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Ziad Majed est politologue libanais, professeur des études du Moyen-Orient à l’Université américaine de Paris et coordinateur du Réseau arabe pour la démocratie.
Il est l’auteur de plusieurs études sur les réformes et transitions politiques au Liban et dans le monde arabe. Il vient de publier "Syrie, la révolution orpheline" chez Actes Sud, en avril 2014.
La Ghouta de Damas est la poche que contrôle l’opposition la plus proche de la capitale. En ce sens, elle a une position stratégique. Le régime veut à tout prix l’occuper, non seulement pour éloigner l’opposition de la capitale, mais également pour se venger d’une zone qui était l’une des premières à sortir de son contrôle en 2012. Elle était d’abord l’un des fiefs de la résistance pacifique avant de devenir un fief de la résistance armée. C’est dans cette zone que l’Armée Syrienne libre a commencé ses grandes opérations, puis qu’a eu lieu le 21 août 2013 l’attaque chimique au gaz sarin que le régime a menée contre quatre localités, tuant en quelques heures plus de 1 500 civils. La Ghouta subit un siège depuis le mois d’octobre 2013, ainsi que des bombardements quotidiens. Ces bombardements, menés souvent sans combats, y rendaient la vie extrêmement difficile. La région était connue pour ses terres fertiles, elle était également connue pour l’élevage, mais depuis le début du siège, le régime a adopté la politique de la terre brûlée pour réduire la surface agricole que peuvent utiliser les 350.000 civils assiégés.
L’année dernière, en 2017, certaines localités à l’entrée de la Ghouta orientale et dans la Ghouta occidentale ont été reprises par le régime et son allié, le Hezbollah libanais. Celles-ci abritaient des tunnels qui servaient à ravitailler les assiégés à travers un trafic (à des prix exorbitants) de produits alimentaires ou d’essence, nécessaire pour alimenter les générateurs et permettre aux hôpitaux de fonctionner. Les tunnels sont devenus donc inaccessibles.
L’attaque que l’on observe depuis le début de cette année contre la Ghouta a commencé avec une série de bombardements aériens intensifs qui a visé les hôpitaux et ce qui restait de l’infrastructure civile. On a assisté exactement au scénario qui s’est déroulé à Alep-est. Puis les forces du régime au sol, épaulées par le Hezbollah libanais et par les milices chiites que l’Iran a mobilisées, couvertes par l’aviation russe et l’aviation du régime, ont lancé leurs offensives afin d’occuper ce qu’il reste de cette poche de résistance. Plus de 1 400 civils ont déjà été tués depuis le 1er février 2018, dont plus de la moitié sont des femmes et des enfants.
L’Iran soutient le régime sur le sol en mobilisant des « djihadistes chiites » qui viennent du Liban, de l’Irak, de l’Afghanistan et du Pakistan avec des officiers iraniens. Son objectif est de contrôler cette zone qui est proche de la frontière libanaise – ce qui est très important pour la connexion territoriale avec le Hezbollah – mais également proche du sud syrien. Une forte présence iranienne autour de Damas est un facteur sur lequel les Iraniens misent pour montrer qu’ils sont incontournables dans n’importe quelle solution du conflit syrien : la Russie et les Occidentaux en discussion avec certains pays de la région ne peuvent pas, seuls, régler le conflit. De plus, le sud syrien (après le sud libanais) offrirait aux Iraniens une position de force dans un affrontement qui pourrait un jour les engager contre les Israéliens. D’où l’importance majeure de la Ghouta pour eux.
De plus, pour les Iraniens, le Hezbollah libanais et le régime syrien, le nettoyage confessionnel dans toutes les zones à proximité de la frontière libanaise et de la capitale syrienne qui avait commencé à Qousseir et s’est poursuivi à Qalamoun, Barada, Darayya, Moaddamiyyeh, Barzeh et Qaboun, et dans les quartiers au sud de Damas, pourrait se poursuivre dans la Ghouta. C’est un enjeu stratégique dans la guerre démographique qu’ils mènent. Ainsi, de nouvelles populations sunnites pourraient devenir victimes de déportation, vers Idlib dans le nord, ou vers Deraa, du côté de la frontière jordanienne.
