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Évolutions récentes des politiques démographiques en Turquie : du discours pro-nataliste utilitaire à la vision conservatrice de la famille

Par Nicolas Fait
Publié le 28/01/2013 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

Recep Tayyip Erdogan, Janvier 2013, Ankara

ADEM ALTAN, AFP

Les politiques démographiques de la Turquie ont évolué au fil de l’histoire en répondant à des constats démographiques et sociaux mais aussi (et bien plus) aux prérogatives morales et idéologiques des successifs régimes politiques. Depuis l’indépendance de la République en 1923, on peut identifier des caractéristiques propres aux politiques démographiques qui se déclinent par couple d’antonymes : pro-natalisme/anti-natalisme et modernité/tradition. A travers l’analyse historique des différentes politiques en la matière, nous tenterons de comprendre les politiques du gouvernement actuel et le discours qui les accompagne. A cet égard, la tenue du Sommet International des Politiques Sociales et Familiales (Uluslararası Aile ve Sosyal Politikalar Zirvesi) à Ankara les 2 et 3 janvier 2013, nous a donné matière à analyser. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan y a réitéré son appel aux familles turques d’avoir au moins trois enfants. Selon le Premier ministre, la force d’une nation réside dans sa famille et la force des familles réside dans le nombre de leurs enfants. Alors que l’indice de fécondité en Turquie est de 2,02 enfants par femme (à peine plus que la France où l’indice s’élève à 2,01), il a exprimé le souhait de voir cet indice augmenter afin de limiter le vieillissement de la population et de permettre son renouvellement : « Un enfant c’est la faillite, deux enfants aussi. Trois enfants ne nous permettent pas d’évoluer mais n’entraînent pas de régression [1] ». Cette position avait déjà été précisée à l’occasion de l’annonce du projet de la réforme de la législation relative au droit d’avorter en mai 2012, annonce qui n’avait pas manqué de faire polémique. La politique sociale et familiale turque défendue par l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi) a donc désormais un nouveau visage que nous nous proposons ici d’éclairer.

Les trois âges de la politique démographique de la République

Les enjeux de la politique démographique actuelle en Turquie ne peuvent être compris qu’au regard de l’évolution des pratiques en la matière. Nous pouvons distinguer trois périodes en terme de politique démographique. La première s’étale de 1923 à 1965, période à laquelle la Turquie met en place une politique démographique volontariste et nataliste. Après la Première Guerre mondiale et la guerre d’Indépendance, le discours nataliste prend tout son sens dans un pays démographiquement déprimé par les guerres successives. En 1923, Atatürk exprime devant l’Assemblée nationale la nécessité de comprendre la démographie d’un pays : « La question de la population est un sujet crucial dans la vie d’un pays. D’un point de vue administratif, militaire, financier et économique, il est nécessaire de connaître le nombre réel de la population d’un pays. Il est nécessaire de connaître et de maîtriser le taux d’accroissement de la population et d’endiguer les causes de la diminution de la population (…). Il s’agit d’une exigence [2] ». Dès 1926, le code pénal turc punit l’avortement, l’utilisation et la vente de moyens contraceptifs. Des mesures incitatives tels que les réductions d’impôts aux foyers de plus de plus de trois enfants, l’abaissement de l’âge légal du mariage sont mises en place. Au cours de cette première période, la mortalité baisse alors que, en conséquence de la mise en place de mesures natalistes, la fécondité augmente, facteur principal de la forte croissance de la population à la fin des années 1940 [3].

Après le renversement de Menderes par le coup d’état militaire de 1960, une frange de la société civile commence à exprimer son désaccord avec les politiques natalistes [4]. Ce sont notamment des obstétriciens et des gynécologistes - parmi lesquels Nusret H. Fişek qui sera brièvement ministre de la Santé - qui pointent du doigt la forte mortalité due aux suites des avortements clandestins réalisés dans des conditions sanitaires déplorables. A la même période, le gouvernement prend conscience de l’importance de l’urbanisation liée à l’exode rural, de la difficulté de loger les familles nombreuses dans les grandes villes du pays. C’est donc en 1965 qu’un planning familial est mis en place, aboutissant à la légalisation et la démocratisation des moyens contraceptifs et à la généralisation des programmes de sensibilisation. En dépit des mises en garde des spécialistes, l’avortement ne sera légalisé qu’en 1983. L’après 1965 entame donc l’ère des planning familiaux en Turquie, qui resteront plutôt anti-natalistes jusqu’au milieu des années 1990, période à laquelle un discours pro-nataliste émerge au travers des partis politiques conservateurs.

