamment l’inégalité dans la répartition des terres. La famille royale ainsi que les principales familles d’amirs (princes) possèdent l’essentiel des terres. Par exemple, dans la région du Tihamah, la famille de l’imam possède 9 000 ha. En outre, pour contrôler leurs propriétés éparses, les grands propriétaires doivent être influents à la cour, car c’est l’imam qui décide des impôts et juge les litiges concernant les mariages et les héritages. Par conséquent, les petits propriétaires n’ont pas la possibilité de faire entendre leur voix, ayant pour conséquence une émigration de masse. Cette émigration est renforcée en 1955 lorsque le gouvernement saoudien décide que les Yéménites peuvent venir travailler sans permis car l’Arabie saoudite a besoin de main d’œuvre pour ses champs pétrolifères. Le pays subit également des famines dues à des sécheresses à répétition et environ 70% des récoltes sont perdues en impôts et pots-de-vin. En outre, les rares tentatives pour relancer l’économie échouent, comme la culture du coton dans la région du Tihamah à partir de 1951 ou la réouverture des salines de Taif. Afin de remplir les caisses de l’Etat, Ahmad taxe les émigrants (en menaçant leur famille restée au pays). La solution pour lui est alors de s’appuyer réellement sur l’aide étrangère. En 1956, un accord est passé avec une corporation basée aux Etats-Unis pour l’exploration du sol à la recherche de ressources minières et pétrolifères dans le nord du pays. Il apparaît cependant que cette initiative est utilisée pour remplir les caisses de l’imam et non pas pour redynamiser le pays, amenant les cheiks à se révolter. Mais ce soulèvement échoue et quinze d’entre eux sont emprisonnés.

Une politique intérieure dépendante de la situation internationale

L’économie déclinante du pays n’est pas le seul problème auquel Ahmad doit faire face. Ses autres préoccupations sont l’installation des Britanniques dans le sud du pays à Aden ainsi que l’accession au pouvoir de Nasser et des Officiers libres en 1952 en Egypte. Les discours de Nasser sont suivis par les libéraux yéménites menés par Ahmad Numan et Muhammad al-Zubayri, ce dernier étant autorisé dès juillet 1953 par les autorités égyptiennes à diffuser ses propres messages sur la radio « La voix des Arabes » basée au Caire. En outre, l’apparition des transistors de poche rend impossible pour l’imam Ahmad d’empêcher ses sujets d’écouter ces discours. Toujours en 1953, l’United Yemeni Association, également basée en Egypte, distribue des pamphlets satiriques à l’encontre d’Ahmad dans les principales villes yéménites (Ta’izz, Hudaydah et Sanaa). Commence alors une période de relations ambiguës avec l’Egypte, allié lorsque le Yémen s’oppose aux Britanniques mais ennemi en politique intérieure par son soutien aux libéraux.

Le fils ainé d’Ahmad, al-Badr, joue cependant un rôle de médiateur dans les relations entre l’Egypte et le Yémen. Il s’affirme notamment en 1955 à la suite d’un coup d’état raté lancé par des soldats contre l’imam, qui exigent son abdication en faveur de son frère Abdullah, soutenu par un autre de ses frères, Abbas. Le coup d’état est déjoué grâce à l’aide qu’al-Badr obtient des libéraux (Numan au Yémen et Zubayri au Caire). Radio Le Caire diffuse même des messages favorables à l’imam. Les deux princes, Abdallah et Abbas, sont exécutés, tandis que le dernier frère, Hassan, vice-roi du nord du pays, en voyage à l’étranger pendant les événements, est interdit de retour malgré sa non participation au complot. Il s’agit là de limiter son influence grandissante dans le nord du pays. Quant à al-Badr, il est reconnu tant par son père que par l’opposition. Il est alors envoyé en mission diplomatique en Grande-Bretagne, en Europe de l’Est et en Egypte où il promet d’utiliser le trésor de Yahya (probablement inexistant) pour la modernisation du pays. Cette nouvelle amitié d’al-Badr avec les Egyptiens a pour conséquence la signature du pacte de Jiddah en 1956 avec l’Egypte et l’Arabie saoudite contre l’ennemi commun, la Grande-Bretagne. Elle permet également en mars 1956, sur une suggestion égyptienne, que les Yéménites entament des pourparlers avec les Soviétiques. Un contrat est signé et des armes arrivent de Russie par bateau dès octobre. D’autres d’armes arrivent plus tard ainsi que des avions et des tanks. De plus, des instructeurs égyptiens sont envoyés pour former l’armée yéménite.

