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Exposition « Vingt cinq ans de créativité arabe : Art contemporain » à l’Institut du Monde arabe, du 16 octobre 2012 au 3 février 2013

Par Juliette Bouveresse
Publié le 23/10/2012 • modifié le 10/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

En refusant de proposer la rétrospective d’un quart de siècle d’une scène artistique en pleine effervescence, les commissaires de l’exposition, Aurélie Clémente-Ruiz, directrice du département des expositions, et Ehab el-Labban, critique d’art et spécialiste égyptien, font le parti pris d’une absolue contemporanéité, présentant des œuvres produites entre 2007 et 2012, dont beaucoup ont été commandées pour l’événement. Le parcours est marqué par une diversité de styles, de projets, de supports. Les médiums traditionnels (peinture, dessin, sculptures) côtoient le florilège le plus moderne (photo, vidéo, installation) dans un jeu de dialogue et de mélange. En réunissant quarante artistes aux origines, aux destins et aux démarches singulières, l’exposition se fait le miroir conscient de l’essentielle pluralité de la sphère culturelle arabe, comme le souligne Aurélie Clémente-Ruiz : « La question de la spécificité propre à l’art de cette région du monde est d’emblée rendue très complexe du fait des parcours mêmes des artistes, et elle renvoie de fait à ce qu’est l’arabité. Beaucoup de plasticiens vivent de fait en dehors du monde arabe [1]. »
À l’encontre d’un simple état des lieux, l’exposition présente une cartographie mobile et problématique de l’art contemporain arabe, revêtant une dimension réflexive qui se cristallise autour de la question de l’identité, point de convergence des œuvres et leitmotiv du parcours.

Ahmed Mater, Magnetism
Ahmed Mater, Magnetism
Crédit photo : IMA

La mise en exergue d’une mémoire culturelle est sensible à travers l’allusion, la citation, l’évocation d’une tradition artistique. Un signe d’allégeance ou de fidélité y est perceptible, dans une démarche relevant de la recherche esthétique et portant une empreinte personnelle. Ainsi, la photographe saoudienne Reem Al-Faisal parcourt à travers son œuvre la pensée d’une identité religieuse et de ses rites, comme celui du pèlerinage, dans des tirages en noir et blanc qui ont pour vocation de « louer la gloire de Dieu dans l’univers. » Les motifs de l’architecture islamique y sont souvent présents en arrière-plan, alors que ce sont des tissus traditionnels qui apparaissent, collés et inclus dans la toile, sur les peintures de l’artiste soudanais Mohammed Omar Khalil. La ligne courbe de l’arabesques et de la calligraphie est reprise et modulée sous le pinceau de Youssef Ahmed, dans Symboles du désert (acrylique sur papier d’écorces de palmier, 2012), une œuvre qui invente le langage du sable yéménite. L’immense lampe carrée d’Ayman Baalbaki, où la lumière se fraye un chemin à travers les inscriptions en arabe découpées dans des tissus caractéristiques aux couleurs vives, relève d’un désir de dépasser les blessures laissées par la guerre au Liban en renouant avec le passé culturel, tout en prenant en compte la contradiction et l’absurdité du présent, puisque les mots percés sont, comme le souligne le titre de l’œuvres, des « mots vides » (Kalam faregh), ceux que s’envoient les amoureux et qui défilent sur les écrans des chaînes de télévision arabe.

Arwa Abouon, Al Matar Rahma
Arwa Abouon, Al Matar Rahma
Crédit photo : IMA

L’héritage se trouve également confronté et croisé avec une autre culture, dans une mise en présence interrogative de la double appartenance culturelle. Ainsi, c’est sur le mode d’une mise à distance humoristique et tendre qu’Arwa Abouon fait référence, depuis le Canada où elle vit et travaille, à son origine libyenne. L’arc en ciel des tenues traditionnelles de toutes les couleurs qui s’alignent sur la photographie « Al-Matar rahmah » (2007, tirage numérique) illustre avec un optimisme rieur la citation du Coran qui figure dans le titre : « La pluie est une bénédiction » (Coran, 54/6). Dans une autre tonalité, en superposant au drapeau américain des motifs islamiques géométriques ou floraux, l’artiste libanaise Doris Bittar, qui vit et travaille aux Etats-Unis, veut suggérer, après les attentats du 11 septembre et les guerres d’Irak et d’Afghanistan, des « narrations alternatives » qui explorent « les concepts de loyauté, d’identité, de nationalisme et de pouvoir. » A ces effets de décalage et de surimpression, Karima al-Shomaly oppose un procédé de déplacement. À travers « Mask » (acrylique sur toile, 2012) elle cherche à saisir le « symbolisme nouveau » que peut acquérir la burqa lors de son transfert depuis son pays, les Émirats arabes unis, vers « d’autres contextes culturels ». L’analyse distanciée du signe ou de la tradition religieuse se matérialise au plus haut point dans l’œuvre de Ahmad Mater, Magnetism, autour d’une installation présentant un aimant et des fragments attirés en cercle, qui se réfère au pèlerinage à la Mecque, le Hajj, comme en témoigne l’artiste : « Quand j’étais enfant, mes grands-parents qui me parlaient de leur expérience du Hajj me racontaient l’attraction physique qu’ils ressentaient auprès de la Kaaba. Ils se sentaient attirés par elle presque comme par un aimant. »

