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Etude : Biden élu : ‘Contenir’ Téhéran et/ou négocier ? (2/2). Biden : choisir les bonnes options régionales face à un champ de mines. Europe : une locomotive ou le wagon de queue ?

Par Michel Makinsky
Publié le 25/01/2021 • modifié le 05/02/2021 • Durée de lecture : 100 minutes

Michel Makinsky

Le nouveau président à peine installé dispose d’un très court délai pour prendre ses premières initiatives qui donneront le ton de ses orientations. Au-delà du seul Iran, c’est la sécurité régionale qui est à revoir. Alors qu’en Iran les dirigeants affichent prudemment une volonté de dialogue sous condition, des voix inattendues y proposent un tour nouveau des relations avec une Amérique qui ne serait plus un ‘ennemi’. Ballons d’essai ou calculs politiques ? L’équipe de grands professionnels de la diplomatie (Blinken, Burns, Sherman…) aura l’occasion de montrer son savoir-faire.

Si les orientations du nouveau locataire de la Maison-Blanche ne nous semblent pas refléter une vision très ample ni très fournie au-delà des seules modalités de retour conditionnel au JCPOA et des exigences de changement de comportement de la République islamique, dont il s’agit de ‘contrer’ les menaces et ‘conduites malfaisantes’, ce qui est un peu court, force est de reconnaître que la vision de l’Union Européenne mériterait elle aussi d’être enrichie. Nous devinons que des freins pèsent lourdement sur un tel progrès. D’un côté le trio ‘E3’ (France, Allemagne, Angleterre) a longuement vécu dans l’illusion d’apaiser Trump avant que celui-ci ne siffle la fin d’une partie qu’il savait ne pas aboutir, et a sacrifié servilement ses intérêts sous le double joug d’une solidarité atlantique qui s’est avérée unilatérale, et de sanctions et pressions dont l’Europe a été victime sans contrepartie. Pareillement, la complaisance aux désiderata saoudiens et israéliens n’a guère apporté de récompense. Parmi les autres pays de l’Union, les grandes disparités de postures à l’égard de l’Iran ne facilitent pas l’émergence d’une politique ambitieuse. Une Pologne cramponnée au parapluie américain n’a pas la même attitude qu’une Italie qui fait preuve d’audace stratégique… et commerciale, et qu’une Espagne qui cherche sa place. Le Danemark, discret, mais efficace, marque des points. Mais il faut reconnaître que grâce à l’infatigable et courageuse Federica Mogherini et à Josip Borrell, sans oublier Ursula Von der Leyen qui tiennent le cap d’une Union qui veut s’affirmer indépendante, il y a néanmoins des socles [1] pour une plus grande implication de l’Europe et surtout une plus grande capacité de développer une politique autonome qui défende ses intérêts… si ses membres en ont la volonté politique. On a bien vu que les débats sur l’autonomie stratégique que certains considèrent comme une ‘illusion’ montrent que le chemin est parsemé d’obstacles.

A cela il faut bien ajouter un facteur majeur dont la mesure reste à prendre : le successeur de Trump a-t-il l’intention de partager des décisions avec les autres signataires du JCPOA et, plus largement, les Européens dans leur ensemble, ou bien entend-il simplement les consulter et ne prendre de décisions que selon la règle America first and only ? C’est une question fondamentale sur laquelle il n’y aura de réponse qu’une fois le nouveau locataire de la Maison-Blanche entré en fonction, et surtout au vu des consultations que lui et ses principaux responsables conduiront avec les Européens ; il est indispensable et urgent que les Européens, et plus singulièrement les E3, se préparent aux différentes options qui apparaîtront. Nous avons déjà indiqué qu’au vu de certains éléments de continuité de Biden par rapport à Trump, il vaudrait mieux envisager sérieusement d’intégrer ce ‘chapitre Iran’ dans les négociations transatlantiques pour disposer d’un minimum de leviers. Pierre Ramond et Léopold Werner proposent des pistes de réflexion utiles pour décrire les grands axes d’une nouvelle politique iranienne de l’Union Européenne [2]. Dans ce riche travail ils insistent sur la nécessité de « reconnecter les différentes dimensions de la politique européenne de l’Iran qui traite pour l’instant de manière trop autonomisée les questions de la prolifération nucléaire, du programme balistique et de l’influence régionale de l’Iran ». Ils présentent les grands axes d’un changement de paradigme où « les Européens pourraient défendre une nouvelle architecture de sécurité régionale dans laquelle l’Iran aurait intérêt à normaliser les différentes dimensions de sa puissance, en échange de la reconnaissance internationale qui lui manque aujourd’hui cruellement » (ibidem). A cet égard, ils énoncent plusieurs suggestions : permettre à l’Iran un « accès aux technologies d’armement occidentales conditionné à un abandon par Téhéran de ses programmes de prolifération nucléaire militaire et balistique ». Ils proposent que le contrôle de l’abandon de ce programme balistique soit confié à un « organisme sous tutelle onusienne » à créer. En matière bancaire, ils envisagent que « les Européens pourraient fournir à l’Iran des garanties de son retour dans le système financier international, en échange d’une ratification de la Convention de Palerme, des recommandations du GAFI et de l’ouverture d’un dialogue ouvert avec Tel-Aviv ». Enfin, ils souhaitent que l’Europe « défende l’institutionalisation contrôlée de l’influence iranienne en Irak afin de mener à terme la réforme des services de sécurité indépendants de ce pays ». Enfin, ils recommandent « l’instauration d’un ‘mécanisme de prévention et de gestion des crises’ pour promouvoir le dialogue et la désescalade en cas de nouvelles tensions, notamment dans le Détroit d’Ormuz et en Irak » » Brevitatis causa, nous ne discuterons pas ici les préconisations et pistes détaillées de ce document, sachant que plusieurs d’entre elles méritent un examen approfondi, et que d’autres paraissent devoir rencontrer à horizon visible de sérieux obstacles, y compris de la part de la future administration américaine.

Pour sa part, Cornelius Adebahr insiste sur la nécessité pour l’Union européenne de se doter d’une stratégie régionale sur l’Iran [3]. Il considère que les Européens devraient entamer des conversations avec l’Iran, l’Irak, et les 6 membres du Conseil de Coopération du Golfe sur la sécurité régionale. Plutôt que de chercher dès l’abord à construire un système de sécurité qui en comprenne toutes les dimensions, il recommande de procéder par étapes. Son idée centrale est d’inviter les membres du Conseil de Coopération du Golfe à « régionaliser » l’Accord nucléaire de 2015. Sous cette expression, il n’entend pas inclure ces Etats dans un « JCPOA élargi » ou JCPOA + ou ++, mais amener ceux-ci à adopter des mesures anti-prolifération s’inspirant de certaines dispositions de l’accord avec l’Iran. En effet, les tentations de se doter d’une arme nucléaire ne sont pas le monopole de la République islamique. Aussi, Adebahr considère que les Européens devraient « adopter des standards de non-prolifération », tels que « le Protocole Additionnel de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique et les conventions internationales sur la sécurité nucléaire et la gestion des désastres ». De même l’Europe, selon lui, devrait pousser les pays du Golfe à retenir certaines dispositions du JCPOA, « adopter quand c’est possible, des mesures qui encadrent des programmes nucléaires naissants. Ces mesures incluraient de poser des limites à l’enrichissement de l’uranium et de renoncer au retraitement de l’uranium ».

A partir de là, les Européens, d’après notre auteur, pourraient « proposer - et aider à concrétiser - des étapes supplémentaires vers un dialogue régional sur les problèmes de sécurité et les perceptions des menaces ». Parmi ces étapes, il place : « des négociations pour une Charte de sécurité maritime pour le Golfe. Cette charte serait basée sur la Convention des Nations unies sur le Droit de la Mer ». Egalement utile à ses yeux serait « l’adoption de chartes régionales du même genre interdisant les armes biologiques et chimiques ainsi que les essais d’armes nucléaires ». Il met, enfin, la nécessité de « travailler sur des arrangements comparables pour limiter la portée des missiles balistiques et du commerce des armements dans la région ». Dans ce catalogue d’idées dont beaucoup sont bienvenues, nous remarquons que plusieurs d’entre elles sont au centre de désaccords persistants bien qu’ayant été abordées depuis longtemps. Nous pensons particulièrement à l’urgence de désembourber la Conférence pour une zone exempte d’armes nucléaires et d’armes de destruction massive qui se heurte à maints obstacles. Israël n’est pas le moindre même si pas le seul. La question de la limitation de la portée des missiles balistiques est sans doute traitable, mais notre auteur n’a pas perçu l’émergence des missiles de croisière qui changent la donne stratégique régionale. Parvenir à un respect par les membres du Conseil de Coopération du Golfe d’un certain nombre de standards est à la fois crucial et d’actualité. On a vu que les Emirats ont accepté de respecter les ‘gold standards’ mais que l’Arabie saoudite (qui dispose par ailleurs de missiles chinois et autres) essaie de s’en dispenser (avec les encouragements de Trump et la vive inquiétude du Congrès) pour ce qui est des équipements nucléaires en cours de négociations avec Washington. Ceci, alors que persistent des interrogations sur la nature de la coopération nucléaire entre le royaume et le Pakistan, sans parler de contributions chinoises… Spécialement pertinentes, les propositions avancées par C. Adebahr pour la sécurité maritime présentent un caractère d’urgence au vu de la situation présentement explosive du Golfe. Comme beaucoup d’experts, il souligne l’utilité unanimement reconnue des ’mesures de confiance’ et des échanges de vue officieux et discrets (track 2 diplomacy).

Cinzia Bianco avance une approche beaucoup plus pragmatique car prenant en considération les perceptions et postures des différents acteurs régionaux répartis en ‘faucons’ (saoudiens, émiratis, bahreinis) inquiets pour la stabilité de leur régime et les ‘pragmatiques’ (Oman, Qatar…) moins soucieux d’une ‘menace existentielle’ iranienne. Ces deux derniers pays procèdent actuellement à un exercice de rééquilibrage de leurs relations avec les deux autres. Le nouvel Emir d’Oman veut paraître moins aligné sur Téhéran. Dans une étude remarquable [4] par la justesse du diagnostic stratégique, constatant que l’Europe dispose d’une brève fenêtre d’opportunités (la période de transition précédant l’intronisation de Biden et les quelques semaines qui la suivront) pour se poser en « apporteur de solutions concrètes et rapides », elle avance une série de propositions précises et réalistes. Un groupe de pays européens ‘volontaires’ (la France et l’Angleterre joueraient un rôle-clé) entreprendrait très vite auprès de l’Iran et de ses voisins du Golfe des démarches pour préparer le terrain en vue de négociations sur plusieurs points, préalablement à des discussions plus structurelles quant à une architecture de sécurité régionale. Les chapitres en sont connus : « la sécurité des routes terrestres et maritimes (nous ajouterions, pour notre part, les routes aériennes), la stabilité du marché global de l’énergie, l’application du JCPOA ; et la résolution de plusieurs crises régionales au Yémen, en Syrie, en Irak, au Liban, et dans la Corne de l’Afrique ». A cet effet l’Europe, selon C. Bianco, jouerait le rôle d’« honnête courtier » et devrait poursuivre à la fois une démarche diplomatique et une « implication accrue dans la sécurité maritime en amplifiant la mission EMASoH ». Elle suggère de tirer parti de l’Accord de sécurité Rohani (qui avait alors des responsabilités de sécurité) - Nayef (le prince Nayef bin Abdulaziz Saud alors ministre de l’Intérieur) dans les années 1990 qui pourrait être étendu aux autres Etats du Golfe. Parmi les indispensables mesures de confiance pour créer un climat favorable aux négociations, notre auteur suggère avec insistance à l’Iran de « répudier et prendre ses distances avec les brigades Hezbollahal-Hejaz et al Ashtar et de dénoncer officiellement et renoncer à ses revendications passées de souveraineté sur Bahrein ». (A notre sens, chercher à trancher le litige des ilôts d’Abu Musa et de la Petite et de la Grande Tomb avec les Emirats est aussi important). Ces mesures de confiance, selon C. Bianco, pourraient s’inscrire dans un « dialogue structuré » et les terrains de coopération qui en découlent pourraient être discutés dans des « forums régionaux sur le modèle de ceux tenus par l’OSCE ». Ce dialogue structuré et élargi (notamment à d’autres pays intéressés comme la Chine et la Russie) évitera le piège qui découlerait d’un accord bilatéral irano saoudien dont l’unique objet serait la consolidation, de régimes autoritaires [5] ce qui ne résoudrait pas le problème de la sécurité régionale.

Une dangereuse montée des tensions minera-elle les futures négociations de Biden ?

En prenant ses fonctions le 20 janvier, quelles seront les marges de manœuvre de Biden ? L’élimination du spécialiste nucléaire Mohsen Fakhrizadeh le 27 novembre fait partie de la tentative de Netanyahu (qui avait déjà désigné ce dernier comme enjeu lors de sa conférence de presse du 30 avril 2018) d’amener l’Iran « à la faute ». Présenté par les services israéliens comme ayant exercé de hautes responsabilités dans le programme nucléaire militaire « AMAD », le périmètre de ses fonctions actuelles est incertain. Toutefois, les égards publics dont il a bénéficié de la part des autorités iraniennes, les dispositifs de protection (qui ne l’ont pas protégé de son exécution), attestent son importance [6]. Il y avait une certaine urgence pour Netanyahu d’agir avant l’entrée en fonction de Biden pour amener l’Iran à sur-réagir afin de donner l’occasion inespérée d’un dérapage permettant d’entraîner Washington dans des « actions punitives » aux côtés de son allié. C’est le premier objectif, lourdement visible. Il n’a pas échappé aux responsables iraniens. L’effet le plus immédiat en Iran, le plus prévisible, a été le déchaînement de condamnations, voire d’imprécations, de promesses de représailles ‘apocalyptiques’ (surtout des milieux ultras) contre les Israéliens. Bien naturellement, comme en pareil cas, une indignation unanime a traversé toute la classe politique (réformateurs compris), et l’opinion publique, au nom du traditionnel réflexe nationaliste [7]. Il est indiscutable, de plus, que la réalisation sans faute de ce plan a mis en lumière les graves défaillances des services de renseignements, au premier rang, les deux rivaux (le service de renseignements des Gardiens de la Révolution et le MOI-Ministère des Renseignements) qui n’ont pas été capables d’anticiper ni de parer la menace. Ce n’est pas la première fois. Du coup, l’inévitable polémique a surgi [8].

