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Fahrad Khosrokhavar, Radicalisation

Par Carole André-Dessornes
Publié le 31/03/2015 • modifié le 27/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Il est évident qu’au même titre que ce phénomène a évolué, le profil de ceux et celles qui s’engagent dans la radicalisation s’est également transformé.
La radicalisation est devenue un enjeu majeur. En effet, pas un jour ne s’écoule sans que l’actualité ne mette à l’honneur cette thématique, en particulier à travers l’islamisme radical.
Ce qui perturbe et secoue particulièrement les sociétés occidentales, c’est l’émergence depuis les années 90 des « terroristes faits maison » (page 10), nés en Europe ou aux Etats-Unis, de la deuxième, voire troisième génération issue de l’immigration.
En dépit d’une couverture médiatique particulièrement importante, la radicalisation reste minoritaire du fait même que celle-ci combine l’adhésion à une idéologie radicale, et ce quelle qu’elle soit, ainsi que l’action violente comme « expression de soi » (page 11). Ce qui est d’autant moins supportable pour le public c’est la volonté de tuer tous ceux désignés comme ″hérétiques″ et ″apostats″… Nous sommes très loin de la lutte des classes ou de l’extrême droite qui avaient en leur temps généré d’autres formes de terrorismes.
La radicalisation demeure un processus qui peut prendre du temps. L’individu évolue et le collectif peut prendre le dessus ; mais la difficulté aujourd’hui réside dans le fait que cet individu peut se radicaliser à travers des canaux tels que les réseaux sociaux. L’auteur met très bien en avant cette évolution ainsi que la part grandissante du subjectif dans ces parcours. De même, le rapport entre jihadisme et exclusion sociale ne peut être nié, que ce soit en Europe ou dans le monde musulman. Il faut ajouter à cela l’identification à une ″néo-oumma″, communauté imaginaire d’appartenance devenue un point central d’ancrage de ces nouveaux radicaux.
La mondialisation a été un accélérateur de cette évolution et a ainsi permis à l’individu radicalisé de se percevoir soit en tant qu’humilié, victimisé, voire dans un troisième cas en tant que membre d’un groupe agressé, et dans cette situation précise on revient à la fameuse ″néo-oumma″. Le sentiment d’injustice, et dans certaines circonstances de frustration, que ce soit réel ou vécu par ″procuration″ grâce à internet et autres médias, peut ainsi s’étendre et déformer la vision du monde perçu par cet acteur en voie de radicalisation.

Si la radicalisation, comme l’explique Farhad Khosrokhavar, est globalement minoritaire dans le monde, la radicalisation des femmes l’est encore plus ; il s’agit bien là d’un épiphénomène. Ces femmes-martyres ou Shahida ne sont pas nécessairement jihadistes, comme ce fut le cas pour les femmes libanaises engagées dans la lutte contre l’occupant israélien, ou les Tigres tamoules au Sri Lanka, ainsi que les combattantes du PKK au Kurdistan turc.
Cette expression de la violence la plus extrême a été récupérée par les groupes islamistes radicaux pour des raisons avant tout tactiques. L’auteur souligne, à juste titre, que l’Occident a été, par le passé, le théâtre de la radicalisation des femmes au sein de mouvements d’obédience d’extrême gauche laïque (comme Action directe, les Brigades rouges…), sans aller bien sûr jusqu’au sacrifice de soi, mais en ayant malgré tout un rôle actif dans les attentats et les organisations.