Aux cotés de cette réflexion sur le patrimoine culturel et religieux de l’Islam et son croisement avec d’autres cultures, certaines œuvres s’inscrivent dans un contexte historique, politique et social précis qu’elles réfléchissent dans un travail mémoriel.
Ainsi, en composant une mosaïque de vidéos et de photographies colorisées qui recycle images d’archive et photographies personnelles, l’artiste algérien Ammar Bouras revient sur l’Algérie de la décennie 1990, « années de terreur absolue où la mort industrielle emportait mes amis artistes, journalistes, anonymes ». Le traumatisme de la guerre civile se double du drame personnel de l’artiste, celui d’être accusé de traître, taghût, à la cause de Dieu. D’une toute autre manière, l’œuvre de Nadia Kaabi-Linke, imprégnée d’une dimension commémorative, renoue avec l’histoire de son pays, dans Tunisian americans, une installation qui présente sur des étagères des flacons recueillant le sable des tombes de soldats américains morts en Tunisie pendant la Seconde Guerre mondiale. Retrouver, collecter, conserver : tel est le désir échoué de l’autofiction de Basma Al-Sharif, artiste d’origine palestinienne qui, dans The story of milk and honey, par l’apport complémentaire d’une vidéo, de photographies et de dessins, narre le projet impossible d’une artiste souhaitant écrire une histoire d’amour croisant trajectoire individuelle et mémoire collective, et ne parvient qu’à l’effacement, celui des visages sur les photographies de famille, et à la fragmentation, celle des images, des mots et des sons, qu’elle tisse dans son film.

Waheeda Malullah, Red and White
Waheeda Malullah, Red and White
Crédit photo : IMA

La profondeur rétrospective de tels projets les dotent d’une épaisseur temporelle, là où l’œuvre de mémoire s’effectue sur le vif de l’événement, dans des créations qui regardent les révolutions arabes à la lumière du désenchantement. Dans sa série Red and White, la photographe Waheeda Mallulah représente une femme enveloppée d’un tissus blanc où est peint en rouge vif la géographie du Bahreïn, dont la forme ensanglantée grandit à chaque cliché. La violence épurée et l’efficacité visuelle reposent sur la dualité chromatique du blanc et du rouge, couleurs qui figurent sur le drapeau du Bahreïn, et se double d’une « tentative d’exprimer la paix » puisque le dessin est aussi celui d’un enfant à naître. Non loin de là, le symbolisme des photographies de Meriem Bouderbala est celui d’un lyrisme sombre, porté par le drapeau de la Tunisie flottant dans les eaux : « Mon pays s’enfonce et se noie, la surface étale de l’eau révèle sa lente immersion. Il n’y a plus de révolution populaire, il ne reste que la récupération par un « mode révolutionnaire » que des élites en mal d’émotion se partagent avec avidité. Le visage de la Tunisie d’aujourd’hui est celui de l’art quand il affirme sa quête sublime et son errance. »
Ces œuvres du présent peuvent interpeller plus directement la société moderne qui devient un espace de création et d’interprétation. La topographie, les frontières, les manifestations et les symboles de cette société sont alors explorés et métamorphosés. Driss Ouadahi, dont la série No return (huile sur toile, 2011) montre des grillages troués sur un fond de ciel bleu sombre, semble solliciter la signification que peut revêtir ces signes urbains qui balisent un territoire de mémoire et d’imagination : « Les éléments architecturaux réels, blocs HLM, espaces verts, grillages… composent les différentes strates de mémoire et de culture, qui traversent les territoires en transition et font partie d’une psycho-géographie particulière du lieu et du non-lieu qui est en lien étroit avec la densité picturale révélée dans l’œuvre. » L’attention portée au paysage urbain relève ici d’un travail sur le détail porteur de sens, tandis que Abdulnasser Gharem relève un phénomène particulier à la société saoudienne, avec sa sculpture monumentale, Le tampon : « Chaque jour en Arabie saoudite, des milliers de coups de tampons sont donnés sur une mosaïque de documents par des bureaucrates, des officiels, des policiers, des soldats qui tous ensemble, participent à un système collectif inconscient d’imprimatur (…) Par cette action, je deviens ma propre autorité et le contrôleur de mon propre destin. »