Les conservateurs ont critiqué Rohani pour son silence pendant quelques jours avant qu’il ne condamne cet « assassinat brutal » et ils ont accentué leur offensive déjà lancée auparavant contre lui en dénonçant sa propension à négocier (capituler) devant l’ennemi pendant que celui-ci fomente des actions criminelles. Certains réclament une destitution du président, des proches des Gardiens demandent que ceux-ci se ‘saisissent de la situation’. Une confusion est perceptible à travers les versions contradictoires du déroulé de l’élimination, les aveux de certains responsables quant aux lacunes des services spéciaux, les polémiques sur le statut actuel et passé de Fakhrizadeh, chaque ‘camp’ accusant l’autre de ‘récupérer’ la victime. Du côté des réformateurs, l’occasion est belle pour fustiger les appareils sécuritaires qui consacrent leur énergie à réprimer les défenseurs des libertés politiques et sont incapables de protéger le pays. Le second objectif, tout aussi manifeste, est de poursuivre l’affaiblissement du chef de l’exécutif iranien et de son gouvernement, afin de prévenir tout compromis, tout rapprochement avec Washington, quitte à ce que ceci profite aux forces hostiles à Israël, en particulier les Gardiens de la Révolution qui sont en position de force en vue des présidentielles iraniennes de juin 2021. Un tel scénario convient bien aux ‘durs’ du régime qui font entendre qu’il faut éviter qu’un exécutif ‘faible’ ne négocie avec Washington et qu’il vaut mieux que la négociation se déroule avec un président et un gouvernement forts, s’appuyant sur une majorité parlementaire solide de même couleur politique. Le troisième objectif, tout aussi évident, est de ‘pourrir’ encore plus l’héritage laissé au successeur de Trump en lui compliquant davantage toute tentative d’entrer en négociations avec l’Iran sur le JCPOA comme sur les missiles et enjeux régionaux. Ellie Geranmayeh relève justement que « les visites récentes de hauts responsables américains en Israël et dans les pays du Golfe ont ‘levé les drapeaux’ que ‘quelque chose était sur le feu’ pour provoquer l’Iran et compliquer les avancées diplomatiques de Biden » [9].

Il reste que la violence du choc spectaculaire infligé à l’Iran impose une réaction forte. Le choix, vu le piège tendu, est délicat entre la ‘patience stratégique’ et l’action ‘vigoureuse’. Beaucoup d’analystes estiment que d’un côté l’Iran sous peine d’afficher une faiblesse insigne, est obligé de riposter rudement, et que de l’autre, cette réplique ne doit pas conduire à une escalade périlleuse. Téhéran semble avoir adopté la stratégie mise en œuvre lors de l’élimination du général Soleimani : une riposte graduée dont le code et les valeurs soient compris de la cible [10] soigneusement choisie, selon un calendrier le plus adéquat, suffisamment forte pour impressionner, mais dosée en sorte de ne pas mener à une escalade incontrôlable. Ariane Tabatabai indique que l’Iran pourrait utiliser des intermédiaires locaux (proxies), des cyber attaques, ‘artifices’ pour permettre un relatif déni de responsabilité. Selon elle, le trait principal de ces ripostes destinées à laver aussi les précédentes humiliations récentes (« l’assassinat de deux hauts responsables iraniens cette année et l’explosion de Natanz, les Etats-Unis et Israël qui apparaissent avoir tué le commandant en chef adjoint d’Al Qaida, Abu Muhammad al-Masri à Téhéran en août ») est qu’elles ont été « calculées et calibrées » [11]. Le Guide a d’ailleurs fait savoir par un canal qu’il contrôle qu’une riposte militaire n’est pas nécessairement la bonne solution [12]. Alors que des responsables des Gardiens de la Révolution promettent une revanche sanglante, Rohani déclare : « Les autorités compétentes répondront à ce crime en temps voulu et de façon appropriée » [13]. Golnaz Esfandiari souligne que Khamenei a, certes, promis que les coupables seraient punis mais s’est abstenu de parler de « revanche sévère » ; de même, elle relève qu’Ali Rabii, porte-parole du gouvernement, a déclaré : « Cet assassinat ne restera pas sans réponse mais notre réponse ne viendra pas au moment, en un lieu ou sous la forme auxquels ils (les coupables) s’attendent » [14].

Visiblement, un arbitrage a été arrêté au plus haut niveau, sans doute comme lors de l’épisode Soleimani, au sein du Conseil Suprême de la Sécurité Nationale, inspiré par son secrétaire Ali Shamkhani, sous la direction du Guide. Abdolrasool Divallar estime que l’attentat lui-même n’aura qu’un impact limité sur les capacités iraniennes si d’aventure Téhéran décidait de reprendre un programme nucléaire militaire, dans la mesure où Fakhrizadeh avait un rôle de coordinateur entre différentes entités et non de concepteur véritable. Par contre il était au cœur du système décisionnaire, donc connaissant les intentions du régime à cet égard, sachant toutefois que l’arrêt du programme nucléaire militaire depuis plusieurs années a bien été vérifié par l’AIEA. L’option de ‘retenue’ apparemment affichée par la République islamique peut lui donner une posture d’acteur ‘responsable’ vis-à-vis de ses voisins [15]. Il faut dire que l’épisode suscite de vives craintes dans la région : Israël a pris d’amples précautions par crainte d’attaques contre divers sites, ambassades, personnes (y compris d’anciens responsables nucléaires) ; en particulier, la coordination militaire avec les Américains a été renforcée, les systèmes Iron Dome, Iran Beam, David’s Sling et Arrow sont en état d’alerte maximal. Washington a envoyé pour la deuxième fois en un mois deux bombardiers B52-H pour survoler la région en guise de message dissuasif à l’Iran. De son côté, l’ambassadeur saoudien aux Nations unies a appelé l’Iran à faire preuve de retenue, bien que Riyad soit pratiquement le seul pays de la région (sauf Israël !) qui n’ait pas condamné l’élimination du spécialiste nucléaire iranien. Si la condamnation de l’acte par la Turquie et le Qatar n’a pas surpris, les termes vigoureux utilisés par les Emirats arabes unis pour dénoncer l’élimination ont été remarqués. On notera sans surprise que le Conseil de Sécurité des Nations unies a refusé de se saisir de la demande iranienne de le condamner. Si l’Union européenne, par la voix de Josep Borrell, a condamné l’acte ‘criminel’, la France comme l’Allemagne ne l’ont pas fait, se bornant à inviter les parties à la retenue. Londres adopte une position subtile en déclarant attendre la validation des faits pour se prononcer mais en prônant le respect du droit international qui interdit de viser des civils.

Le successeur de Trump est assuré de trouver sur le chemin des négociations avec l’Iran maints obstacles que d’aucuns s’emploient à accumuler. Nous avons déjà noté les provocations de Netanyahu espérant entraîner une escalade. Du côté iranien, d’aucuns sont décidés à ne pas faciliter la tâche de Rohani et des diplomates iraniens, et à acculer Biden à un retour à la ligne Trump de ‘pressions maximales’, la levée des sanctions contrariant les intérêts de certains. En effet, en procédant le 12 décembre, avec un retentissement médiatique à la pendaison de Rouhollah Zam, journaliste et opposant exilé en France, de façon expéditive et sans que les garanties judiciaires élémentaires aient été respectées [16], les Gardiens de la Révolution ont voulu adresser plusieurs messages à différents destinataires. Comme le souligne Azadeh Kian Thiébault, [17] il a été victime « des rivalités de plus en plus violentes entre les services de renseignements officiels du gouvernement et les services des Gardiens ». Elle constate que ce sont ces derniers « qui l’ont piégé en Irak pour le kidnapper ». Et « en Iran il était aux mains des Gardiens… qui ont organisé le procès, planifié le verdict et l’exécution, d’une rapidité inédite en Iran depuis bien des années ». Nous souscrivons à ce diagnostic, en ajoutant une autre dimension à cette rivalité : l’élimination du scientifique Fakhrizadeh a été une humiliation pour ces services sécuritaires en concurrence [18] qu’il convient de laver [19].

Encore plus significatif, le 13 décembre, le Washington Post révèle que Farjolah Chab, surnommé Habib Assoud, ancien responsable du mouvement de libération Al-Ahwaz, a été kidnappé. Le modus operandi est révélateur : Chab aurait été attiré dans un piège par une femme, apparemment agent des Gardiens de la Révolution, qui l’aurait convaincu de se rendre de Suède en Turquie. Il aurait été récupéré par un dénommé Naji Sharifi Zindashti, tête d’un cartel de la drogue et de trafiquants d’armes en relation avec les Gardiens, et emmené en Iran [20]. Or ce scénario est très voisin de celui de l’enlèvement de Zam. Celui-ci, fils d’un religieux réformateur, Mohammed Ali Zam, mais qui n’approuvait pas ses positions, dirigeait en France les chaînes Telegram Amadnews et Sedaye Mardom (la Voix du Peuple), qui diffusaient des informations très sévères sur la situation intérieure iranienne. Il relayait abondamment des échos précis sur les manifestations de 2017/2018 et des critiques virulentes sur le régime qui l’accuse de susciter des violences. Mais il semble que son sort a été scellé quand il a révélé des informations ultra confidentielles. Selon A. Kian-Thiébault, il aurait « divulgué les comptes bancaires de l’ex-chef du pouvoir judiciaire, l’ayatollah Sadegh Larijani (son frère Ali Larijani a été président du Parlement jusqu’en mai 2020) [21]. Ces révélations ont été un choc pour le régime car Rouhollah Zam a eu accès à des informations confidentielles. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est de souligner les similitudes de son enlèvement (rocambolesque) avec celui de Chab. En effet, selon plusieurs sources [22]. Zam aurait été convaincu par une femme (le nom de Shirin Najafi, collaboratrice d’Amad News est évoqué par plusieurs media) de se rendre en Irak, notamment pour rencontrer le grand Ayatollah Ali Sistani [23], et dans l’espoir de trouver sur place un financement pour le lancement d’une chaîne en Irak. Il aurait alors été arrêté, apparemment avec la complicité de certains services irakiens [24], et pris en charge par les Gardiens de la Révolution.

Condamné à mort en juin 2020 par la branche 15 de la Cour Révolutionnaire de Téhéran, pour « répandre la corruption sur terre », locution vague qui désigne l’action de s’opposer au régime, il était notamment accusé de collaborer avec des services de renseignements étrangers, en particulier français, américains (NSA), israéliens [25]. Cette ‘qualification’ n’est passible de la peine de mort que si elle s’exerce à « vaste échelle », sa peine est confirmée par la Cour Suprême 4 jours avant l’exécution. Visiblement ces kidnappings et ces exécutions sont destinés d’une part à redorer le blason des services sécuritaires, mais aussi à adresser un avertissement aux opposants, qu’ils soient à l’intérieur du pays ou à l’étranger. Ils ne sont pas à l’abri. D’aucuns distinguent une nouvelle tactique des services iraniens pour ‘punir’ et dissuader ces derniers : au lieu de poser des bombes, les services iraniens opteraient sur la période récente pour une nouvelle approche : « persuader les dissidents de quitter leur refuges bien protégés, puis s’emparer d’eux » [26]. Le même avertissement est naturellement adressé aux « services étrangers ».

Mais il est non moins évident que cette exécution vise à compromettre les tentatives de négociations iraniennes avec les Occidentaux. En effet, il n’est pas fortuit de constater qu’elle est intervenue (comme par hasard !) le 12 décembre, juste avant la tenue d’une réunion des de la commission de suivi 4+1 de l’accord nucléaire tenue le 16 décembre au niveau des directeurs politiques, présidée par Helga Schmid, ancienne secrétaire générale des services diplomatiques de l’Union européenne (depuis septembre 2020 secrétaire générale de l’OSCE), qui a préparé la rencontre des ministres de la commission. L’embarras de Rohani est visible car il est obligé de prendre acte de l’indignation des Occidentaux sans pouvoir objecter frontalement à la décision de l’exécution ; il louvoie : les pays européens « ont le droit de commenter, mais Zam a été exécuté du fait d’une décision d’un tribunal » dont il souligne l’indépendance (sous peine d’être accusé par les Gardiens de traîtrise en faveur des ‘ennemis’, il prodigue une réponse peu convaincante aux accusations de procès ‘fabriqué’). Il ajoute un message ‘préventif’ en forme de vœu : « Je pense qu’il est improbable que ceci endommagera les relations Iran-Europe » [27] même s’il n’est pas évident que les Européens indignés partagent complètement ce point de vue.

L’émotion des Européens, comme prévu (et escompté !) est à son comble. La France lance la vague des vigoureuses condamnations, qualifiant l’exécution de « barbare et d’irresponsable » dans un tweet conclu par un hashtag #nobusinessasusual [28] et annonce simultanément qu’elle ne participera pas à la grande rencontre virtuelle Euro-Iran Forum, organisée avec le concours de la Commission Européenne (laquelle a condamné l’exécution « en termes les plus forts » en rappelant son « opposition à la peine capitale en toute circonstance »). Ce prestigieux événement devait rassembler à partir du 14 décembre un grand nombre d’acteurs économiques et du monde de l’entreprise, diplomates, experts, Européens et Iraniens (dont J. Borrell et M. Zarif) pour échanger et travailler au développement des relations économiques réciproques. L’Allemagne (qui a non seulement condamné l’exécution, mais aussi le kidnapping), l’Angleterre, l’Italie et l’Autriche ont immédiatement emboîté le pas. Dans la foulée, les organisateurs de cet important rassemblement décident de le reporter à une date ultérieure. Les autorités iraniennes ont immédiatement réagi aux protestations françaises, allemandes et européennes en convoquant les ambassadeurs français et allemands à qui elles ont notifié que le communiqué de condamnation était « une ingérence inacceptable dans les affaires intérieures iraniennes », selon l’agence IRNA. Selon G.Malbrunot, [29] le directeur Europe du ministère iranien des Affaires étrangères a dénoncé « ‘l’indulgence’ montrée par ‘certains pays européens’ à ‘l’égard d’éléments propageant de la violence et des actes terroristes’ contre l’Iran ». Une double référence : d’abord aux activités de Zam, mais peut-être une allusion voilée à la liberté d’action et de parole dont bénéficient les Moudjahidines du Peuple en France, qui appellent à un changement de régime en Iran et ont convoqué régulièrement de grands rassemblements en région parisienne où diverses personnalités, notamment américaines et saoudiennes, proclament l’urgence de renverser le pouvoir iranien.

Dans cette affaire, la posture française est inconfortable. On sait que la diplomatie française, tout en défendant officiellement de façon très affirmative le JCPOA (notamment en ayant un rôle moteur dans Instex), est considérée par l’Iran comme trop alignée sur les exigences américaines, incapable de résister aux sanctions et pressions (en dépit de protestations de principe), et surtout d’appliquer le volet économique de l’accord nucléaire. Et accessoirement, trop à l’écoute des oukazes saoudiens et israéliens. Les circonstances particulières de cet événement compliquent cette situation. Rouhollah Zam réside en France depuis de nombreuses années, où il a installé en 2015 sa chaîne d’Amad News et diffuse des informations sensibles et propos militants. Comme le relève Malbrunot, il était accusé par les Gardiens de la Révolution d’être « dirigé par le renseignement français et soutenu ‘par les services secrets des Etats-Unis et d’Israël’ ». Il bénéficiait d’une protection policière. Lors d’une audience de la cour qui le jugeait, Zam aurait déclaré : « La protection la plus lourde de sécurité française était pour moi » [30]. Une polémique s’est ouverte à l’occasion de son voyage puis de son arrestation en Irak ; pourquoi et comment l’homme, certainement menacé du fait de ses activités, donc protégé par la police, et sans doute par les services français, s’est-il mis si grossièrement en péril sans que ceux-ci ne l’en dissuadent ? G.Malbrunot s’interroge en formulant une hypothèse : « En fait la France a pu faciliter son arrestation par les pasdarans, en ne le dissuadant pas d’aller au rendez-vous de Nadjaf, promis par sa belle. Pourquoi ? ‘Pour permettre le déblocage de la détention de deux français emprisonnés en Iran depuis juin’ », [31] selon une source de notre observateur. Il lui aurait été également rapporté que « L’arrestation de M. Zam avec une dose de complicité des services français pourrait relancer les négociations sur la libération de Fariba Adelkhah et de son ami ». Revenant sur ce point très délicat après l’élimination de Zam, Malbrunot [32], tout en rappelant cette hypothèse, rapporte : « Aujourd’hui, les autorités françaises affirment lui ‘avoir vivement déconseillé de partir’ mais elles ‘ne pouvaient pas le lui interdire’ », ce qui est en effet plausible. Nous nous garderons bien de trancher mais signalons que cet imbroglio offre aux milieux ultras iraniens et aux proches des Gardiens de la Révolution de moquer les services français (de façon peu habile) par media « inspirés » interposés, peut-être pour se venger des arrestations d’agents iraniens opérées dans le passé [33].

