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Extrême droite et extrême gauche en Turquie (1970-1983)

Par Valentin Germain
Publié le 27/08/2013 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

A picture taken on September 16, 1980 shows Turkish Chief of General Staff General Kenan Evren during a press conference a few days after he headed the move when the Turkish Armed Forces took over the government and dissolved the Parliament.

AFP PHOTO / UPI / AKAJANS

Une extrême-gauche fractionnée

L’extrême-gauche turque de la deuxième moitié du XXe siècle peut être caractérisée par sa multitude. Il n’y a qu’au début des années 60 que le Türkiye ??çi Partisi (T ?P), Parti Ouvrier de Turquie, réussit à rassembler. À partir de 1965, les dissensions sont nombreuses. À l’intérieur du parti, plusieurs tendances émergent : une opposition interne rassemblant les jeunes demande plus de formation théorique sur Marx ou Engels tandis que l’exécutif préfère la pratique à la théorie. En outre, personne n’est d’accord sur le type de révolution à accomplir. Les plus jeunes soutiennent la révolution nationale et démocratique, qui doit être réalisée en deux parties, avec l’aide des militaires dans un premier temps, puis sous la forme d’une révolution prolétaire. Les autre, estimant que le peuple est déjà prêt pour accéder au communisme, mettent en avant la révolution socialiste qui doit se réaliser d’un seul tenant.

La jeunesse se désolidarise donc du T ?P pour fonder Dev-Genç (la Jeunesse Révolutionnaire). Chacun des deux camps clame être le seul vrai représentant du socialisme et du communisme en Turquie. Tandis que le parti continue sur la voie parlementaire, mais avec de moins en moins de succès, d’autres tendances naissent au sein de Dev-Genç, parmi lesquelles se distinguent trois leaders : Deniz Gezmi ?, Mahir Çayan, ?brahim Kaypakkaya. Trois nouvelles organisations apparaissent ainsi vers la fin de l’année 1969, et une guérilla urbaine et rurale se déclenche entre 1970 et 1972.

Le coup d’État de 1971 donne un coup d’arrêt à ces mouvements. Ce dernier n’est pas organisé uniquement pour mettre fin à la violence d’extrême-gauche mais plutôt pour stopper la propagation des extrêmes dans l’État. La mobilisation est telle à partir des années 1960 que dans l’armée turque, on compte des extrémistes de droite et de gauche. De même, les policiers sont très politisés à travers leurs syndicats. En 1974, une amnistie générale est décrétée et tous les militants sortent de prison. Désorientés et sans leader, ils décident de recréer leurs organisations passées. Les tenants de la tradition ergotent sur les différents sens des noms et des programmes et les courants se comptent par dizaines.

À cette époque, Dev-Genç se ceint en deux. Dev-Yol (la Voie Révolutionnaire) et Dev-Sol (la Gauche révolutionnaire) voient le jour. Ces deux organisations comptent parmi les plus fortes de l’extrême-gauche. La première est une organisation lâche avec un noyau dur rassemblant les révolutionnaires professionnels, et des milliers de militants et de sympathisants. La seconde compte beaucoup plus de radicaux voulant utiliser à tout prix la violence armée. L’héritier de ce courant est aujourd’hui le DHKP-C (le Parti-Front de libération du peuple révolutionnaire), encore actif comme en témoigne l’attentat contre l’ambassade américaine à Ankara en février 2013.

Un État gangrené par l’extrême-droite

L’extrême-droite turque se structure autour du Milliyetçi Hareket Partisi (MHP), le Parti de l’Action nationaliste. Ce dernier est issu du Cumhuriyetçi Köylü Millet Partisi (Parti national républicain et paysan) dont le drapeau représente trois croissants sur un fond rouge en hommage à la culture ottomane. Alparslan Türke ?, un des acteurs du coup d’Etat de 1960, fonde le MHP en 1969 et dans un premier temps défend une politique panturquiste avant d’opter pour un nationalisme islamique et turc qui lui permet de toucher l’Anatolie conservatrice.

Autour du parti, différentes organisations sont fondées afin de soutenir l’action de ce dernier et son accès au pouvoir. Durant les années 1970, les militants d’extrême-droite développent alors des activités violentes contre la gauche et l’extrême-gauche turque ainsi que les minorités religieuses et ethniques du pays. Ces militants qui se constituent en une milice s’appellent eux-mêmes les idéalistes (ülkücüler), mais ils sont plus connus sous le terme de Loup Gris (bozkurtçular) d’après un personnage issu de la mythologie turcophone. Le drapeau aux trois croissants ainsi que le symbole du loup deviennent alors les signes de ralliement de milliers de sympathisants de l’extrême-droite.