Derrière cette radicalisation islamiste jihadiste, Farhad Khosrokhavar cherche à aller plus loin en remontant aux sources, à « l’intelligentsia » (page 63). Il se penche ainsi sur l’Egyptien Sayyed Qotb, l’un des premiers à mettre en avant le jihad permanent, le Pakistanais Mawdudi…sans oublier l’influence, entre autres, de Shariati, Khomeiny etc.
Il rappelle, néanmoins, combien a été grande l’influence d’idéologues tels qu’Abu Maqdisi, Abu Tartusi, Abu Qatada.
Cette intelligentsia a su tirer profit de la mondialisation ainsi que des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) qui ont facilité, à bien des égards, l’internationale jihadiste.
L’auteur insiste également sur l’importance que revêt la toile, ces quelques dernières années, dans le processus de radicalisation, intensifiant la capacité de violence. La toile est devenue « un espace de polarité, c’est-à-dire agrégeant ceux et celles qui ont des affinités électives et qui entendent aussi convaincre d’autres de les rejoindre » (page 74).
L’absence de normes communes dans les différentes sociétés a pu pousser et pousse encore certains individus à se tourner vers cette toile jihadiste, d’autant plus séduisante qu’elle procure un sentiment d’appartenance et va plus loin en donnant du sens dans la lutte contre un ennemi, ici l’Occident. Cette toile donne l’illusion d’un lien social.

Alors que dans les années 90 la radicalisation passait essentiellement par les mosquées…du fait d’un contrôle et d’une surveillance accrus, cette radicalisation se fait aujourd’hui aussi bien par la toile, le groupe d’amis, les associations, sans oublier l’environnement carcéral.

Existe-t-il un modèle européen de radicalisation ?

Avant de répondre à la question, Farhad Khosrokhavar précise que la période la plus propice à la radicalisation dans la vie de l’individu se situe entre l’adolescence et la quarantaine.
Pour ce qui est de l’Europe, les jihadistes sont pour la plupart du temps des jeunes dont le parcours de vie a été des plus chaotiques. Cette adhésion au jihadisme agirait, en quelques sortes, comme une ″prothèse identitaire″ offrant ainsi l’occasion de s’affirmer. Ce jihadisme serait également perçu comme la garantie d’une « promotion de soi » (page 95) pour l’individu alors que ce dernier s’est senti jusqu’alors particulièrement exclu de la société.
L’auteur va plus loin en consacrant quelques pages au « Petit Blanc » se situant en bas de l’échelle sociale, méprisé par les « vrais Blancs » et se méfiant des « Arabes » (page 96). Parmi eux, quelques uns vont opter pour la radicalisation en adhérant à des groupes d’extrême droite, d’autres vont choisir de se convertir et d’adopter la trajectoire « du jeune musulman d’origine immigrée » (page 100). Mais une troisième voie peut s’ouvrir à eux, celle du passage à l’acte dans la pure logique de la violence contre les « Blancs » (page 100), suscitant alors une sorte d’électrochoc face à ″une menace de l’islam″ ; Anders Breivik (l’auteur des attentats en Norvège en 2011) fait partie de cette dernière catégorie.

Qu’en est-il alors de l’islamiste radical ?

Le sentiment d’enfermement, d’isolement dans un monde déshumanisé et clos est à prendre en compte. Dès que ce sentiment se trouve relié à une idéologie, et dans le cas présent une idéologie à caractère religieux, ce mélange de désespoir et de ressentiment (la « haine » pour les jeunes et la « rage » pour les sociologues (page 103) qui jusque là s’exprimait plus à travers la délinquance, va prendre une dimension sacrée à travers le jihad que reprend alors à son compte cet acteur qui s’est radicalisé. L’islam devient alors la « religion des opprimés », ces derniers mettant un terme à l’oppression par « la guerre déclarée contre les Blancs impies » (page 104). L’islam identitaire donne du sens à une existence écrasée.
Quatre voies s’offrent à ces jeunes se sentant exclus :
 La première voie consiste à tout faire pour s’intégrer socialement et économiquement, et ce en dépit des obstacles.
 La deuxième voie est celle de la délinquance et sa sacralisation.
 La troisième voie serait de s’extraire de la société et d’adhérer au salafisme en rompant avec le reste du monde.
 La quatrième voie est celle de « la violence guerrière contre la France » (page 120), seule solution permettant alors le salut.