Washington fulmine ; Pompeo lâche un tweet rageur : l’exécution est « injuste, barbare », vantant Zam qui « a exposé la brutalité et la corruption du régime, qui a tué ou arrêté plus de 860 journalistes en ses 41 années de terreur ». Le secrétaire d’Etat américain, deux jours avant la réunion du 16 décembre, qui devait être l’occasion pour les différents protagonistes de mettre à plat leurs griefs et de discuter des moyens de sortir de l’impasse actuelle, ajoute un sujet de discorde en imputant officiellement pour la première fois à l’Iran la responsabilité de la disparition de l’ancien agent du FBI, Robert Levinson, dont la trace a été perdue en 2007 sur l’île de Kish. Jake Sullivan, futur conseiller de Biden à la sécurité nationale, a qualifié l’élimination de Zam de « violation terrifiante des droits humains » et il a ajouté : « Nous nous joindrons à nos partenaires pour nous élever et protester contre les abus iraniens » [34].

Si l’exécution de Zam visait à mettre en péril la reprise des négociations sur l’application du JCPOA lors des deux réunions (16 et 21 décembre) qui se sont succédées, manifestement le piège a été évité. Les sujets qui fâchent ne manquaient pas, au vu des griefs accumulés de part et d’autre. Chacun [35] a donc réaffirmé ses positions [36] alors même que Washington avait ajouté le dossier de la disparition de Levinson à la pile de questions peu commodes [37]. Juste avant la rencontre préparatoire du 16 décembre, le porte-parole de la diplomatie européenne déclare, face aux interrogations quant à une possible annulation après l’élimination de Zam : « Je ne mélangerai pas les deux problèmes ». Josep Borrell confirme : « Nous allons maintenir la réunion ». Il ajoute : « Je ne pense pas que nous devons changer notre programme et notre travail en sorte de maintenir vivant le JCPOA… nous continuerons à travailler à cela » [38]. De fait la rencontre au niveau ministériel du 21 décembre a adopté un profil bas. Les Européens ont fermement enjoint aux iraniens de revenir à un respect complet du JCPOA et de s’abstenir de toute nouvelle initiative préjudiciable à celui-ci ; ils ont convenu de ne pas ajouter de nouvelles conditions à la recherche d’un accord entre Washington et Téhéran sur le retour à la conformité à l’accord nucléaire [39]. Il s’agit de faciliter la tâche de Biden et des Iraniens. Ils ont préféré sagement ne pas soulever les questions qui créent de la tension et des désaccords, comme l’élargissement des obligations du JCPOA, les griefs sur les missiles balistiques et les activités régionales de l’Iran.

Naturellement, à l’issue de cette rencontre dont le laconique communiqué final délivre un message minimal, plusieurs protagonistes n’ont pas manqué de faire entendre leur ‘petite musique’ (vision) de ces échanges. En Iran, on observe (pas seulement chez les conservateurs) des critiques contre l’attitude des Européens ; ils sont accusés de profiter de l’absence de politique détaillée à l’égard de l’Iran de la part de Biden au-delà de déclarations très générales, pour remplir ce ‘vide‘ en encourageant la poursuite d’une ligne ‘dure’, notamment en voulant imposer un contenu élargi au JCPOA ; Téhéran prétend d’ailleurs que la récente loi ‘Action Stratégique pour Lever les Sanctions et Protéger les Droits de la Nation’ ne fait que contrebalancer les dites sanctions [40]. Pour sa part, Pékin a tenu à faire savoir que la Chine avait mis des propositions sur la table le 21 décembre. Elles ne semblent pas vraiment neuves au-delà de principes déjà énoncés [41]. Wang Yi, ministre chinois des Affaires étrangères, aurait proposé 4 points « 1. Consentir des efforts sans relâche pour préserver le JCPOA et (lutter) fermement contre la pression maximale. 2. Pousser à un retour rapide et inconditionnel des Etats-Unis au JCPOA.3. Résoudre les problèmes de conformité de façon équitable et impartiale. 4. Traiter de façon adéquate les problèmes de sécurité régionale. La Chine a proposé d’établir une plateforme de dialogue multilatéral dans la région du Golfe (Persique) pour lancer un processus de dialogue inclusif à travers une consultation équilibrée et un progrès régulier ». Notons que « cette proposition d’un forum régional avait été présentée lors d’une visite du ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif en octobre », selon le support iranien Financial Tribune, qui indique qu’à la suite de cette rencontre, « la Chine propose de construire une plateforme de dialogue régional multilatéral avec la participation de toutes la parties prenantes » [42]. Si les 3 premiers sujets ne constituent pas une novation, le thème régional signale la volonté de Pékin de s’impliquer davantage dans la sécurité du Moyen-Orient. La proposition chinoise ne précise pas si le 4 ème sujet serait à discuter dans le cadre du JCPOA (hypothèse peu probable) ou serait associé aux conversations nucléaires, ou si, comme on peut le penser, la Chine veut montrer qu’elle est à l’écoute des pays du Golfe. Ces préoccupations pourraient être discutées dans un cadre ad hoc. Ce n’est pas la première fois que Pékin fait état de réflexions en vue d’un dispositif de sécurité régionale, mais cet affichage ne passera pas inaperçu.

Ce message sera certainement regardé avec attention par Israël et les monarchies du Golfe. Ce groupe accroît ses pressions en direction de Washington pour enjoindre à Biden de s’engager à ce que ces interlocuteurs soient plus que consultés mais intégrés dans les discussions du JCPOA. Ils considèrent, comme Trump, que cet accord a été mal négocié et redoutent que Biden n’accorde de dangereuses concessions à l’Iran plutôt que de maintenir une « pression maximale » sur la République islamique perçue comme menaçante [43]. Sans surprise, Zarif a repoussé avec hauteur l’idée d’une participation des pays arabes à des discussions sur les questions nucléaires [44].

Cet épisode intervient alors que les autorités iraniennes, encouragées par les partisans d’une ligne ‘dure’ du régime, accentuaient leurs pressions sur les occidentaux en empilant les écarts aux limites posées par le JCPOA. Ce processus ne s’est pas interrompu depuis que le 5 janvier 2020 l’Iran a annoncé qu’il diminuerait son niveau de conformité à ses engagements (capacité et niveau d’enrichissement d’uranium, volume des stocks de combustible, centrifugeuses, activités de R&D…). A la suite de quoi les E3 déclenchèrent le mécanisme de réglement des différends. Le 2 novembre, le Parlement iranien adopte d’urgence en première lecture un projet de loi « pour des mesures stratégiques pour abolir les sanctions ». Les principales dispositions délibérément conçues en violation du JCPOA, prévoient notamment que deux mois après son adoption, « l’Organisation de l’Energie Atomique de l’Iran (AEIO) doit commencer à produire au moins 120 kgs d’uranium enrichi à 20% par mois dans le site de Fordow, et le stocker dans le pays, augmenter la capacité d’enrichissement et la production d’uranium enrichi à au moins 500kgs d’uranium par mois, commencer l’installation de centrifugeuses, d’injection de gaz, d’enrichissement, de stockage de matériaux jusqu’aux niveaux de pureté adéquats d’ici 3 mois, via au moins 1000 IR-2m centrifugeuses dans les locaux souterrains du site de Shahid Ali Mohammadi Roshan à Natanz, ainsi que le transfert de toutes opérations d’enrichissement, recherche et développement sur des centrifugeuses IR-6 dans le site Shahid Ali Mohammadi à Fordow, et débuter les opérations d’enrichissement sur au moins 164 centrifugeuses et de les étendre à 1000 au 21 mars 2021 (fin de l’année iranienne), et de ramener le réacteur à eau lourde de 40 mégawatts à son état ante-JCPOA en rétablissant le cœur (calendrier) du réacteur dans les 4 mois de l’adoption de cette loi » [45]. Selon la même source, le texte prévoit aussi que le gouvernement doit 1) « suspendre l’accès périodique convenu au-delà du Protocole Additionnel dans les deux mois suivant l’adoption de la loi en vertu des articles 36 et 37 de l’Accord », 2) « dans les 3 mois de l’adoption de la loi, si les relations bancaires avec l’Europe et le montant des importations européennes ne sont pas revenus à la normale et dans des conditions satisfaisantes, le gouvernement est prié de cesser l’application volontaire du Protocole Additionnel ». Enfin, « si trois mois après l’adoption de cette loi, les parties à l’accord reviennent au respect de leurs engagements, le gouvernement est invité à soumettre au parlement une proposition pour que l’Iran réciproquement revienne à ses engagements de l’accord nucléaire ». Cette démarche est un message adressé aux Occidentaux en vue de les presser de lever rapidement les sanctions. Tactique habituelle, le niveau des sommations iraniennes est élevé, le ton est catégorique. Cet ultimatum, à ce stade, est un moyen de pression, un échelon a été gravi en attendant la finalisation et la mise en œuvre. Entretemps, le 11 novembre, l’AIEA constate dans son rapport que l’Iran a mis en service « une cascade, un groupe interconnecté, de machines IR-2m en sous-sol à Natanz, les ayant déplacées d’une installation en surface où il enrichissait déjà de l’uranium en violation de l’accord » [46].

Les 3 Européens ont sévèrement condamné ces nouveaux écarts devant l’AIEA le 18 novembre, exigeant de Téhéran de mettre un terme immédiat à l’ensemble des violations accumulées pendant un an et demi. Bien plus, ils soulignent qu’au contraire de l’Iran, ils ont agi avec bonne foi en renouvelant leur engagement à la poursuite de l’Accord, ont levé les sanctions, comme prévu par le JCPOA et consenti des efforts supplémentaires pour permettre à la République islamique de continuer des échanges commerciaux légitimes en développant l’outil INSTEX. Les E3, en énumérant la liste des manquements, affirment leur extrême préoccupation devant ces actes qui « vident de sa substance le cœur des bénéfices de non prolifération de l’accord » [47] et entendent poursuivre leurs démarches diplomatiques avec leurs partenaires du JCPOA dans le cadre de ce dernier. Cette précision permet de comprendre que cette liste de griefs est portée devant la commission de suivi 4+1. La réaction du représentant iranien auprès de l’Agence est symptômatique. En effet il réplique qu’enjoindre l’Iran à revenir à une totale conformité à l’accord nucléaire de 2015 alors qu’il est privé de ses bénéfices légitimes n’est ni ’raisonnable ni pratique’. « Alors que l’accord a été effectivement et complètement appliqué par l’Iran… il n’a pas été respecté pour ce qui est de la levée des sanctions, en particulier depuis deux ans et demi » [48].

L’ambassadeur de Téhéran auprès de l’AIEA reproche aux E3 de n’avoir rempli leurs engagements ni pour la levée des sanctions ni pour la coopération nucléaire civile. En fait, ces griefs ne sont pas nouveaux et ont déjà été formulés par la diplomatie iranienne devant la commission de suivi 5+1 où des plaintes en manquements ont été dûment déposées. L’amertume de Téhéran est grande puisque celles-ci n’ont pas eu de suite alors qu’en même temps était déjà demandé à l’Iran d’entrer dans des engagements supplémentaires non prévus à l’Accord et qu’ensuite Washington s’est unilatéralement retiré, sans respecter la procédure prévue par le JCPOA. Par ces ‘violations‘ partielles et réversibles, Téhéran essaie d’obtenir des Européens la levée des contraintes imposées par l’Amérique devant lesquelles ils sont en réalité impuissants. Les ‘violations par paliers‘ ressemblent à une ‘dernière carte’ avant une vraie sortie du JCPOA dont les dirigeants iraniens savent qu’elle porterait un préjudice supplémentaire à un pays dont la population est déjà lourdement éprouvée. La position européenne manque de lisibilité en raison des différences de ton et, dans une certaine mesure de contenu, relevées entre ce qui émane de la diplomatie de la Commission européenne [49] qui reflète en principe la voix des 27 et les déclarations des E3, [50] voire de certains d’entre eux, comme celle de Heiko Maas. L’Allemagne affiche donc une posture ‘dure’ sur laquelle la France est certainement alignée, fidèle à la ligne désormais intangible de sa diplomatie [51] qui réduit d’autant sa capacité de jouer un rôle de ‘médiateur’ en décevant des iraniens condamnés à traiter Washington comme leur interlocuteur principal. Ceci n’empêche pas l’Allemagne de jouer la carte du pragmatisme en tentant de préserver des canaux bancaires avec l’Iran (« la Bundesbank a conservé un dépôt de facilités de plusieurs milliards d’euros pour des banques iraniennes »), [52] et en participant à une démarche commune des E3 qui ont écrit le 26 octobre 2020 une lettre à l’administration Trump demandant à celle-ci de revenir sur la vague de sanctions lancées contre un groupe de banques iraniennes, car ces mesures contribuent à bloquer les exportations ‘humanitaires’ (médicaments, dispositifs médicaux, denrées agricoles et agroalimentaires) exemptées de sanctions.

Alors que le processus législatif (laborieux) poursuivait son cours, avec son lot de tractations, l’élimination de Fakhrizadeh donne un fort coup d’accélérateur à la finalisation de la ‘loi de riposte anti-sanctions’ par le majlis pour notamment programmer l’interruption du respect volontaire du Protocole Additionnel. Adoptée le 1er décembre [53], elle est promptement approuvée après une navette rapide par le Conseil des Gardiens. Rohani a tenté en vain de s’y opposer, faisant valoir que celle-ci « est nuisible aux efforts diplomatiques ». Selon Golnaz Esfandiari, les collaborateurs du chef de l’Etat ont plaidé que « le Conseil Suprême de la Sécurité Nationale est en charge du dossier nucléaire, pas le parlement. « Le président aurait adjuré le 3 décembre : « Laissez ceux qui ont de l’expérience, ceux qui ont eu du succès en diplomatie, se charger de ces questions ». Mahmoud Vaezi, chef de cabinet de Rohani, considère que cette manœuvre « est destinée à empêcher le gouvernement d’obtenir une percée dans les problèmes pesant sur l’accord nucléaire ». Le 4 décembre Vaezi dénonce un objectif politique électoraliste : « Ils nous attaquent sans cesse en sorte de pouvoir gagner le scrutin de juin » [54]. En outre, les conservateurs veulent priver Rohani, Zarif, l’exécutif et les modérés d’un éventuel succès d’une négociation avec Washington que ces conservateurs pourraient tenter de relancer à leur profit après les présidentielles de 2021 [55]. Non moins évidemment, il s’agit d’une pression exercée en direction de Biden et des Européens pour les amener aux concessions que nous avons indiquées dans la présente analyse.

