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Eté 1942 : le général de Gaulle en Syrie et au Liban dans le contexte des difficiles relations avec les Britanniques (2/2)

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Publié le 26/04/2016 • modifié le 13/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

A picture dated 1942 shows (from L to R) Lebanese politician Sami al-Solh, Free French Commander Charles De Gaulle and Lebanese politician Alfred Nakash in Beirut. Solh was later to become Lebanon’s prime minister and Nakas its president.

SAMI SOLH ALBUM / AFP

Lire la partie 1 : Eté 1942 : le général de Gaulle en Syrie et au Liban dans le contexte des difficiles relations avec les Britanniques (1/2)

Le voyage de de Gaulle en août-septembre 1942 : la « résolution de la France de faire front aux manœuvres et de ne pas se laisser déposséder » au Levant par les Britanniques

Dans le contexte de sa venue au Moyen-Orient, de Gaulle arrive le 11 août à Beyrouth, en provenance du Caire, pour cinq semaines. Catroux analyse ainsi ce voyage en Syrie et au Liban : « la longueur relative de ce séjour avait sa signification, et elle était préméditée, car si le général avait seulement désiré s’informer personnellement de l’état des choses en Syrie et au Liban, quelques jours lui auraient suffi. Ce qu’il entendait marquer par la durée de sa présence, alors que tant de problèmes l’appelaient ailleurs, c’était sa résolution, c’est-à-dire la résolution de la France de faire front aux manœuvres et de ne pas se laisser déposséder (1) ».
Ce voyage de cinq semaines a un double objectif : tenter de susciter des marques de sympathie de la part de la population et des dirigeants politiques ; démontrer aux Britanniques et à l’opinion internationale que la France libre est unanimement reconnue au Levant, même si elle n’est pas reconnue en tant que gouvernement officiel sur la scène internationale. C’est d’ailleurs un pari risqué que tente de Gaulle, car il n’était pas évident que son voyage suscite l’adhésion populaire. Les événements prouvent que c’est une réussite, et la réaction britannique renforce également ce constat.

Le 12 août, lendemain de son arrivée à Beyrouth, de Gaulle rend visite au président libanais Naccache. Puis, accompagné par Catroux, il marche dans la capitale où se presse une foule « sympathique », massée le long des trottoirs et de la place des Canons, et arrive au Petit Sérail, palais du gouvernement libanais, où il s’entretient avec le président du Conseil Sami Bey Solh (2). De Gaulle visite ensuite l’hôpital militaire, puis inspecte les troupes françaises avant de se rendre au centre d’accueil médical créé par la générale Catroux (3). Le 15 août, il assiste en l’église Saint-Louis à une messe célébrée par Mgr Rémy Leprêtre, délégué apostolique, puis rend visite au patriarche Arida dans la montagne libanaise et prononce quelques mots par lesquels il rappelle l’attachement indéfectible qui unit le Liban à la France (4).

Poursuivant son voyage, de Gaulle arrive le 16 août à Damas. L’aspect festif de « l’antique capitale des Omayades » est évoqué, où les cérémonies officielles célèbrent l’amitié syrienne (5), et où l’accueil de la population est enthousiaste et spontané (6). Damas est ainsi décrite : « Damas […] a sa physionomie des jours de fête. Les maisons sont pavoisées. Côte à côte flottent le drapeau syrien et le drapeau français. Une foule nombreuse et animée circule dans la rue (7) ». Un dîner officiel est l’occasion pour le président de la République Tageddine de décorer de Gaulle du grand cordon de l’ordre des Omayades. Le président déclare à cette occasion : « cette décoration rappelle les très grandes gloires passées de la Syrie, et je suis heureux de la conférer à celui qui est le dépositaire des gloires de la France ». De Gaulle le remercie en évoquant les relations de la France avec la Syrie, considérées comme encore plus étroites (8).

