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Depuis la mi-octobre, les Libanais ont investi la rue pour dénoncer les mesures d’austérité et la corruption de la classe politique libanaise. Le mouvement s’est étendu au-delà de Beyrouth, de Tripoli jusqu’au Liban Sud. Face à la contestation, le mardi 29 octobre, le Premier ministre Saad Hariri a annoncé sa démission. Ses mesures proposées quelques jours plus tôt - retrait de certaines taxes, augmentation des frais pour les banques - n’avaient pas suffi à calmer les protestataires. Aujourd’hui, le mot « révolution » a envahi les rues libanaises. Une révolution qui souhaite dépasser les divisions communautaires, et qui se veut non violente. Cependant, des blessés sont déjà à déplorer, et le 29 octobre, des militants du Hezbollah et d’Amal ont saccagé les sites des manifestants.
Entretien avec le Dr Marie-Noëlle AbiYaghi, spécialiste des mouvement sociaux, Directrice de Lebanon Support (un centre de recherche basé à Beyrouth) et Professeur à l’université Saint-Joseph, à Beyrouth.
Selon moi, ce mouvement n’est pas totalement inédit. Différents groupes sociaux se mobilisent autours de mots d’ordre similaires au moins depuis la fin de la guerre civile (1990). Il faut regarder le mouvement actuel à la lumière de l’ensemble des mobilisations sociales au Liban au cours des dernières décennies ; notamment certains acteurs du monde associatif qui revendiquent l’avènement de l’Etat de droit, ou certaines formations politiques qui se positionnent contre le confessionnalisme mais qui ne sont cependant pas parvenues à s’imposer dans le paysage politique jusqu’à présent.
En revanche, ce qui est inédit, c’est l’ampleur de la mobilisation. Pour la première fois, des centaines de milliers de Libanais se sont réunis pour protester au même moment, et dans les différentes régions du pays. Habituellement, ce type de mobilisations est plutôt concentré à Beyrouth, la capitale, et les tentatives de décentralisation des mouvements protestataires aux autres villes du pays lors des cycles de mobilisation précédents sont restés très limités.
Les revendications des manifestants sont politiques par excellence. Elles vont de la demande d’un État social et d’un État de droit, à la dénonciation de la collusion entre la classe politique et le pouvoir économique, en passant par la captation des richesses par les élites économiques et politiques et la privatisation à outrance. Les manifestants demandent en outre des mesures et des mécanismes qui responsabilisent les dirigeants politiques au pouvoir depuis la fin de la guerre civile, mais aussi la chute du système confessionnel qui renforce les liens clientélaires, et qui est instrumentalisé par les leaders politiques pour cliver la population.
On entend beaucoup de manifestants identifier le système confessionnel comme l’obstacle principal à l’établissement d’un État de droit, d’un État social. En ce sens, la contestation du confessionnalisme est une contestation a priori socio-économique. Il ne faut pas oublier que ces mobilisations ont éclaté suite à l’intensification des mesures d’austérité.
Ceci ne doit non plus pousser les observateurs de ces mouvements à des constats hâtifs, dans l’euphorie de cette ébullition contestataire. Il y a certes une remise en cause du confessionnalisme, mais le Liban ne va pas se réveiller aconfessionnel ou anti-confessionnel du jour au demain, et c’est dans une perspective processuelle qu’il faut appréhender les mobilisations en cours, tout comme les systèmes qu’elles contestent et les dynamiques qui les travaillent. En ce sens, ces mobilisations sont aussi une invitation à repenser le regard que l’on pose sur le Liban et sur sa prétendue « culture » confessionnelle, cette dernière étant tout d’abord un assemblage de lois, d’institutions, de dispositifs et de pratiques.
Globalement, les prises de positions de la classe politique n’ont pas satisfait les manifestants. Elles sont considérées comme insuffisantes voire même populistes, comme par exemple la décision du Premier ministre Saad Hariri (Courant du Futur) de diviser par deux les salaires du président, des ex-présidents, des ministres et des députés. Ou encore la décision de Samir Geagea (Forces Libanaises) de quitter le gouvernement et de se joindre aux rangs des manifestants. Elles ont contribué à alimenter la colère dans la rue, et à intensifier les demandes de responsabilisation des hommes politiques.
Ceci doit aussi être compris dans un contexte d’extrême lassitude des Libanais face à la classe dirigeante. De fait, ce sont les principaux chefs de guerre, qui à la fin de la guerre civile (1975-1990), sont devenus les principales figures politiques. Au lieu de prendre leurs responsabilités face aux crimes de guerre, ils ont été réintégrés dans l’État libanais d’une façon ou d’une autre. Certains slogans des manifestants illustrent aujourd’hui bien cette volonté d’une double responsabilisation des dirigeants politiques : on leur reproche à la fois leur rôle lors du conflit civil d’une part, et leur reconversion politique et leur mode de gouverner depuis les années 1990 de l’autre.
La démission de Saad Hariri a d’abord été positivement accueillie par les manifestants, qui l’ont perçue comme une étape vers le reste de leurs revendications. Plus prosaïquement, elle tombait à un moment où la rue mobilisée depuis plusieurs jours (et nuits) commençait à s’essouffler. En ce sens, elle a aussi offert une opportunité aux manifestants pour se replier momentanément et réviser leurs tactiques et stratégies contestataires.
Elle a toutefois aussi déclenché une forte colère et une mobilisation des sympathisants du Premier ministre, ce qui, dans la nuit de mercredi à jeudi, a rassemblé de nouveau les principaux groupes de manifestants, qui craignent une récupération politique et confessionnelle.