La tentation iranienne de la ‘tension maximale’ : position de force ou de faiblesse ?

Au moment où s’achevait le mandat de Trump dans une dangereuse confusion propice aux dérapages internes comme externes, Téhéran a engagé sur trois terrains un durcissement qui peut refléter aussi bien un aveu de très grande inquiétude que la volonté d’afficher une position de force, en vue des inévitables négociations avec Biden. Une ‘riposte maximale’ à la ‘pression maximale ‘ de Trump ? Ces 3 pics de tension ne revêtent pas tous la même signification.

Le premier ne constitue pas une vraie surprise, car il se situe dans le prolongement de l’évolution constatée depuis janvier 2020 : les écarts successifs par rapport aux obligations souscrites par l’Iran dans l’accord du 14 juillet 2015. Il est la suite logique de l’adoption de la ‘Loi de Riposte anti-sanctions’ malgré les objections du gouvernement. Rohani considérait que les mesures requises par ce texte nuiraient aux efforts diplomatiques du gouvernement, et Ali Akbar Salehi, chef de l’Organisation Iranienne pour l’Energie Atomique s’est interrogé publiquement le 21 décembre sur le fait que la loi n’avait pas prévu de financement pour la mise en œuvre de ces dispositions. Il se demande même comment un tel document a pu franchir les étapes d’approbation avec de telles lacunes. Le 28 décembre, Esha’q Jahangiri, vice président, a publié un décret d’application donnant deux mois à l’Organisation pour soumettre un rapport sur la faisabilité technique et financière de ces décisions. Visiblement l’exécutif cherche à retarder l’application de cette initiative qu’il considère comme nocive [56]. Or, le 1er janvier 2021, Ali Akbar Salehi, chef de l’AEOI, annonce qu’il a informé l’Agence internationale pour l’Energie Atomique de l’intention de son pays de débuter l’enrichissement d’uranium à 20% sur le site de Fordow en vertu de la loi précitée [57]. Réagissant à un tweet de l’ancien diplomate français Gérard Araud qui soulignait que cette péripétie était prévisible : « En quittant l’accord nucléaire, les USA pouvaient prévoir ce coup-là. Je suis seulement surpris que les Iraniens aient attendu si longtemps », Mikhail Ulyanov, représentant permanent russe auprès des organisations internationales de Vienne, est du même avis : « Oui, nous aurions dû nous attendre à quelque chose comme ça, en particulier à la lumière de la loi récemment adoptée par le Parlement iranien. La seule question est de savoir si cette mesure est prise par Téhéran au bon moment ? ». Il a ironisé par ailleurs sur la célérité de la fuite de la lettre adressée par l’Iran au Conseil des Gouverneurs de l’AIEA [58]. Le 4 janvier, Behrouz Kamalvandi, porte-parole de l’AEOI, confirme, après l’annonce du lancement de la production par Ali Rabiei, porte parole du gouvernement, avoir produit très rapidement un premier lot d’uranium UF6 enrichi à 20%. Dans un tweet du même jour, Zarif déclare : « Notre mesure réparatrice est en pleine conformité avec le paragraphe 36 du JCPOA, après des années de non-conformité par plusieurs participants. Nos mesures sont totalement réversibles en cas de TOTALE conformité par TOUS ». L’AIEA n’a pas tardé à confirmer qu’elle a constaté la mise en œuvre de cette production [59]. De son côté, le vice-ministre des Affaires étrangères Abbas Araqchi déclare le même jour qu’en cas de nécessité, ce qui n’est pas actuellement le cas, l’Iran pourrait enrichir de l’uranium à plus de 20% ; il souligne en sus que cette décision intervient lors de l’anniversaire du décès de Soleimani et 40 jours après l’élimination de Mohsen Fakhrizadeh. Il précise : « C’est un message pour les autres, qui montre qu’ils ne peuvent pas interrompre l’avancement scientifique de l’Iran en l’éliminant physiquement ». Araqchi en a profité pour mettre en garde les Occidentaux contre l’illusion de pouvoir poser des conditions à la levée des sanctions. Et il renvoie les Européens qui critiquent ces écarts iraniens [60] à leur « incapacité à remplir leurs engagements de lever les sanctions contre l’Iran, une distance totale par rapport au JCPOA ». Il sermonne les Européens : s’ils veulent sauver l’accord, ils feraient mieux de modifier leur propre trajectoire et ils verront alors l’Iran revenir à ses engagements [61].

Le 13 janvier marque une nouvelle étape avec la révélation d’un rapport de l’AIEA indiquant que la République islamique a commencé à travailler sur la procution d’uranium métal à partir d’uranium naturel. Selon l’Agence, Téhéran l’aurait informée de son intention de produire ainsi un « combustible amélioré » pour son réacteur de recherche de Téhéran [62]. Le 16 janvier, les E3 (les 3 Européens signataires du JCPOA) se déclarent « profondément préoccupés » et condamnent l’initiative iranienne de produire de l’uranium métal, « l’Iran n’a aucun usage civil crédible pour l’uranium métal » ; ils ajoutent : « la production d’uranium métal a des implications militaires potentiellement graves ». Reuters rappelle que l’Iran s’est engagé à ne pas produire ni procéder à des recherches sur de l’uranium metal pendant 15 ans. Les E3 somment Téhéran de cesser ces opérations immédiatement et de « redevenir conforme sans délai à ses engagements s’il est sérieux sur la préservation de l’accord ». L’AEIO (Agence Iranienne de l’Energie Atomique) répond qu’elle n’a pas encore fourni à l’AIEA les informations requises, mais qu’elle le fera de façon appropriée tout en signalant avoir déjà fourni depuis plus de deux ans des informations successives à ce sujet. Plus intéressant, l’AEIO enjoint l’AIEA de s’abstenir de révéler des informations confidentielles dans ses rapports [63]. Dans une interview au Journal du Dimanche, Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, rappelle l’urgence du retour de l’Iran et des Etats-Unis dont il considère que la politique passée a conduit au résultat inverse de ce qui était excompté. Il sonne l’alarme : « Il faut enrayer cette mécanique car l’Iran - je le dis clairement - est en train de se doter de la capacité nucléaire » (on comprend que le ministre désigne une capacité militaire). Il adresse une injonction aux Iraniens : « cela suffit » et va plus loin : « Cela ne suffira pas. Il faudra des discussions difficiles sur la prolifération ballistique et les déstabilisations par l’Iran de ses voisins dans la région ». Il ajoute : « Je suis tenu par le secret sur le calendrier de ce genre de dossier, mais il y a urgence » [64]. La tonalité très ferme de ce propos reflète le maintien d’une ligne dure des E3 (en dépit de la réprobation à l’égard de Trump) et la continuité d’un certain suivisme à l’égard de ce dernier et de toute façon une prise en compte particulièrement complaisante des exigences israéliennes et saoudiennes que les E3 veulent visiblement ménager. Le risque évident, outre que ceci fait l’impasse sur une possible (un scénario encore très improbable, inenvisageable à court terme mais pas exclu à plus long terme en fonction de diverses évolutions) détente entre Washington et Téhéran, est que les E3 pourraient ne plus être considérés comme interlocuteurs par les Iraniens qui préféreront converser prioritairement avec l’« ennemi ». Sans surprise, le communiqué des E3 et l’interview de J.Y. Le Drian suscitent une réaction très vive en Iran. Mohammad Javad Zarif, ministre iranien des Affaires étrangères, laisse éclater sa colère dans des tweets rageurs à l’encontre de son ‘collègue français’ : « Vous avez rapidement débuté votre carrière ministérielle avec des ventes d’armes aux criminels de guerre Saoudiens. Evitez un non-sens absurde sur l’Iran ». Vérification des faits : « VOUS déstabilisez NOTRE région. Cessez de protéger les criminels qui débitent leurs critiques et utilisent VOS armes pour abattre des enfants au Yémen ». Il reproche aux Européens de ne pas avoir respecté leurs engagements pris dans le JCPOA à l’inverse de l’Iran [65]. Plus l’entrée en fonction de Biden approchait, plus l’atmosphère se tendait, chacun essayant de se jauger.

Ce premier pic de tension comporte plusieurs dimensions et cibles. La première, la plus évidente, est de faire monter les enchères à l’approche de l’entrée en fonctions de J. Biden qu’il s’agit de mettre au pied du mur. Pour cela, de façon classique, Téhéran essaie de renforcer ses cartes en affichant ce que certains commentateurs iraniens le terme d’une ‘patience stratégique‘. La loi « Action Stratégique pour Lever les Sanctions et Protéger les Droits de la Nation » est présentée comme s’inscrivant dans ce but : « elle définit une stratégie pour que l’Iran force l’Occident à reconsidérer sa politique de sanctions contre l’Iran, en accroissant ses activités nucléaires » [66] ; Georges Malbrunot voit dans cette péripétie une manœuvre tactique préparatoire à une négociation selon une source iranienne « proche de l’organisation nucléaire » qui la décrypte ainsi : « On est dans la tactique… Après le 20 janvier, Biden aura ainsi beau jeu de dire qu’il a fait revenir Téhéran sur sa décision d’enrichir à 20% » ; ladite source ajoute : « les contacts ont déjà repris en coulisses entre les iraniens et l’équipe Biden » [67].

Une seconde lecture nous montre que cet épisode reflète tout autant une pression des Gardiens de la Révolution, des ‘durs’ du régime pour gêner Rohani dans la perspective des présidentielles, en lui compliquant ses démarches à venir pour la levée des sanctions. Ceci, pour les conservateurs qui ne ferment pas complètement la porte aux négociations tout en jurant le contraire, pour tirer un bénéfice politique d’une montée des exigences iraniennes face à un gouvernement jugé ‘capitulard’ par les ultras. Ceci correspond aussi assez bien à la position de Khamenei qui ne cesse de dénoncer la duplicité américaine, d’inviter à la ‘résistance’ et de privilégier la lutte pour la neutralisation des sanctions (par le renforcement de l’autonomie de la production, de l’économie, mais aussi par le détournement de ces dernières via les circuits ‘parallèles’) mais qui garde la porte ouverte aux négociations [68] sous bénéfice d’inventaire (probablement pour s’en attribuer les mérites…). Ceci n’empêche pas les ultras de tenir un langage maximaliste ; Ahmad Amirabadi, député membre du bureau de la présidence du majlis, menace : « Si les sanctions contre la République islamique d’Iran ne sont pas levées d’ici le 21 février, en particulier en matière de finances, banque et pétrole, nous expulserons définitivement les inspecteurs de l’Agence internationale de l’Energie Atomique du pays ». Il est intéressant de relever que le premier discours de Khamenei de l’année 2021 (8 janvier) reprend le même message : après avoir justifié les écarts de l’Iran par rapport au JCPOA par le fait que les autres parties n’ont pas rempli leurs propres engagements, il martèle : après avoir sommé les Occidentaux de lever les sanctions, assumant que les sanctions ne seront pas levées, il faut s’organiser en sorte de renforcer l’économie. S’agissant des hypothèses d’un retour des USA au JCPOA, il indique que ce n’est pas la priorité pour l’Iran : « Si les sanctions ne sont pas levées, alors, même le retour des USA au JCPOA pourrait être à notre détriment » [69]. Ce discours, prononcé comme chaque début d’année pour diffuser quelques ‘messages’, reprend des positions connues mais affiche une tonalité réservée, sans appels à de sanglantes vengeances, comme le notent certains observateurs [70], alors que l’anniversaire de l’élimination de Soleimani est l’occasion d’une effervescence croissante.

La troisième dimension se déduit des allusions à l’anniversaire de l’élimination de Soleimani et de Fakhrizadeh. Il est frappant de noter que la posture défiante de l’Iran bravant les interdits nucléaires tout en répétant que ces écarts sont réversibles, est associée bizarement à cet anniversaire. La chose ne va pas de soi, on ne voit pas le rapport entre la volonté de forcer l’Amérique à lever les sanctions et plus précisément à libérer les canaux financiers et bancaires ainsi que les exportations d’hydrocarbures de toute entrave et l’élimination de l’ancien chef d’Al Qods et du spécialiste nucléaire. Il est même permis de s’interroger sur le côté passablement artificiel de ce rapprochement. Il serait tentant de ne pas prendre note de cette curiosité et de l’attribuer à un effet de rhétorique à usage domestique. Or Araqchi nous semble avoir donné une certaine solennité à cette référence en sorte qu’elle a valeur de message qu’il s’agit d’identifier. On se souvient de ce que la ‘riposte’ iranienne à l’élimination de Soleimani avait donné lieu à un exercice assez remarquable de ‘riposte graduée’ consistant à asséner des coups (grâce aux fameux missiles de croisière d’une redoutable efficacité) mais soigneusement calibrés (pas de pertes physiques américaines) à un moment choisi. La ‘vengeance terrible’ a été matérialisée par une frappe volontairement limitée à laquelle Téhéran a attribué une ‘valeur de point’ très élevée. Une sorte de code a été ainsi créé (Trump l’a parfaitement compris). L’opération menée contre Fakhrizadeh, au-delà de la perte de ce spécialiste, pose un double problème redoutable aux dirigeants iraniens. Les services de renseignements ont été pris spectaculairement en défaut (ce n’est pas la première fois mais le côté ‘énorme’ du piège tendu rend l’humiliation encore plus douloureuse, avec des conséquences politiques pas négligeables). Il devient impératif dès lors d’infliger (à qui ?) une vengeance. La réactualisation du peu glorieux dossier de la ‘bavure’ commise sur le Boeing ukrainien dont le dossier d’enquête et d’indemnisation traîne en longueur, ajoute au malaise. On peut donc envisager que Rohani, Zarif, et sans doute aussi Ali Shamkhani au Conseil Suprême de Sécurité Nationale, ayant conclu que l’attentat commis contre Fakhrizadeh visait à pousser l’Iran à la faute en sorte de susciter des frappes israéliennes et américaines dévastatrices destinées à anéantir le régime à défaut de ses arsenaux, il convenait de ne pas répondre à pareille provocation.