En 2000, la Turquie a quasiment achevé sa transition démographique [5], ses taux de mortalité et de natalité sont relativement faibles et on commence à parler de vieillissement de la population. Conjointement, le parti islamo-démocrate au pouvoir promeut une nouvelle forme de programme familial en rupture avec les deux périodes précédentes. Cette nouvelle politique se caractérise principalement par ses visées pro-natalistes (qui reposent principalement sur le parallèle entre dynamisme démographique et économique) et par sa vision conservatrice de la famille.

L’argument économique de la politique pro-nataliste du gouvernement AKP

La population turque a été multipliée par six entre les recensements de 1927 et de 2011, passant de 13 à 74 millions. Cependant, au cours des dix dernières années, si l’on observe l’indice conjoncturel de fécondité [6], on constate une baisse constante de ce dernier, et ce dans l’ensemble des régions en dépit d’une forte hétérogénéité de la fécondité en Turquie (qui atteint 3,42 dans le Sud-est contre 1,5 dans l’Ouest). D’après les chiffres de l’Institut national de statistique (TÜIK), cet indice s’élève en 2001 à 2,37 enfants par femme contre 2,01 en 2011 [7]. La TÜIK estime une baisse constante de l’indice dans les années à suivre, chiffré à 1,8 enfants par femme pour les projections de 2050, date à laquelle la population turque devrait atteindre 94,6 millions d’habitants [8]. Les Nations unies ont prévu en 2006 trois scénari démographiques pour la Turquie en fonction de la fécondité où l’on retrouve des estimations proches de celles de la TÜIK [9]. Les évolutions de la société et les plannings familiaux mis en place depuis 1965 sont en grande partie à l’origine de cet infléchissement. Le gouvernement actuel souhaite changer la donne et a conséquemment « viré de cap » en matière de politiques familiales et sociales. Le discours pro-nataliste s’appuie principalement sur la nécessaire performance économique à réaliser dans l’avenir, performance qui serait irréalisable sans une population jeune en croissance constante.

Erdoğan acquiescerait à coups sûr les propos de Jean Bodin et féliciterait sa clairvoyance. Comme le veut sa célèbre maxime : « Il ne faut jamais craindre qu’il y ait trop de sujets, trop de citoyens vu qu’il n’y a de richesse, ni force que d’hommes ». Bien que la richesse économique soit un argument clé dans les débats portant sur les politiques démographiques, le lien de cause à effet n’est toujours pas prouvé. Faut-il une politique malthusienne ou une politique nataliste pour qu’un État s’enrichisse ? Pourtant connu pour ses penchants pro-natalistes, Alfred Sauvy (ancien directeur de l’INED) ne tenait pas la relation pour vraie et infaillible, il ne la considérait pas comme une loi positive. Au demeurant, les régions où l’on trouve les plus fort taux de fécondité en Turquie ne sont pas les plus riches (c’est notamment le cas du Sud-est). En faisant le parallèle entre dynamisme démographique et économique, L’AKP renoue avec la vision du début de la République. Ce renouement apparaît dans un contexte où la politique turque est dopée à la croissance économique et où les objectifs économiques du gouvernement pour le centenaire de la République en 2023 deviennent de véritables obsessions.

L’autre crainte du gouvernement est le vieillissement, auquel l’argument pro-nataliste propose une solution mathématique. L’âge médian en Turquie s’élève en 2010 à 28,9 ans et devrait passer en 2050 à 40,2 ans [10]. Le Premier ministre a bien précisé la crainte qu’il avait de voir la population turque vieillir : « Au moins trois enfants sont nécessaires dans chaque famille afin que nous évitions un trop fort vieillissement de notre population. Pour l’instant, notre population reste jeune et dynamique, mais lentement, la population vieillit. À l’heure actuelle, le monde occidental tente de faire face à ce problème. Ne prenons pas ces considérations à la légère, il s’agit d’un problème très grave ». Fort des conclusions tirées de l’expérience des pays dont la transition démographique est suffisamment ancienne pour qu’un vieillissement démographique structurel naisse, Erdoğan a rappelé les conséquences sociales et économiques du phénomène.