Fort de cette nouvelle puissance militaire, Ahmad décide de rejoindre l’alliance entre la Syrie et l’Egypte en 1958. L’année 1958 voit également le début des travaux d’extension du port d’Hudaydah, réalisés non plus par les Américains comme cela avait été initialement envisagé, mais par les Soviétiques. Quant à la route reliant Hudaydah à Sanaa, ce sont les Chinois qui la construisent. Ce basculement du Yémen du côté du bloc de l’Est se ressent en politique intérieure puisqu’Hassan, seul rival encore en vie d’Ahmad, se rapproche des Etats-Unis. En outre, Hassan profite du mécontentement des populations, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays (dans la diaspora d’émigrés) : malgré les tentatives de modernisation, le pays est toujours aussi pauvre et l’imam ne peut payer ses propres soldats, les maigres ressources financières étant utilisées pour payer les Soviétiques et les Chinois.

En mai 1959, devant l’ampleur du mécontentement, tandis qu’Ahmad est à Rome pour des soucis de santé, al-Badr est contraint de justifier la politique de son père. Dans un discours, il explique que la mission égyptienne est présente sur le sol yéménite pour aider à moderniser le pays. Il tente ensuite d’exacerber les sentiments nationalistes pour faire oublier les autres échecs du gouvernement en critiquant le sud « occupé » par les Britanniques. Il demande également l’aide des tribus du nord pour lancer une guerre contre Aden. Mais l’état de santé d’Ahmad laisse penser qu’un changement de régime est imminent : retour d’Hassan ou mise en place d’une république par al-Badr sur le modèle nassérien. Cependant, Ahmad revient guéri de Rome et reprend les choses en main, mais il est néanmoins obligé d’accepter l’aide humanitaire de l’Union soviétique et des Etats-Unis (notamment des chargements de blé). Les Américains installent dans le même temps un camp militaire près de Ta’izz et construisent une route de Mukha à Sanaa en passant par Ta’izz.

Parallèlement, à partir de cette année 1959, l’opposition s’organise avec la création du premier mouvement de gauche : le Mouvement des Arabes Nationalistes, créé dans le nord du pays où l’influence de l’imam est moins forte. Le Mouvement des Arabes Nationalistes lance une grève générale dans Ta’izz et distribue les pamphlets d’un autre parti récemment créé dans le nord également : les « Officiers libres », organisé sur le modèle nassérien.

Ahmad meurt dans son sommeil en septembre 1962, et al-Badr ne parvient pas à s’imposer. La nuit du 26 septembre, des tanks assiègent le bâtiment où il travaille à Sanaa et sa mort est annoncée (il réussit cependant à s’échapper). Le Caire, qui s’était toujours prétendu en bons termes avec al-Badr, soutient le coup d’état. Est alors créée la République Arabe du Yémen (plus connue sous le nom de Yémen du Nord) sur le modèle de l’Egypte nassérienne. Si l’Egypte prend le parti des officiers « comploteurs », l’Arabie saoudite quant à elle soutient al-Badr. Commence alors une décennie de guerre civile sanglante qui laisse le pays exsangue.

Lire également : Le Yémen de l’imam Yahya (1918-1948) : la difficile création d’un Etat moderne

Bibliographie
 Article « Yémen », Encyclopedia Universalis.
 Victoria Clark, Yemen : dancing on the heads of snakes, Yale, 2010.
 Paul Dresh, A history of modern Yemen, Cambridge, 2000.

Publié le 29/05/2012


Ainhoa Tapia est étudiante en master d’histoire contemporaine à l’Ecole doctorale de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Elle s’intéresse à l’histoire des Etats du Moyen-Orient au vingtième siècle, en particulier à la création des systèmes étatiques et aux relations diplomatiques que ces Etats entretiennent entre eux.


 


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