Invoquer le double anniversaire de ces éliminations à propos de ce nouvel écart par rapport au JCPOA, et donc présenter celui-ci comme faisant partie d’un ‘panier’ de représailles pour les venger est le symptôme d’un malaise au sein des différentes composantes de l’appareil décisionnaire iranien. Ce geste reflète une double nervosité : comment se placer en position de force en vue de l’arrivée de Biden aux commandes, et quelle attitude adopter face à ce qui ressemble à une provocation israélienne ? L’opération contre le spécialiste nucléaire suscite d’abord une sidération devant l’ampleur de l’affront plus que de la perte elle-même. Mais les réactions qui vont suivre, dans une première phase, correspondent à ce que l’on pouvait attendre, et sont cohérentes avec la doctrine suivie après la disparition de Soleimani, écarts de langage et diatribes compris. Le 28 novembre, le Guide réclame la « punition définitive » de ceux qui ont commis le ‘crime’ et ses commanditaires. La qualification du châtiment a le mérite de l’aspect radical et du caractère imprécis. Plus intéressant, Rohani déclare « Nous répondrons à l’assassinat du Martyr Fakhrizadeh en temps voulu » et il précise : « La nation iranienne est trop avisée pour tomber dans le piège des Sionistes. Ils songent à créer le chaos » [71]. Pareillement, Kamal Kharrazi, un des conseillers du Guide et directeur du think tank Conseil Stratégique iranien pour les relations étrangères, déclare : « Certainement, l’Iran apportera une réplique calculée et décisive aux criminels qui ont pris le Martyr Mohsen Fakhrizadeh à la Nation iranienne ». Alors que le bureau de Netanyahu s’est refusé à tout commentaire, un ministre israélien Tzachi Haneghbi, déclare le 28 novembre ne ‘pas savoir‘ qui a commis cette action [72]. On peut donc en conclure que les dirigeants iraniens, en dépit de quelques propos enflammés dans les milieux conservateurs [73], et chez certains Gardiens de la Révolution, restent sur la ligne de la riposte graduée et veulent éviter tout dérapage.

Peu après la liquidation de Fakhrizadeh, le Pentagone, selon AP, annonce l’envoi au Moyen-Orient du porte-avion Nimitz « geste inhabituel car le navire avait déjà passé plusieurs mois dans la région. » Selon la même source, le Pentagone aurait invoqué le retrait des forces américaines en Afghanistan et en Irak pour justifier ce déploiement, ajoutant : « Il était prudent d’avoir des capacités défensives supplémentaires dans la région pour faire face à tout aléa ».

Or l’approche de l’anniversaire (3 janvier) du décès de Soleimani va se traduire par une dangereuse escalade de la tension dans le Golfe. Du côté iranien, cette période est marquée par des appels à venger la disparition de l’ancien prestigieux chef de la Force Al-Qods, beaucoup plus que celle du spécialiste nucléaire qui semble passer au second plan dans la revendication en dépit de l’humiliation subie. Ceci atteste d’une part l’ampleur du coup porté à la posture iranienne. Le général y apparaît d’une certaine façon comme irremplaçable. Et d’autre part ceci confirme l’énorme pression exercée par les Gardiens de la Révolution sur l’exécutif. Naturellement, ceci reflète également l’urgence pour les Gardiens de restaurer leur image de puissance dissuasive tant à l’égard des voisins que d’Israël et de Washington qui ont sur le strict plan de l’efficacité militaire marqué un point. Plusieurs prises de position iraniennes vont introduire un doute à Washington (et peut-être en Israël) sur les intentions de Téhéran. L’Iran va-t-il abandonner la ligne de la ‘riposte graduée’ faite de ‘punitions’ ciblées et limitées ? Certes, le 29 décembre, Iraj Masjedi, l’ambassadeur iranien en Irak, répète : « La revanche sur l’assassinat du Général Soleimani n’est pas nécessairement une action militaire, plutôt, l’expulsion des forces Américaines peut être la revanche pour le sang du Général Soleimani » [74]. Cette déclaration permet de penser que Téhéran reste sur la ligne adoptée en janvier 2020 : le départ des troupes américaines d’Irak et de la région serait une victoire stratégique ‘consolatrice’ pour les Gardiens. On observe d’ailleurs en même temps une accentuation des pressions des milices chiites irakiennes contrôlées par Téhéran : des frappes de roquettes contre l’ambassade américaine le 20 décembre, attaques contre des convois de la coalition [75]. Les milices Hachd al-Chaabi veulent venger Soleimani et Abou Mahdi al-Mohandes éliminés le 3 janvier 2020. Comme le relève un analyste bien informé [76] ces milices semblent hors de contrôle du gouvernement irakien, certaines jouant double-jeu en paraissant s’intégrer dans les effectifs des forces publiques tout en permettant à leurs membres des « actions individuelles » répondant aux visées iraniennes. L’accentuation de leurs actions correspond-elle aux objectifs initiaux iraniens ou bien celle-ci traduit-elle une escalade délibérée, un changement de stratégie, qui pourrait aboutir à des pertes humaines américaines, une ligne rouge clairement posée par Trump [77], dont le franchissement déclencherait des actions militaires directes sur l’Iran ? La question se posait à la fin de son mandat, où l’attitude du locataire (en fin de bail) de la Maison-Blanche nourrissait de grandes inquiétudes, y compris quant à sa capacité d’entraîner un conflit armé. En réalité il semble que Téhéran ait assigné (sans doute inspirée par le général Soleimani avant son décès) une nouvelle tactique à certaines milices : utiliser des ruses (changements de dénominations, etc) pour permettre un déni d’attribution, maintenir les actions armées à un niveau sub-léthal (manifestations, émeutes violentes sans victimes…) couplées à des manœuvres de ‘soft power’ (campagnes de protestations, action sociale, communication dans des réseaux sociaux, activisme parlementaire, et campagnes électorales…) [78].

Bien plus, plusieurs déclarations iraniennes menaçantes ont suscité une vive préoccupation à Washington, et l’affichage d’une possibilité de riposte militaire américaine. Le 30 décembre 2020, le général Qaani, chef de la Force Al-Qods, déclare le 1er janvier lors d’une cérémonie à la mémoire de Soleimani à l’Université de Téhéran que certaines personnes aux Etats-Unis pourraient venger le général liquidé [79]. La veille, selon son compte tweeter, il lance lors d’une session fermée du majlis : « J’avertis le président des Etats-Unis, le directeur de la CIA, le secrétaire à la défense, le secrétaire d’Etat et les autres responsables Américains impliqués dans l’assassinat du martyr Soleimani qu’ils doivent apprendre le style de vie clandestine de Salman Rushdie parce que la République Islamique vengera le sang du martyr Soleimani qui a été injustement versé » [80]. Ces propos sont une menace limpide d’action léthale contre des responsables américains de premier plan, en décalage par rapport à la réaffirmation de l’objectif prioritaire par le même général cité par le député Ahmed Alireza Beigi qui participait à la session : « Le général Ghaani a dit que grâce aux actions prévues par les forces de la résistance, le déclin des forces US de la région est imminent ». Ce langage convenu signifie clairement que Téhéran va continuer d’utiliser ses ‘alliés locaux’ pour punir l’Amérique afin de préserver des possibilités de déni. Mais sans exclure un degré plus élevé de violence. Par contre, la menace visant des personnalités américaines importantes est une rupture, à tout le moins une anomalie.

Quelle en est la signification ? Il n’y a pas de réponse claire à cette question. D’autant que ce mouvement de menton cohabite avec les positions classiques. On en est réduit à des suppositions. La première est que les Gardiens ayant acquis une influence prépondérante sur le majlis depuis les élections de février 2020, ils ont une plus grande latitude pour adopter des positions maximalistes, n’excluant pas de torpiller toute chance de négocier la levée des sanctions dont ils tirent grand profit via les marchés parallèles et le contrôle de pans de l’économie. Il s’agit dans le même esprit d’afficher leur force en vue du scrutin présidentiel de juin 2021 où ils espèrent faire gagner un candidat représentant leurs intérêts. Une déclaration de guerre à l’ennemi américain et son allié « sioniste » va dans ce sens. Une variante de cette hypothèse est que les Gardiens veulent anéantir la présidence et l’administration Rohani pour tenter de récupérer les bénéfices d’une négociation menée ensuite entre un président iranien ‘musclé’ et un nouveau président américain ‘légitime’. Si la variante de cette première hypothèse n’est pas à exclure, l’option première de la ‘déclaration de guerre’ n’est pas très plausible. Ne fût-ce que parce qu’en cas de véritable conflit armé, les Gardiens et le régime subiront de très lourdes pertes. Il est surtout hautement improbable que le Guide laisse les pasdarans se lancer dans pareille aventure qui pourrait dévaster le pays. Khamenei ne peut envisager un héritage de désolation. Il a d’ailleurs déclaré : « Bien sûr, une revanche sera prise contre ceux qui ont l’ont ordonnée (cette exécution) et les meurtriers » ; il a indiqué que l’Iran a infligé une gifle aux Etats-Unis en lançant une frappe contre la base aérienne d’Ain al-Assad. Mais il ajoute que le coup le plus dur, sera d’expulser les troupes américaines de la région ouest-asiatique (Objectif inchangé).

Une autre interprétation, qui n’en exclut pas d’autres, serait que les Gardiens (mais aussi le Guide, voire même Rohani et son gouvernement) regardaient avec appréhension la fin du mandat de Trump. Ils craignaient un coup d’éclat de l’imprévisible président, qui a martelé depuis l’épisode Soleimani que toute perte américaine entraînerait une riposte sévère, interprétée comme une frappe militaire sur le territoire iranien. Une menace qui n’est pas théorique, prise au sérieux à Téhéran. Au même moment, une déclaration attribuée à Rohani accroît le trouble et crée une certaine confusion à Washington et symétriquement en Iran, de par son caractère totalement inhabituel chez le président iranien. Selon IFP News, ce dernier aurait appelé le 31 décembre à l’élimination de Donald Trump : « Dans les prochaines semaines, Trump, lui aussi, sera sorti non seulement du pouvoir, mais de la vie » [81]. Selon le Washington Times, Rohani aurait proféré ces menaces mercredi 30 décembre lors d’une réunion de cabinet, publiées sur le site présidentiel : « Dans quelques jours, la vie de ce criminel prendra fin et il finira dans la poubelle de l’histoire » tout en rappelant de façon imagée que l’expulsion des troupes américaines serait la vraie vengeance de cette élimination : « Comme je l’ai dit après le martyre du martyr Soleimani, je réitère que si vous tranchez la main du Martyr Soleimani, nous retrancherons votre jambe de la région et poursuivrons la résistance jusqu’à ce jour » [82].

Immédiatement la région connaît une poussée de tension, chaque protagoniste craignant une opération militaire de l’autre. Trita Parsi, le grand expert des postures irano-américaines, s’inquiète [83] et se demande, au vu des gesticulations militaires américaines dans le Golfe, si Trump ne prépare pas pour la fin de son mandat une frappe contre l’Iran, que certains ultras de son entourage, mais aussi à l’unisson de certains responsables saoudiens, un Netanyahu empêtré dans ses déboires intérieurs, appellent de leurs vœux, quitte à donner un « petit coup de pouce » au destin. Cette crainte est alimentée par l’obstruction de la part de certains services du Pentagone à l’égard des équipes de transition de Biden. Ces blocages que le nouveau président a dénoncés vigoureusement comme mettant en danger la sécurité nationale n’avaient-ils pas pour objet de cacher aux futurs responsables l’imminence d’une attaque dévastatrice ? Plusieurs analystes se sont aussi posés la même question. Il se trouve qu’après examen attentif, les propos réellement tenus par Rohani publiés par son site officiel ne sont pas une menace d’action léthale contre Trump. Il dit que la disparition de Soleimani et d’Abu Mahdi al-Muhandis sont des crimes inoubliables, « que nous pleurerons à jamais, et les nations de la région et le peuple d’Iran vengeront ce sang un jour ». Un appel à la vengeance, certes, mais volontairement vague et sans cible nominativement désignée [84]. Comme le relève Juan Cole, spécialiste de la région, il s’agirait plutôt d’une « erreur de traduction ». Selon lui, « Rohani dit que la vie du Trumpisme et de son administration toucheront à leur fin. Ce n’est pas une menace. Pas du tout » [85]. Cet étrange épisode laisse un peu perplexe. La thèse de l’erreur est plausible, car les menaces physiques léthales ne correspondent pas à ce que l’on sait de la pensée de Rohani. Mais le fait que deux déclarations présidentielles puissent être interprétées ainsi pose problème. Les erreurs de traduction se multiplient-elles subitement ? Peu probable. Peut-on plutôt songer à d’autres facteurs ? Le premier serait une exaspération croissante de Rohani devant Trump. Ce n’est pas exclu mais pas convainquant. Un autre motif poussant la pensée présidentielle à l’extrême est qu’il serait véritablement inquiet d’une attaque militaire américaine imminente et que sous la bannière de la vengeance de Soleimani, il a prévenu Trump que tôt ou tard, il sera lui aussi liquidé en pareil cas. Ce n’est pas exclu. On peut aussi envisager une énorme pression des Gardiens et du Guide sommant le chef de l’Etat de donner des gages de son hostilité irréductible à celui qui incarne « l’ennemi ». Un prix à payer pour avoir le droit de négocier avec Biden. Exorciser le ‘démon Trump’ pour pouvoir tourner la page. Evidemment, une telle posture ne facilite pas la communication de ‘bonnes intentions’ mais dans les ‘codes’ iraniens, il faut négocier en position de force. Peut-on, enfin, imaginer du côté de certains supports américains, une volonté manipulatrice afin de pousser Washington et Téhéran à l’affrontement ? Ce n’est pas inconcevable. Il en est de même du côté d’ultras iraniens qui ne veulent pas d’un dialogue avec l’Amérique. Au même moment un projet de loi a été soumis au Parlement tendant à obliger le gouvernement à détruire Israël d’içi 2041 [86]. On devine vite que ce texte, qui a peu de chance d’aboutir à quelque chose de concret, est une pure provocation [87] destinée à gêner l’exécutif. Le général Qaani est peut-être sur cette même ligne, à moins qu’il n’endosse théâtralement le costume du ‘bad cop’, pour restaurer une image écornée.

La nervosité américaine se nourrit de la crainte d’une revanche iranienne ‘sanglante’. Elle se traduit par l’envoi sur zone de bombardiers B52 [88] assortie d’avertissements : le général McKenzie, commandant du Centcom, prévient : « Nous sommes prêts à nous défendre nous-mêmes, nos amis et partenaires dans la région, et sommes préparés à réagir si nécessaire ». Il indique que les Etats-Unis ne cherchent pas à déclencher un conflit avec l’Iran, mais que ce déploiement de forces a un but dissuasif. Ce déploiement se veut spectaculaire : outre le passage des bombardiers, la présence du porte-avions Nimitz et d’un sous-marin nucléaire, le Georgia, escorté de deux croiseurs lance-missiles. Ces mouvements sont suivis de très près par les iraniens qui multiplient aussi les mise en garde à l’encontre de ces bâtiments jugés indésirables, et soupçonnés d’être les instruments de frappes (prévues) sur la République islamique. Le risque de dérapage réciproque croît dangereusement. La représentation permanente iranienne à l’ONU alerte la présidence du Conseil de Sécurité sur « l’aventurisme militaire croissant des Etats-Unis » dans le Golfe Persique. Dans la foulée du deuxième passage des bombardiers, craignant que la situation devienne intenable, le secrétaire (intérimaire) à la Défense, Christopher Miller, décide dans une démarche de « désescalade » de ne pas prolonger la présence du Nimitz, comprenant qu’elle est perçue comme une provocation par les Iraniens [89]. A cette occasion les profondes divergences de vues au sein du Pentagone sur l’ampleur de la menace iranienne sont apparues au grand jour entre ceux qui détectent des signaux d’actions iraniennes (menées notamment par des milices) [90] imminentes contre des installations et personnels militaires américains dans la région pour venger Soleimani et ceux qui considèrent qu’il n’y a pas de symptôme probant de tels risques [91]. Symétriquement, le 31 décembre, Zarif aurait dénoncé l’Amérique qui cherche à créer un prétexte de guerre. Le 3 janvier, après les menaces proférées contre lui, contredisant les instructions de Miller, Trump ordonne le retour et maintien du Nimitz sur zone. Miller est obligé de s’exécuter : « En raison des récentes menaces émises par les dirigeants iraniens contre le président Trump et d’autres responsables gouvernementaux, j’ai donné ordre à l’USS Nimitz d’interrompre son redéploiement de routine. L’USS Nimitz restera maintenant en position sur la zone d’opérations du Commandement Central des Etats-Unis » [92].