Pour les Russes, l’opération militaire dans la Ghouta survient après l’échec de la conférence qu’ils ont organisée à Sotchi récemment, et qui s’est soldée par un fiasco diplomatique. La majorité des forces de l’opposition syrienne a en effet boycotté cette conférence, ce qui n’a donc pas permis à Moscou d’imposer les négociations (et leurs aboutissements) qu’il voulait. La Russie est face à un paradoxe en Syrie : malgré sa suprématie militaire depuis septembre 2015 et bien qu’elle ait sauvé le régime d’Assad qui était à genoux avant son intervention, elle n’arrive pas à capitaliser politiquement sur son succès militaire, et cela est frustrant pour la diplomatie russe et montre les limites de sa puissance. Les Russes veulent donc que le régime récupère plus de territoires et modifie davantage le rapport de force en sa faveur pour tenter une nouvelle fois d’imposer leurs « solutions politiques ». Ils veulent que l’opposition capitule et accepte toutes les conditions de Moscou.
Du côté de la communauté internationale et des capitales occidentales, la Syrie est un terrible échec. C’est à la fois l’échec des agences onusiennes, des initiatives diplomatiques, l’échec des lignes rouges qu’Obama puis Macron ont évoquées, la perte de toute crédibilité par rapport au respect du droit international et le retour aux illusions qui ont longtemps régné dans l’approche occidentale envers le Moyen-Orient : « opter pour la stabilité sous des dictateurs ».
Cet échec se manifeste aujourd’hui par une impunité totale des criminels en Syrie qui les encourage à commettre encore plus de crimes, par des messages que l’on envoie et qui montrent qu’une normalisation des relations avec le régime d’Assad est possible et que quoi qu’il arrive, « nous ne pourrons agir ou intervenir pour arrêter les massacres, faire respecter les résolutions onusiennes et les lignes rouges que nous avons nous même émises ». En sept ans, les pays occidentaux n’ont donc pas réussi à faire face aux Russes et aux Iraniens, ni freiner leur implication en Syrie. Et bien avant la montée d’Al-Nosra et l’apparition de Daesh en 2013, l’opposition syrienne n’a pas été soutenue d’une manière consistante et efficace. Il n’y a pas eu de négociations sérieuses avec les Russes pour exiger le départ d’Assad et pour voir en échange quels sont les intérêts de Moscou à prendre en considération. Il n’y a pas eu non plus de négociations fermes avec les Iraniens, ni au moment de l’accord sur le nucléaire ni par la suite, lorsque fut évoquée la question des sanctions, qui aurait pu être conditionnée à ce qui se passe en Syrie…
Aujourd’hui, sept ans après le début de la révolution et du conflit qui l’a suivie, la Syrie est un pays fragmenté, occupé, ravagé et détruit. Pour qu’une réconciliation, une reconstruction et un retour des réfugiés puissent avoir lieu, il faut des interventions et des pressions politiques et économiques mais aussi des procédures juridiques mettant fin à l’impunité, aux occupations et imposant une transition politique permettant une grande participation des Syriens. Penser qu’une stabilité, un retour des réfugiés et une défaite du « terrorisme » pourraient résulter de la victoire militaire de l’axe Moscou-Téhéran-Assad n’est qu’une dangereuse illusion, car il n’y aura jamais de stabilité sous les occupations (russe et iranienne, mais aussi turque et américaine), et sous l’occupation des milices djihadistes chiites libanaises, irakiennes, afghanes et pakistanaises, indispensables pour le contrôle territorial du régime et ses parrains.
Lire également :
Entretien avec Thomas Pierret – Le point sur la situation dans la Ghouta
Entretien avec Ziad Majed – Où en est la situation en Syrie ?
Ziad Majed
Ziad Majed est politologue libanais, professeur des études du Moyen-Orient à l’Université américaine de Paris et coordinateur du Réseau arabe pour la démocratie.
Il est l’auteur de plusieurs études sur les réformes et transitions politiques au Liban et dans le monde arabe. Il vient de publier "Syrie, la révolution orpheline" chez Actes Sud, en avril 2014.
Mathilde Rouxel
Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.
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