L’étape suivante est la ville de Soueida, capitale de la montagne druze, dans laquelle de Gaulle arrive le 17 août 1942. Dans cette région marquée par la révolte druze en 1925, de Gaulle, accompagné de Catroux, est accueilli avec enthousiasme par la population comme par les chefs politiques et religieux, dont la famille Attrache (9). Il visite rapidement Palmyre. À Deir-ez-Zor, il passe en revue les troupes stationnées dans la région de l’Euphrate, et reçoit les chefs bédouins et kurdes. Arrivé à Alep le 19 août, il reçoit une ovation « indescriptible » de la foule massée le long des rues et des avenues sur une distance de plusieurs kilomètres. Des orchestres populaires jouent de la musique locale, d’autres la Marseillaise (10). De même, des démonstrations de grande ampleur accueillent le général à Homs, Hama et Lattaquié.

De Gaulle revient à Beyrouth le 22 août, où il prononce un discours le 28 août à l’Union française de Beyrouth. Il se rend ensuite à Tripoli le 31 août, à Tyr et Sidon le 2 septembre (11), puis à Baalbek le 8 septembre, où il est accueilli par une foule composée de paysans, de cavaliers, de citadins et de bédouins, ainsi que par des nomades juchés sur des chameaux : « à cette foule hurlante, trépidante, exaltée, manifestant sa joie par des coups de feu, rivée à la voiture des généraux se joignit bientôt la population de Baalbek, et c’est à travers une masse compacte d’individus que le cortège finit par aboutir au sérail, mettant 30 minutes pour franchir les 800 mètres qui séparent cet édifice de l’entrée de la ville. » Des discours sont prononcés par les notables de la ville, parlant de « l’héroïsme de de Gaulle, son admirable résistance et son amour passionné pour la France (12) ». La liesse générale est cependant ternie par les moyens déployés par les Britanniques pour faire manquer la visite de de Gaulle, comme le rapportent les Français sur place. En prévision de son passage, des camions appartenant à des « entrepreneurs travaillant pour les Anglais » sont retenus pour transporter à Baalbek les paysans des villages éloignés. Malgré la promesse formelle des entrepreneurs, les camions ne sont pas prêtés le jour du passage de de Gaulle. La rumeur est également répandue dans les villages que la visite du général est reportée au mardi 15 septembre. Un officier français parcourt les villages dans la nuit du 7 au 8 pour rétablir la vérité. Dans la matinée du 8 septembre, alors que la visite de de Gaulle est attendue pour 10 heures, des soldats britanniques photographient la façade principale du sérail, ornée de drapeaux et de guirlandes, mais devant laquelle aucune foule n’est encore rassemblée (13).

Le discours du général de Gaulle du 28 août à Beyrouth

Le 28 août, au cours de son deuxième passage à Beyrouth, de Gaulle prononce un discours à l’Union française de Beyrouth dans lequel il évoque que la France a la ferme volonté de faire aboutir l’indépendance, malgré le contexte de guerre qui touche la région. Il évoque également les efforts déployés par les présidents Tageddine et Naccache pour gouverner les deux Etats. Catroux et les collaborateurs de la France libre sont remerciés pour la tâche réalisée. De Gaulle reconnaît que le contexte de la guerre n’est pas propice à la pratique de la démocratie, mais confirme que très prochainement, les Syriens et les Libanais pourront jouir d’un régime démocratique et annonce d’ailleurs des élections prochaines. Enfin, de Gaulle insiste sur la nécessité de l’œuvre de la France pour que le Levant parvienne à l’autonomie la plus complète et rappelle la nécessité qu’un traité d’alliance soit signé, qui consacre « nos amitiés et nos intérêts et assure à la défense et au développement de la Syrie et du Liban le concours privilégié de la France ». De Gaulle insiste sur la nécessité d’un traité, craignant que le Levant accède à l’indépendance sans condition.
De Gaulle aborde également la situation de la France, qui se relève des épreuves de mai et juin 1940. Il fait également état de la fidélité des Syriens et des Libanais en dépit de cette situation difficile. Enfin de Gaulle évoque les difficultés de la France avec la Grande-Bretagne, et fait part de manière voilée de l’immixtion de la Grande-Bretagne dans la sphère des intérêts français : « le peuple français, pour être forcé d’assister impuissant au travestissement honteux de sa volonté et de sa pensée par l’ennemi et les amis de l’ennemi, n’en est que plus sensible à l’attitude de ses alliés dans tous ce qui la concerne » (14).