Si la présence du Nimitz irrite Téhéran, à notre sens elle n’est pas le sujet d’inquiétude le plus grand. Ce qui fait craindre aux responsables militaires iraniens un « changement de jeu », c’est la présence de sous-marins. Le déploiement d’un porte-avions dans le Golfe n’est pas inédit. Au surplus, sa grande taille peut le rendre vulnérable face aux très petites unités rapides iraniennes, aux sous-marins, aux missiles, le cas échéant aux mines. Ce sont les sous-marins qui nous semblent modifier le paysage. Nous avons cité le Georgia américain. Plus alarmant, l’arrivée bien visible par le canal de Suez d’un sous-marin israélien Dolfin. La présence simultanée des deux unités pose indubitablement plusieurs questions. La démonstration de force du Georgia peut-elle appeler une réaction iranienne ? Quel est le but réel de l’affichage défiant israélien [93] ? On comprend alors la mise en garde adressée par Zarif : il conseille à Trump de « faire attention à un piège » tendu par « les agents-provocateurs Israéliens ». Il ajoute : « De nouveaux renseignements provenant d’Irak indiquent que des agents-provocateurs Israéliens sont en train de comploter des attaques contre des Américains - dans une impasse avec un casus belli factice » [94]. On ne peut affirmer ici que la déclaration de Zarif se réfère au sous-marin israélien ou à d’autres provocations israéliennes, mais il n’en demeure pas moins que les signaux ne manquent pas de tentatives de Netanyahu d’entraîner l’Amérique dans un conflit armé avec l’Iran dépassant les simples escarmouches, notamment dans le contexte politique délétère au sein de l’exécutif israélien. Selon le site Axios, souvent bien informé, le 29 décembre le Premier ministre israélien qui « se prépare à adopter une ligne très dure sur le plan de Biden pour un retour à l’accord nucléaire de 2015 » [95], Pompeo en opposition à « l’approche plus modérée favorisée par le ministre de la défense Benny Gantz, le ministre des affaires étrangères Gabi Ashkenazi et les chefs des services de sécurité d’Israël », ordonne à son conseiller à la sécurité nationale, Meir ben Shabbat, d’envoyer à Gantz une lettre d’une seule phrase : « Sur instructions du Premier ministre, la position du gouvernement concernant l’accord nucléaire sera finalisée exclusivement par le Premier ministre sur la base de l’analyse faite par le Conseil National de Sécurité dans le bureau du Premier ministre » [96]. Il semblerait, selon cette source, que Netanyahu était contrarié, à l’approche de la présidence Biden, par les tentations de modérer la ligne israélienne de la part de plusieurs responsables militaires par ailleurs réservés sur le retrait de Trump du JCPOA, mesure qui ne contribue pas à la sécurité israélienne.

Ces responsables pratiquent certainement une analyse plus rationnelle de la stratégie iranienne, y compris quant à la nature de la « vengeance » de l’élimination de Soleimani. L’objectif fondamental iranien ne demeure-t-il pas de parvenir au retrait des troupes américaines de la région, à commencer par l’Irak [97] ? A travers maints propos, au-delà des montées d’adrénaline, perce cette ambition, d’autant plus réaliste qu’elle rencontre une adhésion assez large (mais pas totale) en Irak. Même le gouvernement irakien négocie âprement un maintien minimal autorisant un dégagement partiel. Par ailleurs celui-ci cadrerait bien avec la volonté américaine de sous-traiter aux acteurs locaux une bonne part de la responsabilité de leur sécurité et de la sécurité régionale. Le 4 janvier, Ebrahim Raisi, chef du pouvoir judiciaire, déclare que les tribunaux ad hoc iraniens sont saisis des poursuites engagées contre tous ceux qui ont participé à l’élimination de Soleimani et a demandé à Interpol d’émettre une ‘notice rouge’ à l’encontre de Trump. Sans surprise il n’a pas été donné suite à cette requête. De son côté le juge du Conseil judiciaire Suprême d’Irak a émis un mandat d’arrêt contre Donald Trump. Sans illusion sur ces démarches qui ont un air de ‘posture‘, Téhéran laisse les responsables militaires rappeler leur objectif prioritaire : le commandant en chef des pasdarans, le général Mousavi, comme le patron de la Force al Qods, le martèlent : c’est l’expulsion des forces américaines de la région. Telle sera la vraie ‘vengeance’ [98]. Ce qui n’implique pas l’élimination physique de Trump ni des principaux responsables qui l’entourent.

En moins de deux mois, des bombardiers B52 sont envoyés 4 fois sur la zone du Golfe, y compris après ce très symbolique anniversaire : le 6 janvier les B52 décollent d’une base américaine pour rejoindre une escadrille saoudienne de F15. Au même moment, Anthony Tata, qui est un responsable intérimaire du Pentagone, rencontre à Riyad le vice-ministre saoudien de la Défense, Khalid ben Salman, pour discuter « des problèmes régionaux » au moment où Trump tente ultimement de vendre des armes aux saoudiens avant la présidence Biden [99]. Le 17 janvier un 5ème survol est observé sur zone. Force est donc de constater que cet empilement d’alertes s’est accrue avec la proximité du terme du mandat de Trump. Pompeo a alimenté les sujets de nervosité en se servant d’un ‘vieux dossier’ bien connu (la présence d’éléments d’Al Qaida et de proches de Ben Laden en Iran sous la ‘protection’ des Gardiens de la Révolution) pour lancer ce qu’il présente avec grandiloquence comme une révélation devant le National Press Club le 12 janvier : « Al-Qaida a une nouvelle base : c’est la République Islamique d’Iran » [100]. Selon lui, l’organisation y a trouvé un refuge sûr. Il en conclut : « Nous devons confronter ceci. En effet, nous devons l’anéantir ». Il prétend qu’à partir de 2015 dans le contexte des négociations finales du JCPOA (!) l’Iran autorisé Al-Qaida à installer un quartier général en Iran pour préparer ses opérations terroristes. Pompeo clame dès lors que l’Iran est le plus important « sponsor étatique du terrorisme au monde. Enumérant tous les champs d’action de l’organisation terroriste, il brandit les risques que génère à ses yeux l’appui décisif de l’Iran à cette dernière, si Téhéran lui donnait accès à maintes ressources. Il déplore que l’implantation de ce groupe en Iran ne permette pas de lui infliger des frappes, contrairement à d’autres zones. Selon lui, il est temps que l’Amérique et toutes les « nations libres » écrasent cet axe. Pour l’heure il annonce une série de sanctions contre des responsables d’Al-Qaïda. Il adjure les autres pays à faire de même et considérer l’Iran comme complice du terrorisme. Nombre d’observateurs ont été surpris par cette diatribe brandissant des ‘révélations’ spectaculaires qui suscitent de sérieux doutes. Surtout, pourquoi cette harangue intervient-elle en extrême fin de mandat de Trump au moment où ses partisans (armés) ont lancé une émeute insurrectionnelle au Capitole pour ‘renverser’ le cours des élections ? S’agit-il d’une manœuvre visant à organiser un dérapage contre l’Iran de concert avec Netanyahu [101] ? Sans aller jusque là, d’aucuns pensent que les rapports entre al-Qaida et l’Iran ne sont pas aussi simples(plistes) que ceux que décrit Pompeo et qu’il n’existe pas de preuve de l’installation d’un QG opérationnel de l’organisation en Iran, même si la présence (sous surveillance) de divers éléments de ce groupe est attestée de longue date pour des raisons complexes. Aux yeux des conseillers de Biden, ce faux ‘scoop’ reflète de toute évidence la volonté de Trump et ses suiveurs de « rendre plus difficile pour le président élu de reprendre le dialogue avec l’Iran et de tenter de retrouver un accord international sur le programme nucléaire » [102].

Le troisième pic de tension intervient le 4 janvier. La marine des Gardiens de la Révolution saisit le tanker sud coréen Hankuk Chemi dans le Golfe Persique. Selon l’agence Tasnim, (proche des Gardiens), le tanker parti du port saoudien d’Al Jubai, transportant 7.200 tonnes de produits chimiques (éthanol) en direction du port Emirati de Fujairah, aurait été arraisonné à la demande de l’administration iranienne des ports par la ‘flotille Zolfaqar’ en raison de « violations répétées des réglementations environnementales » [103], pour être conduit avec son équipage sud coréen, birman, indonésien, vietnamien, au port de Bandar Abbas pour y faire l’objet de procédures judiciaires. Cet incident, selon Bloomberg/World Oil, intervient « après la découverte d’une mine attachée à la coque d’un pétrolier au large de l’Irak le 31 décembre », et qu’« un navire ait été frappé par une explosion dans le port de Jeddah en Arabie Saoudite » pendant la même période, événement qualifié « d’acte de terreur » par les autorités saoudiennes.

Rapidement il est apparu que les véritables raisons de l’interception du tanker sont liées au différend qui oppose Téhéran à Séoul sur un sujet très sensible que nous avons signalé plus haut. La Corée ne débloque pas les quelque $8mds détenus dans deux banques coréennes. L’Iran réclame avec insistance la libération de ces fonds de toute urgence pour pouvoir financer les achats de médicaments et matériel médical, surtout des vaccins contre COVID-19 ; ces paiements devraient être opéré par le ‘canal suisse’ (la banque genevoise) dont le compte iranien doit être réalimenté pour importer notamment le vaccin Pfizer. Nous avons signalé plus haut qu’en dépit de leur caractère humanitaire exempté de sanctions, des pressions américaines sont exercées sur la Corée du Sud par Washington qui a réussi à obliger les coréens à maintenir le blocage de ces fonds. La pandémie COVID-19 ayant atteint un niveau dramatique en Iran, la République islamique doit se procurer ces vaccins de toute urgence. Malgré des démarches répétées auprès des autorités coréennes (impuissantes). Les iraniens ont même proposé à leurs interlocuteurs des suggestions pour des opérations de compensation incluant des vaccins [104], ces dernières n’ont pu ou voulu libérer ces avoirs iraniens. L’urgence absolue de disposer de vaccins face au blocage bancaire a visiblement conduit les Gardiens de la Révolution (sans doute avec la ‘bénédiction’ du Guide, à « saisir un gage » (d’aucuns diront des otages). Le gouvernement coréen est en position délicate : d’une part il souhaite ne pas créer une crise diplomatique majeure entre les deux pays tout en ne paraissant pas capituler devant Téhéran ni… Washington. Il doit trouver une solution qui sauve la face. Le ministère coréen des Affaires étrangères qui a décidé d’envoyer une délégation pour négocier ce difficile dossier déclare : « De hauts responsables du ministère iranien des Affaires étrangères ont clairement indiqué que ceci n’est qu’un simple ‘problème technique’ ». La veille, le ministère iranien des Affaires étrangères avait pareillement déclaré que cette question était « totalement technique ». Ceci n’abuse pas grand monde. Le 5 janvier, Ali Rabiei, porte-parole du gouvernement iranien, à qui on demande lors d’une conférence de presse si « les membres de l’équipage Coréen étaient ‘tenus en otages’, a répondu que s’il y a prise d’otage, c’est le gouvernement Coréen qui détient $7 mds qui nous appartiennent, otage dépourvu de fondement » ; malgré ce qui ressemble à un aveu, il répète le message officiel : « La saisie était basée sur l’ordonnance d’un tribunal après que le tanker ait causé de la pollution pétrolière dans le Golfe Persique. Il avait été préalablement mis en garde, et la demande de saisie était de nature technique ». Mais il ne peut dissimuler le vrai motif de la mauvaise humeur iranienne : « La Corée du Sud a refusé de fournir à l’Iran des fonds même pour des biens qui ne sont pas sanctionnés par les Etats-Unis. La mémoire historique de notre nation ne l’oubliera pas » [105]. Le ministère iranien des Affaires étrangères somme les autorités coréennes de régler ce « problème technique », affirmant que la République Islamique est « très sensible à la protection de son environnement maritime » et traite toute violation « conformément à la loi ». Il n’hésite pas à dire que l’administration chargée des ports et des affaires maritimes s’emploie « à apporter professionnellement l’assistance nécessaire au navire et son équipage ».

