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Entretien avec Ziad Majed - « En Syrie, un réveil a eu lieu malgré la catastrophe »

Par Léa Masseguin, Ziad Majed
Publié le 21/03/2019 • modifié le 19/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Ziad Majed

Quel bilan peut-on faire de la guerre en Syrie, huit ans après son commencement ?

C’est un bilan catastrophique au niveau des pertes humaines, des destructions, de la fragmentation territoriale du pays et des questions des détenus et des réfugiés. Cette guerre, menée surtout par le régime Assad et ses alliés contre la société, a causé la mort de près de 500 000 personnes et déplacé plus de 50% de la population syrienne, à la fois à l’extérieur du pays (plus de 6 millions de Syriens) et à l’intérieur (7 millions). Des dizaines de milliers de personnes ont disparu dans les geôles. Plusieurs régions ont été ravagées et l’économie est en ruine. Aujourd’hui, différents acteurs se partagent le contrôle du territoire : le régime, ses soutiens russe et iranien et les milices chiites (60 à 65%), les milices kurdes et leurs alliés américains (25%), certaines forces rebelles soutenues par l’armée turque (8 à 10%) et enfin le HTC (ancien front al-Nosra) qui contrôle une partie de la province d’Idlib.

Peut-on dire que Bachar al-Assad a gagné la guerre ?

On peut dire que Bachar al-Assad a temporairement gagné car la Russie et l’Iran ont sauvé son régime. Il n’est plus menacé comme il l’a été lorsqu’il contrôlait entre 18 et 20% du territoire. Déjà en 2012, il n’avait plus la possibilité de se battre sur tous les fronts contre la rébellion et ce sont les Iraniens qui sont venus à son secours en mobilisant des milices chiites du Liban, d’Irak, puis d’Afghanistan. En 2015, il a avoué lui-même qu’il n’avait plus les moyens et les ressources humaines suffisantes pour poursuivre sa guerre contre la société et les rebelles. Cette fois, c’est la Russie qui est intervenue. Il faut souligner aussi que ces interventions iraniennes et russes ont été possibles en partie à cause de l’inaction américaine et occidentale, surtout en 2013 après le massacre chimique commis par Bachar al-Assad dans la Ghouta de Damas.

Le régime syrien contrôle actuellement 60 à 65% du territoire. Peut-on imaginer qu’il puisse remettre la main sur l’intégralité du pays ?

Si le régime contrôle ces 60 à 65% du territoire, grâce à des dizaines de milliers de miliciens chiites, de l’aviation et des officiers russes et des forces spéciales iraniennes, il se trouve dans l’impossibilité de conquérir les zones où est déployée l’armée turque dans le nord du pays. Pour la zone que contrôle le HTC (ou al-Nosra), cela dépendra des négociations entre Turcs et Russes. Enfin, pour les zones que contrôlent les milices kurdes et leurs alliés, tous les acteurs attendent le retrait américain. S’il a lieu, les négociations dépasseront de loin le régime de Damas et ne se feront qu’entre Ankara, Moscou, Washington (et Téhéran) pour savoir quelles seront les forces qui vont finalement occuper ces zones ou se les partager.

Peut-on parler d’une « guerre pour rien » ?

On ne peut pas parler d’une guerre pour rien même si, lorsqu’ils se sont soulevés en 2011, les Syriens ne s’imaginaient pas du tout se retrouver, huit ans plus tard, là où ils sont actuellement. Lorsqu’elle a débuté, cette révolution avait toute sa légitimité et sa raison d’être, dans un pays qui était gouverné depuis 41 ans par un régime dictatorial, déjà responsable de crimes contre l’humanité (à Palmyre, en 1980, et à Hama, en 1982). La révolution s’inscrivait aussi dans le cadre des soulèvements arabes et toute la région était secouée par un vent de changement. Dans ce sens, la révolution syrienne était inévitable, et même si la nouvelle génération de Syriens s’attendait à la répression et connaissait le sort de la ville martyre de Hama et les souffrances des milliers de prisonniers politiques, elle pensait néanmoins être capable de battre le régime et de tourner la page de la barbarie. Les interventions extérieures des alliés du régime et la passivité de la communauté internationale ne lui ont pas permis d’arracher sa victoire. En 2019, la Syrie est ravagée mais beaucoup de Syriens ne regrettent pas leur soulèvement, et il y a de nouveaux signes de contestation, y compris dans les zones reconquises par le régime, qui ressemblent à ceux qu’on a observés en 2011.