Ce discours ne laisse pas indifférent. Au Liban, il est commenté dans toutes les communautés. L’opinion générale est que de Gaulle a réaffirmé la place de la France au Levant, en raison de la meilleure assise du gouvernement provisoire. L’opinion considère que « l’influence du général Spears se trouve subitement diminuée » par la prise de position de de Gaulle, et que la situation morale de la France en sort grandie. Pour la population libanaise, le discours de de Gaulle prouve sa volonté que la France demeure au Levant (15). Si elle y reste, les notables libanais (probablement maronite) espèrent que la France pourra garantir l’entente entre les différentes communautés.
Le discours a un très grand retentissement à Baalbek. Trois points retiennent particulièrement l’attention : la confirmation de l’indépendance libanaise, le renvoi des élections législatives à une date « lointaine », la manifestation de force à l’égard des Britanniques (16). A Saida, la population retient la décision de de Gaulle de maintenir intacte la position à la France au Levant, et elle pense qu’elle tirera tous les avantages de cette position.

En Syrie, le fait que le discours ait été prononcé dans la capitale libanaise provoque des déceptions. De façon générale, pour cette raison, la population syrienne attache un intérêt moins marqué aux messages de de Gaulle. Les nationalistes montrent néanmoins leur déconvenue à l’annonce qu’il n’y aura dans l’immédiat ni changement de régime, ni élection. La promesse que les Etats du Levant pourront bénéficier de l’aide de la France après la guerre est accueillie avec scepticisme, la population n’étant en effet par convaincue de la victoire des alliés. L’annonce de l’intangibilité des positions françaises produit néanmoins une impression favorable auprès de la population de Syrie, où la Grande-Bretagne, en raison de sa politique sioniste, s’est aliénée beaucoup de sympathie (17).

A Alep, les restrictions de la souveraineté syrienne sont acceptées en raison de l’état de guerre. La franchise du général est approuvée, pour mettre un terme aux nombreuses intrigues britanniques. Enfin, la façon dont de Gaulle a annoncé que la France libre se considère comme seule responsable des destinées de la Syrie et du Liban impressionne favorablement l’opinion (18).

A Homs, la grande majorité de la population estime que de Gaulle fait figure de « héros populaire » : il est Antar, l’équivalent du Roland français. La population est assez portée à croire que de Gaulle « mange chaque matin en guise de petit-déjeuner, un Allemand assaisonné de quelques Anglais ». Parmi les intellectuels, l’affirmation de l’autorité française et la promesse d’aide aux pays du Levant produit une impression favorable, mais l’annonce d’élections différées génère cependant une légère déception.

Pour sa part, l’administration française du Levant considère comme catastrophique le passage relatif aux Britanniques, car la population bas froid les Anglais depuis, rendant « l’atmosphère interalliée irrespirable » (19).

Les réactions britanniques

Londres ne manque pas de commenter le voyage de de Gaulle. Eden, secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, constate les diverses plaintes formulées par le général contre l’activité britannique au Levant, et alors qu’il prône le désintéressement de la Grande-Bretagne sur ce territoire, il s’étonne que de Gaulle soit encore en voyage, malgré les différents rappels qui lui ont été adressés. Le Premier ministre Churchill, dans un télégramme « très amical » l’a en effet prié de hâter son retour, mais de Gaulle préfère rester en Syrie (20). Pour Catroux en effet, « les Britanniques ne s’y étaient pas trompés qui, maintes fois, le sollicitèrent de rentrer à Londres où, disaient-ils, le règlement d’urgentes questions le réclamait » (21). Les Britanniques comprennent fort bien la signification du voyage de Gaulle. Les manifestations d’enthousiasme qui ont accueilli le chef de la France libre démontrent que malgré ses difficultés, la France n’a pas perdu son prestige. Au lendemain de la campagne de Syrie, sa capacité était amoindrie, mais un an après, la France libre a retrouvé sa place (22). Concernant le discours de de Gaulle, Londres reste volontairement réservée dans ses commentaires (23), estimant que ce voyage n’était pas prioritaire, compte tenu des questions plus urgentes à régler. Les manifestations d’attachement de la population sont en outre durement ressenties par les Britanniques. En effet, les succès remportés par la France libre à la même époque, notamment à Bir-Hakeim, contribuent à réviser le jugement des populations issu de la défaite de 1940. Des informations relatives à la résistance contre les Allemands en France occupée l’impressionnent également. Le général personnifie en effet le courage et la force, qualités très appréciées par les populations syrienne et libanaise. Ainsi, alors que les Britanniques passaient pour les vrais maîtres de la situation, la France reprend sa place initiale dans l’esprit des populations (24). De Gaulle ne peut cependant pas faire autrement que de répondre favorablement à Eden et à Churchill. Mais au lieu de regagner directement Londres, il décide de se rendre en Afrique Française Libre, puis au Caire (25), montrant ainsi qu’il se rend aux arguments britanniques, mais qu’il reste maître de son agenda.