Les négociations entre les deux parties s’annoncent très délicates. Les media coréens révèlent à cette occasion que Rohani avait déjà écrit deux fois au président Coréen au cours des deux dernières années pour la libération des fonds bloqués. Les premières rencontres le 10 et 11 janvier se sont soldées par un échec, les deux protagonistes campant sur leurs positions. Du côté iranien, c’est l’exigence de pouvoir disposer d’urgence des fonds [106] notamment pour un premier transfert de $ 220 millions pour acheter des vaccins en refusant le motif avancé (en privé) par Séoul de difficultés liées aux pressions américaines. Bien qu’aligné sur cette posture, Kamal Kharrazzi, président du think tank Conseil Stratégique iranien pour les relations étrangères, rappelle malgré tout à ses interlocuteurs coréens l’importance des relations bilatérales. Du côté coréen, c’est l’exigence de lever immédiatement la saisie et d’apporter les preuves matérielles de la ‘pollution’ [107]. Abdolnasser Hemmati, gouverneur de la Banque Centrale d’Iran, énonce sans détour aux Coréens lors de ces rencontres que la patience iranienne est épuisée et que Téhéran n’accepte plus les dérobades coréennes, tout en reconnaissant que le vice-ministre sud coréen des affaires étrangères Choi Jong-kun « a fait preuve de détermination » pour résoudre ce problème. Une façon de reconnaître qu’il n’y peut pas grand-chose [108]. En déclarant au vice ministre coréen que la rétention du tanker et de son équipage n’est pas du ressort du gouvernement mais des tribunaux [109] et que par conséquent ce dernier ne peut intervenir, Zarif met peut-être en avant une autre dimension de l’affaire. En effet, tout en suivant parfaitement le discours officiel, il pourrait indiquer par là une certaine distanciation de l’exécutif par rapport aux Gardiens de la Révolution ; une façon d’indiquer que ceux-ci ont voulu mettre encore plus la diplomatie iranienne dans l’embarras et faire monter la tension dans le Golfe sous les yeux des Américains. En effet, même si le gouvernement est exaspéré de l’attitude de Séoul (tout en la comprenant), on a peine à croire au moment où le Golfe est incandescent, que Rohani ait donné instruction aux Gardiens de procéder à pareille interception qui suscite fatalement des remous. La posture défiante de Téhéran dans cet épisode suscite des interrogations. Certains analystes avisés [110] estiment que ceci a été savamment calculé. Selon eux des partisans de lignes dures au sein du régime laissent entendre qu’il est peu probable que cette opération aurait suscité une réaction américaine, les responsables militaires à Washington ayant présentement des plus ardentes priorités… nationales et n’auraient pas nécessairement fait un lien entre la ‘crise de l’enrichissement de l’uranium’ et cet incident. Plus étonnant, les mêmes sources prétendent que le ministère coréen des Affaires étrangères aurait affirmé aux Iraniens que les Etats-Unis auraient donné leur autorisation pour utiliser les fonds pour l’achat de vaccins via la plate-forme COVAX initiée par l’OMS. Or les Iraniens avançaient qu’ils craignaient que les fonds soient confisqués en cours de transfert. Manifestement, soit un malentendu subsiste, auquel cas la nouvelle administration Biden pourrait le lever, au vu des intentions du futur président. De fait le nouveau locataire de la Maison-Blanche a décidé par voie d’un executive order prioritaire de réintégrer l’OMS et Tony Blinken a annoncé lors de son audition de confirmation le 19 janvier devant la commission des Affaires étrangères du sénat que l’Amérique se joindrait à COVAX, structure organisée par l’OMS pour assurer l’accès au vaccin pour toute la planète. Ceci devrait faciliter l’obtention de vaccins pour l’Iran, ce qui n’exclut pas la nécessité de lever les autres obstacles éventuels. Soit un autre facteur intervient, qui échappe à notre compréhension. Du coup, le vice-ministre coréen des Affaires étrangères, Choi Jong-kun, connaissant les bonnes relations de l’Iran et du Qatar, s’est rendu le 13 janvier dans ce pays pour solliciter des autorités qataries leur assistance dans ce très délicat dossier. Téhéran et Séoul, conscients de l’impact négatif de cette tension, cherchent un compromis ; le 18 janvier, la Corée donne l’ordre à son destroyer de se retirer du détroit d’Ormuz, en signe de bonne volonté. De nouvelles discussions explorent des solutions pour résoudre le litige à l’amiable : l’Iran aurait proposé que les fonds gelés soient versés aux Nations unies pour apurer le retard des cotisations dues à l’ONU. Dans une interview à Bloomberg le 19 janvier, le gouverneur de la Banque Centrale d’Iran, tout en rappelant que le recours à Instex serait une solution envisageable, regrette encore une fois que les banques sud coréennes continuent de faire preuve d’immobilisme. On peut penser que des démarches ont été discrètement engagées auprès du nouvel exécutif américain pour demander un déblocage de cette situation.

Un développement inattendu nourrit cette interrogation. Le 8 janvier, en concluant son premier discours de l’année (que nous avons déjà mentionné), le Guide révèle une étonnante décision. Après avoir célébré le vaccin iranien dont il vante l’efficacité qui viendrait d’être testée, iI proclame : « L’importation de vaccins américains et anglais dans le pays est interdite. Je l’ai dit aux responsables, et à présent je l’annonce au public ». Il se gausse des Américains qui ont été incapables de produire un vaccin et d’éviter les milliers de victimes. A présent qu’ils en disposent, ils peuvent s’en servir chez eux. Même chose pour l’Angleterre. Khamenei assène son verdict : « Ils ne sont ni dignes de confiance ni fiables ». Il soupçonne : « peut-être veulent-ils tester un vaccin sur d’autres nations pour voir si ça marche ou pas ». Il en profite pour décocher une ‘flèche’ à la France en qui il ne « fait pas plus confiance » [111]. Curieusement, Rohani dévoile le lendemain (9 janvier) un plan en 4 phases pour vacciner 60 millions d’iraniens, et déclare que le pays achètera et importera des vaccins de sources ‘fiables’ [112]. Or le gouverneur de la Banque Centrale avait déclaré que l’Iran avait déboursé environ $ 244 millions pour importer une première série de 16,8 millions de vaccins de la plate-forme COVAX qui n’ont pas encore été livrés à cette date [113]. Pareille décision laisse perplexe et sachant que le vaccin ‘national ‘ est en cours d’essais, et que la communauté scientifique internationale est loin de pouvoir procéder à son évaluation, ce curieux geste n’est-il pas une autre forme de pression des Gardiens de la Révolution pour s’imposer dans le domaine de la santé au détriment du gouvernement ? On se souvient de déclarations fantaisistes sur des ‘appareils miracles’, voire sur la préparation d’un vaccin. Des signes clairs de ces prétentions sont détectables depuis un certain temps, parfois sombrant dans le ridicule, mais attestant la volonté d’asseoir le ‘pouvoir pasdaran’ dans ce champ où ses compétences ne sont pas évidentes hormis la médecine d’urgence d’origine militaire. Mais cette hypothèse, dans ce cas particulier, n’est pas la plus probable. En effet, le vaccin iranien COVIRAN dont les essais de phase 1 ont débuté le 29 décembre [114], est élaboré par Shifa Pharmed, une filiale du groupe Barakat Pharmaceutical Group, qui fait partie du grand conglomérat EIKO/SETAD contrôlé par le Guide [115]. C’est dans la méfiance viscérale du Guide à l’encontre des Américains, Anglo-saxons, et généralement des Occidentaux, qu’il faut chercher l’origine de cette brusque volte-face. Il ne connaît pas l’Occident, les mentalités occidentales, ses codes culturels et peine à en comprendre les mécanismes ; l’inverse est encore plus vrai, d’où les nombreux problèmes de perception et communication réciproques. La question de l’importation de vaccins étrangers (avec une distinction entre les ‘bons et mauvais’ étrangers) est devenu politique, les critères d’évaluation politiques ayant prévalu, alimentés par de fortes doses de complotisme échevelé (les sociétés étrangères veulent tester sur nous leurs vaccins et mettent le peuple en danger pour en tirer profit…). Avec un peu de recul, on perçoit que des blocages à caractère politique et idéologique entravent depuis un certain temps l’importation initiale des vaccins américains et anglais, peut-être autant que les pressions américaines, créant une grande confusion [116]. Rohani a curieusement emboîté le pas de cette théorie le 9 janvier : « Certaines entreprises voulaient tester leurs produits sur notre peuple ». Est-il sincère ou contraint [117] ? Des débats vifs [118] ont opposé notamment la communauté médicale iranienne indignée de cette ‘perte de chance’ infligée à la population et les conservateurs durs, en particulier, majoritaires au parlement, les Gardiens de la Révolution se posant en garants (intéressés…) de la sécurité nationale, etc. Cette manœuvre complique la tâche du gouvernement, tant dans le domaine de la santé publique que sur le terrain des « échanges humanitaires » (qui sont un des terrains de la diplomatie iranienne de la future présidence Biden qui se trouverait privée d’un terrain d’action et d’affichage) au nom de l’autosuffisance (alias ‘résistance’). Bien que le Guide prétende avoir averti le gouvernement il est très probable que celui-ci a été pris au dépourvu, suscitant des échos contradictoires. Le 17 janvier, Alireza Raisi, porte-parole du centre National de lutte contre le coronavirus, a déclaré que l’Iran a acheté 16,8 millions de doses de vaccins de la plate-forme COVAX pour lesquels l’Iran aurait payé $52 millions ; ces vaccins étant supposés arriver à destination en deux mois. Comment cette affirmation est-elle compatible avec le blocage imposé par le Guide ? Le 18 janvier, Mansour Kabkanian, responsable adjoint de l’organisation du plan de lutte, déclare que 16,8 millions de doses seront acheminées par COVAX « à condition qu’elles ne soient pas fabriquées par la plate-forme américaine de Pfizer, et 25 millions via des sources ne relevant pas de l’OMS ». Trois sources d’approvisionnement seront mises en œuvre. Il a indiqué que 9 entités iraniennes travaillent sur un vaccin, dont les sociétés Razi et l’Institut Pasteur (iranien). 6 entités seraient prêts à en produire [119]. On perçoit la recherche d’un ‘impossible équilibre’ entre la priorité aux fabrications nationales et l’urgence de se procurer des vaccins… efficaces.

En guide de conclusion

Ainsi, Joseph Biden a pris ses fonctions avec devant lui un chantier ‘gelé’ au niveau de la Commission conjointe de suivi de l’accord de juillet 2015. Plusieurs options s’offrent à lui, mais le spectre des choix est en réalité limité. Très vite, le nouveau président va devoir consentir les gestes forts évoqués à plusieurs reprises dans le présent travail (notamment parce qu’ils font consensus parmi les experts), et engager rapidement le processus de retour réciproque à la conformité du JCPOA avant les présidentielles iraniennes de juin 2021. Comme nous l’avons dit, Téhéran attend des gages crédibles et substantiels pour motiver un changement de cap. Le nouveau locataire de la Maison- Blanche pourra sans doute compter sur une coopération bienveillante des européens, y compris sur les problèmes régionaux [120], mais il devra consentir à ce que ces alliés ne soient pas privés des bénéfices d’un plus grand accès au marché iranien. La leçon des frustrations des présidences Obama et Trump doit être tirée. A plus long terme, Biden devra montrer une capacité de renouvellement des relations (diplomatiques) avec la République islamique sans naïveté mais avec pragmatisme. Ceci suppose de revisiter une vision de l’Iran au-delà du ‘containment’, des ‘menaces’, etc. Téhéran doit aussi mener un chantier de révision de ses rapports avec ses voisins comme avec les grandes puissances. L’attraction chinoise est-elle la seule voie possible ? Des dossiers comme l’avenir de l’Afghanistan, l’évolution des rapports avec l’Inde comme le Pakistan, confortent la place de l’Iran dans une zone où les cartes stratégiques sont en pleine redistribution. Il devrait y avoir pour Biden matière à échanges de vues…

Un signal inattendu vient d’être donné en Iran, dont la portée et la signification restent à éclaircir. Le 21 janvier, le site modéré Entekhab news publie une longue interview d’Ali Akbar Salehi, vice-président iranien, et Chef de l’Organisation Iranienne de l’Energie Atomique [121]. Dans ce document fort important, Salehi ne se contente pas de faire état d’un prudent optimisme quant à l’attitude de Biden, et quant à un retour de l’Amérique au JCPOA. A juste titre il considère comme prioritaire de régler le dossier nucléaire. Il n’exclut pas que l’administration Biden souhaite aborder d’autres sujets dans des conversations distinctes, mais il faut d’abord traiter ce problème. De façon surprenante, il pose le diagnostic que les véritables enjeux stratégiques des Etats-Unis sont ailleurs : « L’Amérique doit contenir la Chine et la Russie. La Russie est son rival militaire et la Chine est son rival économique » et cette double rivalité ne cesse de croître, selon lui. A partir de là, Salehi présente la posture de l’Iran, une vision qui à la fois tranche avec le discours habituel iranien, et reflète une prise de connaissance des priorités stratégiques américaines où la double menace chinoise et russe figure au premier plan. Il énonce une position inhabituelle dans le discours iranien : « L’Iran n’est ni un rival militaire de l’Amérique ni un rival économique. L’Iran est important d’abord car il peut jouer un rôle au Moyen-Orient, qui est une région importante dans le monde » ; Salehi poursuit en indiquant que l’Amérique a les moyens de faire pression sur l’Arabie saoudite, le Koweït, pour les empêcher de vendre du pétrole à la Chine. L’Iran, doté de vastes réserves d’hydrocarbures, peut jouer un rôle dans cette manœuvre qui, au bout du compte, permettrait à Washington d’exercer des pressions sur la Chine et de contrôler son énergie. Ceci éviterait aux Etats-Unis un conflit onéreux. Salehi estime que s’il est ‘important‘ pour l’Amérique de dialoguer avec l’Iran elle doit exercer des pressions sur Moscou, et que « Russes et Chinois ont compris ceci ».

Cette suggestion consistant à envisager l’Iran comme partenaire (il n’emploie pas le mot) implicite des Etats-Unis pour parer les ambitions chinoises et russes peut surprendre tant du point de vue des dispositions connues de Biden que de la vision de l’exécutif iranien comme du Guide et des Gardiens. En fait, ne nous méprenons pas. Salehi pense en réalité à préserver l’Iran des appétits concurrents : « Biden ne devrait pas compliquer le problème iranien car cela ne rapportera rien ». Surtout s’il veut « contenir la Chine et la Russie ». Il envisage le positionnement iranien ainsi : « si nous imaginons un triangle dont l’un des sommets est la Russie, un sommet les Etats-Unis, et un sommet la Chine, nous ne nous sommes pas effacés vers l’un d’eux », mais « nous devons être au milieu de ce triangle et à égale distance de chacun » d’eux. Ceci crée une « opportunité historique » pour l’Iran pour agir d’une façon qui « maximise » ses intérêts tout en préservant « son indépendance politique » et en ne penchant pas pour un quelconque côté. Il parle d’une « république islamique ni de l’Est ni de l’Ouest ». Il insiste sur les priorités du successeur de Trump : « la Chine est importante pour Biden en première étape » et « la Russie l’est dans une seconde phase ». Il en conclut qu’il serait préférable que Biden, « au lieu de repartir en guerre contre l’Iran, commence à rebâtir le mur de la confiance disparu » (entre les USA et l’Iran). Au passage, il en profite pour rappeler que le Guide avait dans le passé approuvé des discussions directes avec les Etats-Unis, mais que Ahmadinejad s’y est opposé. Saeed Jalili, secrétaire du Conseil Suprême de la Sécurité Nationale à cette époque, a dans un premier temps fait de même, avant d’entreprendre de son côté des contacts directs avec les américains. (Pour mémoire, désigné responsable des négociations nucléaires avec les Occidentaux, ce dernier se distinguera par sa rigidité dogmatique totalement inadaptée à cette tâche ; il est une des figures des conservateurs ultras, son nom est parfois évoqué chez eux pour les présidentielles de 2021).