Le modèle dit « classique du radicalisé », comme le fait remarquer l’auteur, ou en voie de l’être, s’affichait tout comme le fondamentaliste par le port de la barbe, la tenue identique aux salafistes, un comportement agressif vis-à-vis des non-musulmans ou ″des mauvais musulmans″ (de leur point de vue bien évidemment)…et dans le même temps une attitude affichée de prosélytisme.
Cette ostentation affichée des plus radicaux encore présente au début du 21ème siècle, va peu à peu, et surtout après le 11 septembre laisser place à « un modèle introverti du jihadiste » (page 133). Ce changement permet surtout d’échapper à la vigilance des forces de police et des services de renseignement.
Aux groupes larges et plus facilement repérables, succèdent les petits réseaux et de plus en plus d’individus isolés garantissant par là-même une plus grande chance de succès dans des actions terroristes.

La Syrie va jeter sur les routes un nouveau type de radicalisés, parmi lesquels des jeunes Européens : ces derniers sont le fruit d’un mélange de « fondamentalisme exacerbé » (page 137), de conviction humanitaire et pour finir d’un sentiment de participer à une aventure excitante, hors norme, garantissant un dépassement total de soi… Ils vivent une autre réalité, fantasmée, et tentent par tous les moyens de se rattacher à l’Oumma mythique.
La nouveauté réside dans le fait que de jeunes mineurs, filles et garçons, s’accrochent à cette réalité où un autre monde ″parfait″ semble préférable à leur quotidien bien terne.
Quant aux « pré-radicalisés », ces derniers vont se « sur-radicaliser » (page 141) au contact des membres du Front al-Nosra, de l’EI… Leur retour pose problème du fait même de leur dangerosité. Nous rentrons ici dans une radicalisation transnationale.

Farhad Khosrokhavar achève son analyse par une partie sur la radicalisation en prison qui là aussi n’est en rien un phénomène nouveau ; l’auteur lui-même a déjà publié un certain nombre d’études sur ce sujet : L’islam dans les prisons [1], Quand Al-Qaïda parle [2], analyses enrichies d’entretiens qu’il a lui-même menés.

Si une conclusion s’impose, c’est celle d’une radicalisation « protéiforme », comme l’a remarquablement expliqué l’auteur.

Fahrad Khosrokhavar, Radicalisation, Paris, Maison des sciences de l’homme, décembre 2014, 191 pages.

Publié le 31/03/2015


Carole André-Dessornes est Chercheure - Consultante en Géopolitique depuis 16 ans travaillant sur les questions générales et les thèmes portant sur la violence sous toutes ses formes au Moyen-Orient.
Docteure en sociologie (Doctorat obtenu sous la direction de Farhad Khosrokhavar à l’EHESS) et membre associée au Cadis, Carole André-Dessornes est également, entre autres, titulaire d’un DEA d’études diplomatiques et Stratégiques, de 2 maîtrises d’histoire.
Elle intervient également dans des institutions comme l’École Militaire de Spécialisation de l’Outre-Mer et de l’Etranger (EMSOME), le CEDS…les hôpitaux psychiatriques auprès du personnel soignant et administratif sur la Géopolitique du Proche et Moyen-Orient ainsi que sur les impacts de la géopolitique sur la santé mentale.
Elle est l’auteur de nombreux articles sur le Moyen-Orient, ainsi que de plusieurs ouvrages : « 1915-2015, un siècle de tragédies et de traumatismes au Moyen-Orient », aux éditions L’Harmattan, collection la Bibliothèque de l’IreMMO, octobre 2015, « Les femmes-martyres dans le monde arabe : Liban, Palestine, Irak », aux éditions l’Harmattan, décembre 2013. A publié en 2006 un ouvrage sur « La géopolitique, un outil au service de l’entreprise » aux éditions EMS.


 


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