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Est-il réellement possible de dissoudre le PKK ? (1/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 10/03/2025 • modifié le 11/03/2025 • Durée de lecture : 8 minutes

Cet appel n’apparaît pas tant que cela comme une surprise : comme le relatait récemment encore Les clés du Moyen-Orient, des négociations entre les autorités turques et le PKK étaient en bonne voie depuis octobre 2024. Pour autant, les déclarations du fondateur du mouvement révolutionnaire kurde revêtent une importance potentiellement égale au rôle politique, social, économique, sécuritaire et géopolitique colossal joué par la guerre entre la Turquie et le PKK depuis plus de quarante ans à travers le Moyen-Orient. Le conflit, initié le 15 août 1984 par une attaque de guérilleros pékakistes contre des postes militaires turcs à Eruh et Şemdinli, s’est en effet rapidement propagé au reste de la Turquie - et notamment à son quart orientalo-méridional - ainsi qu’au nord de la Syrie et de l’Irak et jusqu’aux confins occidentaux de l’Iran. En quarante et un an de conflits, plus de 50 000 personnes auraient perdu la vie dans la région, civils comme militaires, sans compter les destructions matérielles et urbaines associées aux violences.

Au fil des années, le PKK s’est imposé comme le hérault de la cause pankurdiste par les différentes zones de peuplement kurdes au Moyen-Orient, s’attirant à lui un nombre toujours plus important de nouveaux combattants et sympathisants. Très tôt, de nombreuses et diverses structures ont été mises en place sous l’ombrelle du PKK afin de favoriser l’endoctrinement, l’emploi opérationnel et la mobilisation des Kurdes : mouvements féminins, branches jeunesse, unités militaires… Une véritable constellation de filiales et d’excroissances politico-militaires pékakistes ont ainsi vu le jour, tant au Moyen-Orient qu’en Europe. Par ailleurs, concomitamment à cette montée en puissance politico-militaire, le PKK a développé de vastes et complexes réseaux de financement ayant fait de lui, entre autres choses, l’une des organisations clandestines les plus puissantes du Moyen-Orient, au centre de nombreux trafics [2].

Dans ce contexte, et alors que les Kurdes connaissent toujours les assauts du groupe islamiste « Armée nationale syrienne » soutenu par la Turquie en Syrie, une organisation comme le PKK peut-elle être dissoute ? Afin de répondre à cette question et de dégager des perspectives, cet article procèdera tout d’abord à un rappel des faits et du contexte de l’appel d’Abdullah Öcalan (première partie) avant de présenter la réception auprès des populations kurdes et des militants de ce communiqué historique du fondateur du PKK, tout comme l’application - ou non - du cessez-le-feu qui en a émergé (deuxième partie). Les objectifs nourris par cette annonce, tant pour le leader du PKK que pour les autorités turques, seront étudiés (troisième partie) avant de conclure par les perspectives de ce cessez-le-feu et, surtout, de la dissolution du PKK (quatrième partie).

I. Rappel des faits

A partir de la rentrée de la Grande Assemblée nationale de Turquie en octobre 2024, les autorités turques, tout d’abord par Devlet Bahçeli - secrétaire général du parti d’extrême-droite « Parti d’action nationaliste » (MHP) - ont tendu la main aux cadres du principal parti kurdiste turc « Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie » (DEM) afin de les enjoindre à négocier avec le PKK, et notamment avec Abdullah Öcalan, la cessation des hostilités. Très vite, des visites ont pu être organisées sur l’île pénitentiaire d’İmralı, où est incarcéré en isolement quasi-continu depuis vingt-six ans le fondateur du mouvement révolutionnaire kurde, aboutissant en de premières déclarations d’Öcalan affirmant « être prêt à assumer sa responsabilité » en appelant prochainement le PKK à « déposer les armes » [3].

Cette main tendue des autorités turques a ouvert le champ à de nombreuses interprétations sur les objectifs nourris par Ankara : le parti présidentiel AKP (Parti de la justice et du développement) et ses alliés - MHP notamment - avaient en effet subi l’un de leurs pires camouflets électoraux de ces vingt dernières années lors des municipales du 31 mars 2024 [4]. Cette ouverture vers le PKK a pu être vu comme une tentative des autorités de séduire une partie de l’électorat kurde pour les prochaines élections, tout comme les députés du DEM dont l’AKP et ses alliés pourraient avoir besoin pour mener une réforme constitutionnelle visant à autoriser Recep Tayyip Erdogan à se présenter pour un nouveau mandat présidentiel en 2028 [5].

Quoi qu’il en soit, et malgré la survenue de divers incidents de nature à déstabiliser le processus de négociations - au premier rang desquels un attentat commis par le PKK près d’Ankara en octobre 2024 -, les autorités turques ont poursuivi leur politique de main tendue en laissant à plusieurs reprises [6] des députés du DEM se rendre auprès d’Abdullah Öcalan et organiser, à l’issue, des conférences de presse. Le 27 février, deux jours après leur troisième visite sur l’île d’İmralı, les parlementaires DEM lisaient à la presse le communiqué du fondateur du PKK [7], recueilli deux jours plus tôt, dans lequel ce dernier appelait, selon les députés DEM, à démanteler le PKK et à cesser la lutte armée. Le guide spirituel du mouvement révolutionnaire kurde soulignait en effet - toujours selon les propos rapportés par ses visiteurs - que le PKK « s’est trouvé dans un état d’insignifiance et de redondance excessive » et a « atteint la fin de son parcours », appelant ses militants à se battre désormais en politique et non plus sur un champ de bataille car « il n’y a pas de voie en dehors de la démocratie pour construire et mettre en œuvre un système - et il ne peut en exister. ». En conséquence, « tous les groupes doivent déposer les armes et le PKK doit se dissoudre ».