Les visées conservatrices de la politique sociale et familiale actuelle

Erdoğan a par ailleurs clairement développé une certaine image de la famille à travers ses prises de parole : « Il y a des valeurs abstraites qui font d’un foyer une famille. Et il est extrêmement dangereux de perdre ces valeurs. C’est pourquoi nous travaillons à l’élaboration de nouveaux projets pour protéger les valeurs familiales. Nous avons pris des mesures pour éliminer la pression provoquée par les problèmes économiques sur les familles et par conséquent, nous avons distribué un total de 108 milliards de livres turques d’aide sociale aux citoyens dans le besoin ». Le planning social élaboré par le gouvernement AKP reposerait donc sur un ensemble de conceptions conservatrices de la famille : « Les mères sont considérées comme des éléments de base, les pierres angulaires de la famille, et nous les soutiendrons fortement dans tous les domaines nécessaires ». La famille est également perçue comme un ensemble solidaire où une certaine structure joue un rôle important : « Toutes les ressources sont mobilisées afin de maintenir la structure de la famille et par la même sa sérénité, sa prospérité et le bonheur qu’elle apporte ». Une conception de la famille traditionnelle à l’ère moderne que défend également Fatma Şahin, ministre des Affaires sociales et de la famille : « L’ère de la mondialisation, de l’urbanisation, des migrations, de l’individualité et de la consommation, des fausses conceptions de la liberté, l’ère de l’information et de la technologie dans laquelle nous vivons affecte inextricablement le modèle de la famille nucléaire ». Dans ce discours, le modèle classique de la famille nucléaire apparaît comme menacé par la modernité, la crise économique, et le gouvernement déclare être prêt à financer toutes les démarches nécessaires afin de la préserver.

D’autre part, une des mesures les plus polémiques ayant été avancées par le gouvernement fut celle du projet visant à restreindre le droit à l’avortement. Lors d’une prise de parole, le Premier ministre avait assimilé l’avortement à un crime : « Je considère l’avortement comme un meurtre. Que vous tuiez un bébé dans le ventre de sa mère ou que vous le tuiez après, il n’y a aucune différence [11] ». Un projet de loi qui va donc a l’encontre des recommandations des experts en santé publique qui rappellent qu’une telle mesure entraînera inévitablement une hausse des pratiques clandestines et conséquemment de la mortalité féminines [12]. Le soutien apporté par l’ensemble du gouvernement et - plus surprenant - par Mehmet Görmez, président de la Diyanet (direction des Affaires religieuses), confirme la tendance idéologique qui se faufile derrière l’argument utilitaire des politiques pro-natalistes.

Revirement et prolongements

En dépit de ce revirement, nous pouvons nous interroger sur l’impact de ces nouvelles politiques. Les crédits accordés aux allocations pour les familles nombreuses sauront-elles stopper la diminution de la fécondité ? Nous pouvons en douter dans la mesure où chaque pays en fin de transition démographique et considéré comme développé a vu ce phénomène s’installer de manière structurelle. Avec un indice de fécondité équivalant à celui de la France, la Turquie reste même parmi les champions européens en la matière. En revanche, il est indubitable que la politique familiale du gouvernement AKP s’inscrit dans un processus de réaffirmation des valeurs dites traditionnelles. La famille n’est alors pas seulement une unité démographique au contenu flou mais le véhicule d’un modèle moral à la structure bien définie (Erdoğan a utilisé au cours de ce sommet l’adjectif de famille « forte »).

Publié le 28/01/2013


Nicolas Fait est doctorant en géographie et moniteur à l’UFR de géographie et d’aménagement de Lille depuis 2010. Il travaille sur les migrations vers la Turquie avec l’exemple des migrations issues d’Afrique subsaharienne. Il est l’auteur d’articles sur le site de l’Observatoire de la vie politique turque (OVIPOT).


 


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