Une véritable stratégie d’affrontement idéologique et physique avec l’extrême-gauche se met en place durant ces années où l’extrême-droite profite de la participation du MHP au pouvoir. En effet, du 31 mars 1975 au 5 janvier 1978, le MHP participe à deux gouvernements de coalition, ce qui permet aux militants du mouvement nationaliste de bénéficier des ressources étatiques nationales et locales pour affronter l’extrême-gauche. Ainsi, à la violence résultant de rencontres fortuites entre les deux extrêmes et de l’interaction urbaine s’ajoute une violence organisée et régulière. Les nationalistes montent des groupes d’intervention (vurucu timler) pour atteindre la gauche de manière systématique.

Au niveau local, lorsque le MHP est au pouvoir, ces groupes profitent de la présence de sympathisants de droite en activité dans les institutions judiciaires ou dans la police pour accorder l’impunité aux militants. Les procédures judiciaires sont donc contrôlées de même que les commissariats. En cas de décision administrative de fermeture de sections locales d’organisations nationalistes, le parti joue de son réseau pour invalider la décision de justice.

Les militants sont recrutés sur une sélection et formés dans la pratique de la violence physique. La violence armée organisée bénéficie d’un État corrompu ou désorganisé, et les actions légales, illégales ou criminelles sont encouragées par un parti qui accède au pouvoir. Le MHP fait nommer ses militants dans plusieurs institutions d’État et entreprises publiques et dans ce contexte, les organes de l’État sont incapables de rétablir l’ordre tant il est gangrené par l’extrême-droite et tant la violence est considérable dans le pays.

Une violence d’envergure et permanente

Durant les années 1970 mais surtout à partir de 1975, la Turquie entre dans un processus de polarisation extrême avec d’un côté la gauche radicale et de l’autre, l’extrême-droite représentée par le MHP et le mouvement nationaliste. La société turque se retrouve politisée à tous les niveaux : dans l’administration, les entreprises, les universités, les lycées et même les collèges. La violence physique augmente de manière considérable : on passe de 3 morts dus à la violence politique en 1975 à 1368 en 1979 et 1939 pour l’année 1980, avant le coup d’État du 12 septembre.

Avec environ 20 morts par jour, la violence entre les deux groupes est permanente. Ceux-ci n’ont aucun mal à recruter toujours plus de membres car les jeunes Turcs de l’époque n’ont aucun avenir dans un contexte économique difficile dû à la crise et face à un système où l’éducation supérieure n’est accessible qu’au plus petit nombre. Tandis que la gauche utilise la violence comme un moyen de renverser le gouvernement et de construire un régime socialiste ou communiste, la droite répond en tuant les militants d’extrême-gauche. Entre 1970 et 1975, c’est une violence défensive : personne ne sort sans arme. Les quartiers appartiennent à la gauche ou la droite et, dans une spirale de violence, on se dirige vers une situation de quasi-guerre civile.

Un des événements marquants de la décennie est le 1er mai 1977. Lors du traditionnel défilé et d’un rassemblement de plusieurs dizaines de milliers de personne aux abords de la place Taksim, une fusillade éclate. Elle entraîne un mouvement de panique où de nombreux manifestants sont écrasés. La journée fera 34 morts et l’origine des coups de feu est encore aujourd’hui non élucidée. Suite au coup d’État, le 1er mai n’est plus férié jusqu’en 2009. Depuis on commémore également à cette date la mémoire des morts de 1977.

Pour l’historien néerlandais Erik-Jan Zürcher, spécialiste de la Turquie, l’extrémisme politique en Turquie est aussi violent car il souligne un facteur traditionnel et culturel turc où l’honneur et la honte ont une place importante. Dans ce schéma, la place de la famille ou du groupe est démesurée par rapport à celle des outsiders et la vendetta en cas de conflit est donc la règle.

Lors de cette décennie, outre une violence entre gauche et droite, d’autres types de violence émergent. Dans certaines villes, il y a des conflits entre les milices pour l’occupation de l’espace urbain. Cette violence communautaire touche également les minorités : Kurdes et Alévis. Les nationalistes attaquent tous ceux qui ne sont pas sunnites ou Turcs. Depuis les années 1950, les Alévis sont doublement stigmatisés par l’État : en tant que minorité et en tant qu’hérétiques. Car ils subissent les foudres de l’État conservateur, la gauche s’allie avec eux. Dès lors, ils sont marginalisés comme des communistes. Les Alévis subissent plusieurs pogroms organisés par les Loups Gris durant ces années, mais le plus douloureux est celui de Mara ? en décembre 1978. Plus d’une centaine de personnes perd la vie durant cet épisode, attisé par les attentats successifs entre l’extrême-droite et la gauche radicale.