Abdulnasser Gharem, Inshallah, Stamp
Abdulnasser Gharem, Inshallah, Stamp
Crédit photo : IMA

Toutefois, la référence à un contexte historique, politique et social inclut une relation dialectique avec le monde globalisé, ne serait-ce que par les médiums mobilisés, comme la vidéo et l’image d’archive qui se démultiplient dans l’œuvre en kaléidoscope d’Ammar Bouras et invitent à réfléchir sur le statut de l’image dans les sociétés actuelles, son rôle d’information, sa signification historique. Le questionnement sur le monde globalisé rend compte d’un statut problématique du créateur, acteur de la scène artistique du monde arabe et artiste international.
L’installation vidéo de Mounir Fatmi, Les temps modernes, une histoire de la machine – La Chute, semble emblématique d’une réflexion sur les nouveaux rapports de force du monde globalisé, par la représentation en mouvement des rouages complexes d’une usine imaginaire dont les pièces porteraient des inscriptions calligraphiques en arabe. Cette œuvre graphique, qui se réfère au film Les temps modernes de Charlie Chaplin, offre une vision de l’avancée de la modernité mêlant l’évocation de l’industrialisation occidentale et le développement économique plus récent en Orient. La tension identitaire que cette représentation soulève est plus clairement mise en scène dans l’œuvre critique et humoristique de Mahmoud Obaidi, artiste irakien qui vit et travaille au Canada. Fair skies, sous-titrée « Comment ne pas passer pour un terroriste aux yeux des autorités des aéroports américains », est une installation comprenant notamment une vidéo et un distributeur qui propose des kits de maquillage pour changer d’apparence, portant la notation ironique « Quality product for a worry-free travel and a better world ». Le contrôle omniprésent qui régit les sociétés actuelles est perçu avec acuité à travers le prisme de la sécurité des aéroport, comme le révèle également Maha Malluh, avec Head over heels, de la série Tradition et modernité, où elle présente des photogrammes tels que produisent ceux des portiques de détection qui scannent les bagages, ce qui selon elle est une façon de « récupérer et disposer de nos objets » et de « prendre la parole ». La pensée moderne peut aussi se détacher de toute référence au réel, pour prendre son essor dans Wisdom machine, une installation interactive créée de Nedim Kufi et Talal Refit, qui met à la disposition du visiteur des ordinateurs sur lesquels un logiciel permet de créer des maximes et des aphorismes d’aujourd’hui : « Nous voulons faire entendre une sagesse qui n’a encore jamais été exprimée. Notre machine produit constamment des phrases ou plutôt une phrase faite de mots rangés au hasard. Il arrive qu’elle créé du sens, et parfois ce n’est pas le cas, mais de façon générale, elle est plutôt convaincante. C’est un murmure inconnu qui propose des pensées libres de droits d’auteur. »

Tout au long du parcours, des lignes directrices, qui dialoguent, entrent en tension, se confondent, dessinent les frontières en pointillé de l’art contemporain arabe, comme autant de fils thématiques qui gravitent autour de la question identitaire. Celle-ci se trouve prise dans un intervalle, oscillant entre mémoire culturelle, mémoire collective et mémoire individuelle, entre contexte historique et ouverture réflexive au monde contemporain, entre ancrage originel et lien artistique avec l’occident. C’est ce jeu de variation et de dualité que met en lumière avec acuité l’exposition, dès lors que « le patrimoine culturel et le legs de l’histoire deviennent matière à réflexion et à émotion engageant le corps et l’esprit, la plasticité et le concept, le jeu et la tragédie, la dimension mémorielle et le présent, le collectif et l’individu [2]. »

Institut du monde arabe
1, rue des Fossés Saint-Bernard
Place Mohammed V
75005 Paris
Tél. 01 40 51 38 38
Fax. 01 43 54 76 45

À lire :
 numéro spécial de la revue Art absolument « Vingt cinq ans de créativité arabe / Art contemporain », référence 1152.
 Vingt cinq ans de créativité arabe – Art contemporain, catalogue d’exposition, Institut du Monde Arabe, Paris, 2012.
 ALAOUI, Brahim, Art contemporain arabe : collection du Musée, Institut du Monde Arabe, Paris, 1987.
 ALAOUI, Brahim, de PONTCHARRA, Nicole, NAOUM, Nabil, Regard sur l’art contemporain arabe : La collection Kinda, Institut du Monde Arabe, Paris, 2002.
 NAEF, Silvia, Art contemporain arabe : Modernité et mondialisation, Passerelles, 2003.

Les clés du Moyen-Orient remercie l’Institut du Monde arabe pour ses visuels.

Publié le 23/10/2012


Juliette Bouveresse est élève à l’École Normale Supérieure de Lyon en Histoire des arts. Ses recherches portent sur l’art contemporain au Moyen-Orient et dans le monde arabe.


 


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