Pour clôturer son voyage, de Gaulle fait envoyer par Catroux des portraits de lui aux personnalités politiques et religieuses du Levant. Tageddine se montre ainsi très sensible à l’attention de de Gaulle, et ne manque pas d’évoquer une marque d’amitié « infiniment précieuse » (26).

Notes :
(1) G. CATROUX, Dans la bataille de la Méditerranée, Paris, Juillard, 1949, 443 p., p. 283.
(2) J. GAULMIER, Voyage du général de Gaulle en Syrie et au Liban, été 1942, Tirage limité réalisé par la commune de Saint Marc Jaumegarde à l’occasion du centenaire de la naissance du général de Gaulle, 1990, 56 p.
(3) MAE, Guerre 1939-1945, Londres-CNF, vol. 452, fol. 3, Beyrouth, le 12 août 1942.
(4) MAE, Guerre 1939-1945, Londres-CNF, vol. 452, fol. 9, Beyrouth, le 14 août 1942.
(5) J. GAULMIER, op. cit., p. 21.
(6) Nantes, Beyrouth, cart. 1087, La tournée du général de Gaulle, le 31 août 1942.
(7) MAE, Guerre 1939-1945, Londres-CNF, vol. 452, fol. 9, Damas, le 16 août 1942.
(8) MAE, Guerre 1939-1945, Londres-CNF, vol. 452, fol. 10, Damas, le 18 août 1942.
(9) MAE, Guerre 1939-1945, Londres-CNF, vol. 47, fol. 122, Damas, le 18 août 1942.
(10) Idem, vol. 47, fol. 17, Alep, le 20 août 1942.
(11) Idem, fol. 21, Beyrouth, le 22 août 1942
(12) Nantes, Beyrouth, cart. 2414, Zahlé, le 10 septembre 1942.
(13) Nantes, Beyrouth, cart. 1087, Information du conseiller administratif de la Bekaa, le 10 septembre 1942.
(14) Nantes, Beyrouth, cart. 1087, Discours prononcé par de Gaulle au Cercle de l’Union française, le 28 août 1942.
(15) Nantes, Beyrouth, cart. 2414, Maitrot, conseiller administratif de la France combattante au Mont-Liban, à Catroux, Baabda, le 5 septembre 1942.
(16) Nantes, Beyrouth, cart. 1087, Rapport du 5 septembre 1942 à Zahlé.
(17) Nantes, Beyrouth, cart. 1087, Beyrouth à Londres, le 14 septembre 1942.
(18) Nantes, Beyrouth, cart. 1087, Note sur les réactions produites par le discours de de Gaulle, Alep, le 6 septembre 1942.
(19) Idem, Homs, le 5 septembre 1942.
(20) MAE, Guerre 1939-1945, Londres-CNF, vol. 43, fol. 70-72, Dejean et Pleven avec Eden, Londres, le 8 septembre 1942.
(21) G. CATROUX, op. cit., p. 283.
(22) MAE, Guerre 1939-1945, Londres-CNF, vol. 452, fol. 136, Beyrouth, le 17 août 1942.
(23) Nantes, Beyrouth, cart. 1087, Catroux à de Gaulle, le 5 septembre 1942.
(24) MAE, Guerre 1939-1945, Londres-CNF, vol. 42, fol. 111, 113-116, Rapport sur la situation politique en Syrie et au Liban en août 1942.
(25) MAE, Guerre 1939-1945, Londres-CNF, vol. 43, fol. 84, de Gaulle à Pleven et Dejean, le 12 septembre 1942.
(26) Nantes, Beyrouth, cart. 1087, Président Tageddine à Catroux, Damas, le 30 septembre 1942.

Publié le 26/04/2016


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


 


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