Les Kurdes sont également touchés par la violence politique. Au conflit entre gauche et droite, ils ajoutent une dimension ethnique. Les Kurdes sont opposés à l’État turc depuis plusieurs années. Entre 1919 et 1946, on observe ainsi des soulèvements périodiques de courte durée portant sur des sujets précis. À partir des années 1960, la revendication s’inscrit dans des mouvements de guérilla. Et durant la fin de la décennie 1970, la guérilla devient le mode d’action armée dominant. En 1978, un étudiant de l’université d’Ankara, Abdullah Öcalan, fonde un parti de gauche, le Partiya Karkerên Kurdistan (PKK), le Parti des travailleurs du Kurdistan. Dès lors, Öcalan devient le porte-parole du mouvement kurde et a pour but de construire un État kurde indépendant et socialiste au sud-est de la Turquie.

Les autorités, dépassées par les événements et relativement gangrenées par la droite, semblent incapables de rétablir l’ordre. Dans les quartiers pauvres, des faubourgs entiers sont contrôlés par la gauche ou la droite, et sont déclarés « zones libérées ». Un des exemples les plus célèbres est celui de la ville de Fatsa, au nord-est du pays, sur la côte de la mer Noire. Entre 1979 et 1980, la ville passe sous le contrôle de l’extrême-gauche après la victoire de cette dernière aux élections municipales. Le nouveau maire Fikri Sönmez réorganise le découpage de la ville et instaure des comités populaires qui refusent bientôt l’autorité de l’État. Accusé d’avoir instauré une république soviétique indépendante, Sönmez voit l’armée assiéger la ville en juillet 1980 et mettre fin à l’expérience révolutionnaire.

Enfin, la violence politique est également inter-groupale. Entre les différentes branches de l’extrême-gauche, les conflits sont récurrents. Les organisations s’attaquent entre elles, débusquant les « traîtres » à la cause dans un prolongement des conflits portant sur l’héritage des groupes du passé. Toutes ces formes de violence se répandent à travers le pays malgré la déclaration de l’État d’urgence à l’est du pays en 1978 qui s’étend à tout le pays. Un couvre-feu est instauré après 19h. Le coup d’État est dans les esprits. Entre 1979 et 1980, la violence change une dernière fois de forme en ne se restreignant plus à des affrontements entre gauche et droite mais en touchant désormais des figures publiques. En mai 1980, un député du MHP est assassiné. En juillet, c’est au tour de l’ancien Premier ministre Nihat Erim d’être abattu. Sa mort est revendiquée par Dev-Sol. Le même mois, l’un des fondateurs du T ?P, Kemal Türkler, est tué par des militants du MHP.

Ces derniers développements débouchent sur la fin de la seconde République de Turquie et sur le troisième coup d’État militaire que connaît le pays en vingt ans. Plusieurs raisons y conduisent : les graves troubles qui agitent le pays, le séparatisme kurde mais également un système politique en complète déliquescence et une économie dévastée. À cela, on peut ajouter la peur de la menace islamiste. En effet, depuis janvier 1979, l’Iran est devenu une République islamique. Dans l’armée, on craint que ce pays soutienne et finance des groupes fondamentalistes. C’est pourquoi le 12 septembre 1980, à trois heures du matin, l’armée prend à nouveau le pouvoir.

Dès lors, toutes les organisations de la gauche radicale sont démantelées. Les cadres vont en prison. Les partis légaux de la gauche parlementaire n’ont plus le droit d’exercer. Pour les Kurdes, le coup d’État est une épreuve grave. Les militaires souhaitent en effet centraliser et renforcer l’action d’un État unitaire alors que les Kurdes espèrent leur autonomie. Les généraux veulent donc éradiquer la présence kurde et déclarent l’interdiction de la langue kurde dans l’espace public. De même, les prénoms kurdes sont interdits. Jusqu’en 1983, la Turquie vit sous un régime militaire, sans Parlement. Après le coup d’État, la violence diminue drastiquement : de 20 morts par jour, on passe à 2. Seules quelques minorités continuent le combat.

Bibliographie :
 BOZARSLAN Hamit, Histoire de la Turquie contemporaine, La Découverte, 2010.
 GOURISSE Benjamin, « Variation des ressources collectives et organisation des activités de violence au sein du Mouvement nationaliste en Turquie (1975-1980) », Cultures & Conflits n°81-82, Printemps/Été 2011.
 ZÜRCHER Erik-Jan, Turkey : A Modern History, I.B.Tauris, 2004.

Publié le 27/08/2013


Valentin Germain est actuellement étudiant au Magistère de Relations Internationales et Action à l’Etranger de l’université Paris 1. Après avoir grandi au Maroc, il a étudié à Paris, notamment avec Nadine Picaudou, Pierre Vermeren et Khadija Mohsen-Finan. Passionné par le monde arabe et la Méditerranée, il a voyagé et vécu en Egypte, en Turquie et au Liban.


 


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