Il est important de souligner ici que les manifestants ne sont pas une masse homogène. Si ce sont des facteurs similaires qui ont embrasé les différentes localités du territoire libanais, la composition sociographique des manifestants, leurs affiliations notamment politiques et idéologiques sont variées et parfois même contradictoires : elles vont par exemple de revendications radicales voire révolutionnaires, à un nationalisme qui frise la xénophobie, à des positions favorables aux travailleurs migrants et aux réfugiés, ou des prises de positions féministes, et des slogans misogynes et sexistes. Le grief unificateur et global demeure la contestation du modèle économique et social.
Ce mouvement est transgénérationnel. Les classes populaires sont très présentes dans ces mobilisations, notamment les classes moyennes paupérisées, les chômeurs, les jeunes qui n’arrivent pas à intégrer le marché du travail. On voit aussi beaucoup de personnes âgées participer aux manifestations autour de demandes relatives à l’accès aux soins de santé, aux médicaments, et surtout à la retraite.
Il est anecdotique d’affirmer que la taxation des réseaux sociaux Whatsapp et Viber ait été à l’origine des manifestations. Aux cours des dernières années, plusieurs mobilisations, plus ou moins ponctuelles et (in)visibles ont eu lieu. La mobilisation actuelle a certes été déclenchée par l’intensification des mesures d’austérité, l’augmentation des taxes indirectes - les plus injustes socialement - la fin des crédits subventionnés aux logements mais aussi par la dégradation générale de la situation économique et des conditions de vie et les taux de chômage et d’émigration des jeunes, pour ne citer que ces facteurs. Dans cet ordre d’idée, ces contestations sont similaires à d’autres mouvements protestataires dans d’autres pays comme le Chili par exemple.
Il ne faut pas oublier toutefois les inscriptions plus locales de cette mobilisation, qui doit aussi être lue dans le contexte d’Etat historiquement ultralibéral, qui s’est déchargé de ses responsabilités sociales. Ces dernières sont prises en charge par des initiatives privées, privatisées, des ONG, dont certaines sont directement affiliées à des personnalités ou des partis confessionnels et/ou politiques, ce qui n’est pas sans contribuer à nourrir et renforcer les liens clientélaires et confessionnaux.
Les mobilisations actuelles illustrent en quelque sorte les limites des formes de solidarité informelle à travers la famille, de la communauté et des notables, ce qui écorche le mythe de la fameuse pseudo « résilience » libanaise. En ce sens, ce sont des mobilisations qui revendiquent plus d’État au Liban.
Ce sont des facteurs similaires qui ont poussé les manifestants à se mobiliser, de Tripoli (longtemps cantonnée à n’être considérée qu’un bastion islamiste), au Mont Liban, Beyrouth, et au Liban Sud. Au-delà de revendications liées à la dégradation des conditions de niveau de vie, ces mobilisations illustrent une certaine crise de légitimité des principales forces politiques au Liban, comme le montre la répression même que celles-ci sont en train de mettre en place envers les manifestants, que ce soit directement ou via leurs sympathisants, dans plusieurs localités comme par exemple à Nabatiyeh, ou aussi au centre-ville de Beyrouth.
Il y a une continuité notable entre les derniers cycles de mobilisations au Liban, que ce soit dans les causes du mécontentement, dans les revendications des manifestants, ou dans leurs conclusions, notamment la dénonciation du système confessionnel comme étant un vecteur des inégalités sociales. Cela se retrouve au fil des années, pas seulement en 2015. En 2011, déjà, en pleine vague d’émulation dudit printemps arabe, des militants ont battu le pavé, revendiquant la « chute du système confessionnel ». En 2015, si les revendications étaient plus techniques, liées à la crise des déchets, elles ont introduit la dénonciation de la corruption, et la notion de responsabilisation de la totalité des partis et hommes politiques. Aujourd’hui, les principales revendications articulent l’ensemble de ses demandes.
Il me semble qu’il faudrait renverser la question. Nous sommes en présence d’un mouvement protestataire, de rue, qui veut de prime abord dénoncer un système politique et des politiques publiques. La rue, les manifestants, rappellent que c’est le peuple qui est la source légitime du pouvoir. Dans cet ordre d’idées, c’est aux responsables politiques de proposer des alternatives. Acculer les manifestants à un certain type d’organisation, ou à une certaine finalité est injuste à mon sens. Tout comme il serait naïf de penser qu’un mouvement social de cette ampleur se fait sans organisation sur le terrain.
Jusqu’ici, le choix d’adopter une structure horizontale, décentralisée, et sans leader, a plutôt joué en faveur des manifestants, qui craignent notamment une récupération politique. Il est cependant peu probable qu’il soit pérenne, notamment en ce qui concerne les processus de prise de décision, qui semblent se fonder sur un modèle consensuel, paradoxalement à l’image du système politique qu’ils décrient. Dans cette perspective, au lieu de mener des analyses prématurées de succès et d’échec de ce mouvement, ce sont plutôt les micro-processus en marche qui sont intéressants à analyser. Les manifestants sont en train de réinventer la citoyenneté et la manière de faire de la politique au Liban.
Note :
(1) Les manifestations sont organisées dans tout le pays, pas seulement à Beyrouth.
Marie-Noëlle AbiYaghi
Le Dr Marie-Noëlle AbiYaghi, spécialiste des mouvement sociaux, Directrice de Lebanon Support (un centre de recherche basé à Beyrouth) et Professeur à l’université Saint-Joseph, à Beyrouth.
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
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