Les propos d’Ali Akbar Salehi suscitent plusieurs remarques. La première est que le contenu de ces énonciations dépasse de loin le champ des responsabilités d’un directeur de l’Organisation iranienne de l’Energie atomique (OAEI). On peut se demander quelle en est la raison. Ses fonctions importantes font que l’on a quelque peine à imaginer que ses déclarations aient pu être publiées sans que le Guide et son Bureau en aient été avisés. C’est peut-être l’ancien ministre des Affaires étrangères d’Ahmadinejad de 2010 à 2013, qui s’exprime. Or, il devient sous Rohani directeur de l’OAEI et l’on comprend qu’un consensus existe sur cet homme qui se fera remarquer par son pragmatisme, et son efficacité lors de la négociation du JCPOA ; en clair, il est crédible et connu des Américains et de l’ensemble des gouvernements parties à l’Accord nucléaire. Il faut se demander si Salehi s’exprime à titre purement personnel, ce qui ne semble pas être le cas. Le cas échéant, Salehi est-il en train de se positionner en vue des prochaines élections présidentielles iraniennes ? La question mérite d’être posée même si nous ne disposons pas d’éléments probants à cet égard. Dans son interview, il écarte toute ambition personnelle (mais quelle serait son attitude s’il était ‘sollicité’ ?). Donc s’agit-il d’une initiative destinée à contrebalancer la posture ‘dure’ d’une partie importante de l’appareil décisionnaire iranien ? Au cours de l’interview, Salehi évoque clairement les rivalités entre les centres de pouvoir, dont le ministère des Affaires étrangères et le Conseil Suprême de la Sécurité Nationale. Il se pose habilement en ‘technicien’ en tant qu’expert à la tête de l’OAEI. La méfiance épidermique du Guide à l’égard des Américains, l’hostilité viscérale des pasdarans et des conservateurs ‘durs’, excluent toute approbation (au moins à horizon visible) d’une ‘complicité’ stratégique iranienne avec Washington dirigée contre Pékin et Moscou. Mais s’il s’agit de se tenir à distance de ces deux ‘alliés’ au nom de l’intérêt national, c’est autre chose…

En revanche, ce discours, au-delà des ‘scénarios’ triangulaires assez improbables de leur auteur, est révélateur de plusieurs indications. La première, esquissée plus haut, est l’identification, peu contestable, des priorités stratégiques de Biden. Comme Biden, il considère la Chine comme le premier compétiteur (surtout économique) des Etats-Unis, avec qui le nouveau président ne devrait pas entrer en conflit armé. Comme Biden, il voit la Russie comme un acteur potentiellement concurrent. Certains analystes partagent ce point de vue : Moscou pourrait être gêné en cas de levée des sanctions par le retour sur le marché pétrolier d’un Iran autorisé à en exporter [122]. Cette affirmation est intéressante à un second titre. Elle rejoint la défiance naturelle iranienne à l’égard de la Chine ; or le projet de révision du ‘traité stratégique’ sino-iranien de 25 ans n’est toujours pas finalisé, certaines de ses dispositions rencontrant de vigoureuses critiques internes [123], sans oublier la crainte de devenir trop dépendant à l’égard d’une puissance fort peu désintéressée. Dans une moindre mesure, si on laisse de côté le vieux réflexe de rancune anti-russe qui remonte au traité de Turkmanchaï qui a amputé en 1828 l’Iran d’une grande partie de l’Azerbaïdjan, les Iraniens n’ont pas une totale confiance en Moscou [124] dont les intérêts sont sur plusieurs points concurrents des siens, comme en Syrie [125]. Salehi met ainsi en avant que Téhéran partage avec Washington une ‘double méfiance’. Nous relevons qu’un quotidien en ligne iranien publie une longue analyse attribuée à un ‘contributeur pakistanais’ exposant pareillement comment la Chine et la Russie s’associent avec Israël pour poser un défi stratégique à l’Iran [126].

Donc, Salehi invite clairement à un renouvellement des relations des Etats-Unis avec l’Iran qui n’est pas son ‘ennemi’. Il propose en fait à Biden d’envisager un ‘reset’ (une relance qui ne veut pas dire son nom), une dimension qui jusqu’ici fait défaut à celui-ci, comme nous l’avons remarqué. Sur ce point précis, il nous semble clairement se démarquer du Guide pour qui l’Amérique ‘arrogante’ est l’ennemi. Notons aussi, que contrairement à Khamenei qui prescrit à l’Iran de se concentrer sur une stratégie ‘go east’ (se tourner vers l’est, donc, la Chine, la Russie, les pays asiatiques, voire d’autres, et d’ignorer les Occidentaux) Salehi dit que l’Iran n’est ni à l’est ni à l’ouest. En revanche, le Guide, tout en proclamant qu’il préfère que l’exécutif iranien consacre ses efforts à anéantir les effets des sanctions, n’en a pas moins réaffirmé qu’il ne s’oppose pas à des négociations pour obtenir leur levée. A cet égard, on peut donc se demander si les invitations lancées par Salehi à Biden ne sont pas autant de ‘messages’ indirects adressés par le Guide pour attester que l’Iran n’est pas hostile à utiliser la voie de la négociation pour éliminer ces sanctions. Après tout, ceci est assez conforme à la pratique iranienne de la ‘flexibilité héroïque’ et de la ‘patience stratégique’. De même ceci permet à Khamenei de ne pas se laisser enfermer dans les seules options des Gardiens de la Révolution. Il veut, comme à son habitude, se garder les mains libres et laisser toutes options sur la table, jouant les uns contre les autres dans leurs rôles de ‘good cop’ et ‘bad cop’. Enfin, l’accentuation très spectaculaire du pouvoir des Gardiens (qui font même savoir qu’ils verraient bien l’un des leurs président de la république) amène peut-être Khamenei à ne pas se priver de scénarios alternatifs. In fine, sur cette interview pose une série non négligeable de questions sur lesquelles nous ne disposons pas de réponse. Il est néanmoins nécessaire que le nouveau président américain s’en saisisse pour explorer les voies possibles d’un dialogue renouvelé. Il serait aussi indispensable que les Européens examinent de quelle façon ils vont s’engager dans un dialogue avec l’Iran qui dépasse les premières urgences (retour au JCPOA) mais aussi leur contribution à l’apaisement des tensions régionales. La relation entre l’Union européenne (institution) poursuit son chemin, mais on ne perçoit pas chez les chefs de file de l’Union (les E3 au sein de la commission de suivi du JCPOA) de vision sur une vraie dynamique renouvelée des relations avec l’Iran. Il est urgent qu’ils relèvent ce défi avant de se trouver une fois de plus marginalisée par un autre acteur plus agile.

A partir de ses déclarations publiques, nous ne savons finalement que peu de choses sur les intentions du nouveau président des Etats-Unis à l’égard de l’Iran. Gageons, comme il a invité ses conseillers à conserver une certaine distance avec les media (il n’a pas tort), que le détail et l’intégralité de ses dossiers sont en cours de finalisation chez ses experts et conseillers, enrichis de maintes consultations, dans l’administration (quand c’est possible) mais aussi à l’extérieur, auprès de spécialistes étrangers ‘amis’. La France et l’Europe ont intérêt à se concerter dès à présent (c’est certainement le cas) pour enrichir et partager ces réflexions mutuellement profitables.

Malgré tout, les orientations qui ont été données le 19 janvier lors des auditions de Tony Blinken, April Haines, devant la commission des Affaires étrangères du sénat, confirment les tendances que nous avions identifiées. La priorité absolue d’empêcher l’Iran de poursuivre des progrès dans son programme nucléaire potentiellement militaire a été réaffirmée solennellement par le futur secrétaire d’Etat. Ces progrès sont considérés comme dangereux car les délais nécessaires à la fabrication d’une bombe atomique (‘breackout time’) se sont beaucoup réduits, passant de plus d’un an à environ « trois ou quatre mois ». La ligne exigeant que l’Iran redevienne conforme aux obligations qu’il a souscrites dans le JCPOA pour que l’Amérique en fasse autant est réaffirmée sous la forme de la conditionnalité qui crée à notre sens une véritable impasse à ces négociations. Il s’appuie sur le principe défini par Biden : « Le président-élu croit que si l’Iran revient à la conformité, nous aussi nous le ferions ». Blinken prévient que l’exécutif entend agir avec circonspection, sans ‘chèque en blanc’ : « Mais nous devrions voir, une fois que le président-élu est en fonctions, quelles mesures l’Iran prend réellement et est préparé à adopter, et nous aurions alors à évaluer s’ils vont vraiment dans le bon sens. S’ils disent qu’ils retournent à la conformité à leurs obligations, alors à partir de là nous aurons repris ceci » [127]. Si Washington, au vu de cette position, exige que Téhéran commence à redevenir conforme à ses obligations (il est vrai que Blinken ne dit pas que l’Iran doit immédiatement et préalablement être conforme à toutes ses obligations), ceci se heurte frontalement à la position constante de la République islamique qui réclame que l’Amérique commence par lever les sanctions avant que l’Iran ne respecte (rapidement) ses obligations, sachant qu’un retour formel au JCPOA est décrit par les responsables iraniens comme étant secondaire par rapport à la levée des sanctions. Après un retour au JCPOA, Blinken confirme la vision américaine pour une phase suivante : « Mais nous devrions utiliser ceci comme une plate-forme avec nos alliés et partenaires, qui seraient, encore une fois, à nos côtés pour rechercher un accord plus long et plus fort ». Selon une version des propos rapportés, il s’agit d’entreprendre des négociations subséquentes pour « renforcer et étendre les contraintes nucléaires de l’Iran » [128]. Il précise que cet accord devrait appréhender ces autres problèmes, en particulier pour ce qui est des missiles, et les activités déstabilisatrices de l’Iran. Ce propos reflète bien la ligne de Biden, confirmée par la Maison-Blanche lors du premier briefing de presse de Jen Psaki le 20 janvier (inauguration day) ; « Le Président a été clair sur le fait qu’il croit qu’en poursuivant la diplomatie, les Etats-Unis cherchent à étendre et renforcer les contraintes nucléaires sur l’Iran et traiter les autres sujets de préoccupation. » Elle ajoute : « L’Iran doit revenir à la conformité avec suffisamment de contraintes nucléaires dans le cadre de l’accord afin de procéder ainsi. Elle annonce que ces sujets feront partie des premières consultations avec les interlocuteurs étrangers et les partenaires et alliés » [129]. Cette déclaration nuance une impression qui voudrait croire que pratiquement Washington veut d’emblée négocier un accord nucléaire renforcé et plus long. Cet accord est sans doute l’objectif, dont on sait qu’a priori l’Iran ne veut pas entendre parler. Mais si la première phase (retour au JCPOA) avec principalement la levée effective des blocages financiers et la reprise des exportations pétrolières se ‘passe bien’, on ne peut pas exclure totalement que certaines ‘améliorations’ soient discutées et que dans un cadre distinct du JCPOA les autres ‘sujets’ soient abordés entre acteurs régionaux, et une ‘coopération’ d’autres pays, dont les USA ; nous en sommes loin. Inévitablement la position initiale de principe de l’Iran a été rétorquée par le représentant permanent de l’Iran à l’Onu : on ne négocie rien en dehors du retour au JCPOA [130]. Mais tout le monde sait que même lorsque l’Iran dit qu’il ne négociera jamais tel sujet, la flexibilité n’est jamais absente, pour peu qu’il y ait un gain et que la face soit sauvée. Il y a déjà eu des phases sybillines au fil des ans laissant entendre que si un accord pour une levée des sanctions pouvant se manifester par un retour au JCPOA de l’Amérique (l’Iran dit ne l’avoir pas quitté, juste « ébréché »), il sera toujours possible de discuter d’autres sujets, missiles compris. Le dossier yéménite étant, comme les diplomates concernés le savent, sans doute le plus aisé à négocier.

Mais la présentation de la position de la future administration Biden rend celle-ci parfaitement dissuasive. L’Iran pourrra accepter que les acteurs régionaux discutent des sujets régionaux (missiles, soutien à des milices, actions armées, etc), mais n’acceptera jamais que ces derniers rentrent dans des négociations portant sur une extension des obligations du JCPOA ; or les gages donnés aux Saoudiens et aux Israéliens sont ambigus. Si Blinken entend consulter les Etats de la région, dont Israël, ce serait éventuellement concevable, mais l’Iran ne consentira jamais à ce qu’ils soient parties aux négociations qui toucheraient de près ou de loin au nucléaire. Lucidement, Blinken reconnaît que l’objectif sera difficile à atteindre : « Ayant dit cela, je pense que nous avons un long chemin à faire ». « Ron Dermer, ambassadeur d’Israël aux USA, a enjoint Biden de consulter Israël et les pays du Golfe avant de revenir au JCPOA ». Selon le Jerusalem Post, Blinken aurait donné à la commission du Sénat l’assurance qu’il ferait ainsi, mais s’est montré réservé à l’idée de « discuter d’une alternative au JCPOA » [131]. Il a « botté en touche » en disant qu’il serait heureux de discuter avec les membres de la commission … sur la façon d’avancer avec l’Iran. » [132]. Il a aussi précisé que désigner les Houthis yéménites (une des dernières sanctions de l’administration Trump) était une faute pouvant avoir des conséquences humanitaires graves et que ceci sera corrigé. Dernier détail : outre le contenu des prétentions américaines, le vocabulaire utilisé présente une certaine continuité [133] avec les visions de Bush ou de Trump, voire des E3 : ‘activités déstabilisatrices’. L’ancien négociateur nucléaire Seyyed Hossein Mousavian, souvent ‘porteur de messages’ des autorités iraniennes, le dit clairement : « le séquençage d’un retour mutuel « sera un problème immédiat. En second lieu vient ce que chacun entend par « conformité ». Selon lui elle passe aussi par l’abolition des sanctions primaires. Il est très improbable que Washington y consente, au moins dans un premier temps, car elles ne font pas partie du JCPOA et qu’en sus, c’est le Congrès qui en a la maîtrise. Avant cela, bien des progrès et efforts restent à faire. Biden et les Européens comprendront-ils qu’ils ont l’opportunité d’écrire une nouvelle page d’histoire ? Elle suppose à l’évidence une révision de l’évaluation de la posture stratégique des protagonistes [134]. Les propos publics du nouveau secrétaire d’Etat ne le laissent pas transparaître. Dans sa première déclaration sur l’Iran après son entrée en fonctions, Antony Blinken répète le 27 janvier : « Si l’Iran retourne à une pleine conformité à ses obligations du JCPOA, les Etats-Unis feront la même chose ». En France, même tonalité. Après un échange de vues entre Joseph Biden et Emmanuel Macron, un conseiller de la présidence française rappelle le 26 janvier que les Iraniens « doivent premièrement s’abstenir de nouvelles provocations et en second lieu respecter ce qu’ils ne respectent plus, c’est-à-dire leurs obligations ». Il ajoute : « Il va falloir, ça c’est un débat que nous aurons avec les Américains, voir comment au fond le retour des Etats-Unis au JCPOA se paie en gestes vérifiables de la part des Iraniens ». Zarif a promptement répliqué en dénonçant Trump : « Maintenant qui devrait faire le premier pas ? ». Ceci n’exclut pas des discussions confidentielles plus pragmatiques. Ces discours publics sont peut-être des postures maximalistes destinées à rassurer (en Amérique) républicains et les ‘durs’ présents chez les démocrates. S’agissant de la France, il y a une volonté de ‘coller’ à cette ligne avec un risque de ne pas pouvoir s’adapter en cas de tournant ultérieur. La crainte d’initiatives négatives israéliennes pèse sans doute également (le 26 janvier, le chef des armées israéliennes, Aviv Kohavi, en critiquant les projets américains de négociations, a ordonné de préparer des plans de frappes sur l’Iran). A Téhéran, on se réjouira cependant de voir qu’un des premiers executive orders signés par J. Biden est l’abrogation du ‘Muslim Ban’ qui avait provoqué un tollé. Pas qu’en Iran. Trump parti, Rohani s’esclame le 20 janvier : Trump est mort, le JCPOA est vivant… L’heure de vérité ne tardera pas à se préciser : selon un media koweiti, le représentant iranien à l’Onu , Majid Takht Ravanchi, serait porteur d’une position iranienne indiquant 7 conditions pour que l’Iran rentre dans de véritables négociations avec Washington [135].

Publié le 25/01/2021


Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).


 


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