II. Réception et application de l’appel à dissoudre le PKK

Si la réaction des combattants du PKK lors de la diffusion de l’appel d’Abdullah Öcalan à dissoudre leur organisation n’a pour le moment pas été documentée, celle des sympathisants du mouvement révolutionnaire kurde permet d’en avoir malgré tout un aperçu : des rassemblements - avec parfois des écrans géants rediffusant en direct la conférence de presse [8] - ont ainsi été organisés dans plusieurs grandes emprises urbaines à majorité kurde de Turquie, de Syrie ou d’Irak pour l’occasion et ont connu des réactions contrastées. Si certains Kurdes ont vu dans cet appel une lueur d’espoir pour la paix et pour les familles dont des enfants sont partis rejoindre la guérilla dans les montagnes, la plupart sont restés circonspects, tant à l’égard des modalités d’une telle dissolution que de la volonté réelle des autorités turques de respecter les droits des Kurdes [9].

Au Moyen-Orient et le reste du monde, cet appel à mettre fin à la lutte armée a été positivement accueilli, quoiqu’avec une certaine prudence au vu de la fragilité du processus de paix : le 1er mars, le président turc Recep Tayyip Erdogan menaçait encore de « reprendre les opérations anti-PKK si les promesses [de cessez-le-feu et dissolution] n’étaient pas tenues » [10]. En-dehors de déclarations soutenant intégralement le processus de paix comme celles du clan Barzani - qu’il s’agisse de Massoud [11] ou de Nechirvan [12], président de la Région autonome du Kurdistan d’Irak -, les déclarations en provenance des chancelleries européennes ont tenu à souligner la nécessité, tant pour le PKK que pour Ankara, de s’engager dans une démarche sincère. Le ministère britannique des Affaires étrangères a ainsi affirmé accueillir positivement cette nouvelle mais aussi « encourager toutes les parties à s’engager dans un processus pacifique et constructif qui garantisse la sécurité, la stabilité et le respect de l’État de droit » [13], dans une adresse visant tant le PKK que les autorités turques.

Et qu’en est-il du PKK lui-même, ainsi que de ses excroissances régionales (PYD en Syrie et PJAK en Iran notamment) ? Le surlendemain de la publication du communiqué d’Abdullah Öcalan, l’état-major du PKK basé dans les monts Qandil (dans les montagnes du Kurdistan d’Irak), a publié à son tour un long communiqué annonçant « être d’accord avec le contenu de l’appel […], s’y conformer et le mettre en œuvre » [14] et décréter un cessez-le-feu unilatéral afin de démontrer sa bonne foi ; la nécessité qu’Abdullah Öcalan préside le congrès au cours duquel le PKK sera dissous - et donc qu’il soit libéré dans un premier temps - y est également soulignée [15]. Le lendemain 2 mars, les forces militaires du PKK en Turquie et dans le nord de l’Irak - les HPG, pour « Forces de défense du peuple » - annonçaient également se plier au cessez-le-feu [16]. Si des rapports faisant état d’attaques aériennes turques contre des positions du PKK en Irak ont pu émerger [17], la situation sécuritaire a semblé globalement s’apaiser à l’issue de l’annonce de la suspension des hostilités de la part des guérilleros kurdes.

Deux entités se sont toutefois distinguées par leur refus de se rallier au cessez-le-feu : si le PJAK (Parti pour une vie libre au Kurdistan) a publié un communiqué affirmant soutenir l’appel d’Öcalan « pour une résolution pacifique de la question kurde » [18], il n’a pas déclaré pour autant appliquer lui aussi un cessez-le-feu ; enfin, les Forces démocratiques syriennes (FDS), dont le PYD (Parti de l’union démocratique) est le fer de lance à travers ses Unités de protection du peuple/de la femme (YPG/YPJ), a annoncé par la voix de son chef Mazloum Abdi Kobané dès le 27 février que les FDS n’étaient pas concernés par l’appel d’Öcalan et n’avaient pas à rendre les armes [19]. Une position confirmée le 2 mars par Nesrîn Abdullah, commandante des YPJ, qui affirmait au quotidien français l’Humanité qu’ « Öcalan appelle le PKK, pas les Kurdes de Syrie, à déposer les armes […] ; ici dans le Nord-Est syrien, c’est la guerre, […] on ne peut pas déposer les armes » [20]. De fait, les affrontements se poursuivent entre les mercenaires de l’Armée nationale syrienne (ANS) et les FDS et ne semblent pas connaître, eux, de quelconque apaisement [21]. Le vice-président du KONGRA-GEL, entité faîtière des organisations pékakistes en Europe, a confirmé le 2 mars que le PJAK et les FDS n’étaient pas concernés par l’appel à se dissoudre, seulement « le PKK et les groupes armés qui lui sont affiliés » [22]. Ces déclarations vont à rebours de celles des autorités turques, qui considèrent notamment les FDS comme une filiale pure et simple du PKK [23]. Le 28 février, le vice-président et porte-parole du parti présidentiel AKP, Ömer Çelik, déclarait ainsi que « peu importe le nom qu’on lui donne, PKK, PYD, YPG, SDG, l’organisation terroriste avec toutes ses extensions en Irak et en Syrie doit déposer les armes et se dissoudre » [24].

Lire la partie 2

Publié le 10/03/2025


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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