En quoi consistent ces nouveaux mouvements de protestation ?

Ces mouvements ont lieu dans la région de Deraa, où la révolution avait commencé. Bachar al-Assad veut montrer que son règne est redevenu absolu et incontestable. Les accords conclus avec les rebelles en 2018 lors des reconquêtes par les Russes et les Iraniens du sud du pays n’ont pas été respectés, comme en attestent les nombreuses arrestations de la part du régime, le service militaire imposé aux jeunes, et l’utilisation de la torture. De plus, Assad réinstalle des statues géantes de son père Hafez sur les places publiques, afin de rappeler son slogan que les manifestants ont rejeté en 2011 « Assad ila al-abad » (Assad pour l’éternité). A la suite de cette volonté d’humilier les « vaincus », plusieurs manifestations ont eu lieu, le 10 mars. Une autre manifestation s’est déroulée quelques jours plus tard, le 13 mars, en solidarité avec les civils syriens bombardés par les Russes et le régime dans la région d’Idleb. Les manifestants utilisent les mêmes chants que ceux de 2011 et réclament de nouveau la chute du régime. Des graffitis sont apparus sur les murs, ce 18 mars, célébrant l’anniversaire de la révolution.

Au-delà de ces manifestations à Deraa, comment les Syriens continuent-ils de manifester leur résistance ?

Plusieurs formes de résistance ont lieu aussi dans d’autres zones que contrôlent le régime et ses alliés et prennent différentes formes, malgré la terreur. Par exemple, des groupes continuent clandestinement de documenter les violations et d’exfiltrer des photos témoignant de ce qui se passe. Dans les régions du nord contrôlés par les rebelles et leurs alliés turcs, des activistes, comités locaux et associations de la nouvelle société civile née après 2011 gèrent des services de santé, d’éducation et de solidarité. A l’extérieur du pays, parmi les millions des réfugiés et exilés, des initiatives culturelles, juridiques, médiatiques et de soutien à l’intérieur sont nées. Un réveil a donc eu lieu malgré la catastrophe, et pour beaucoup de Syriens, il est irréversible.

Que va-t-il advenir des millions de réfugiés syriens ? Souhaitent-ils rentrer en Syrie et peuvent-ils le faire ?

Une partie des Syriens a certes envie de rentrer mais sait qu’elle ne peut le faire tant le pays reste gouverné par le régime. D’ailleurs, ce dernier a tout fait pour rendre leur retour impossible. Bachar al-Assad s’est félicité lui-même à deux reprises [en 2017 et 2018] du nouveau tissu social qui, selon lui, se porte mieux, et du pays « devenu plus homogène » (en référence à la question communautaire qu’il manipule si bien). De plus, la loi numéro 10 que le gouvernement à Damas a votée [en avril 2018] lui autorise de confisquer les biens de tous ceux qui ne peuvent pas prouver leur propriété dans un cours délai, et des projets de reconstruction sont envisagés sur les ruines des biens détruits ou confisqués. Ajoutons à cela qu’il y a déjà des cas de personnes rentrées du Liban (ou forcées par les autorités libanaises de le faire) qui ont été arrêtées par les services de renseignement du régime et ont disparu depuis. En ce qui concerne ceux qui ont fui Daech ou d’autres groupes djihadistes, ils ne peuvent pas rentrer non plus car des opérations militaires se poursuivent dans certaines zones à l’est du pays et les incertitudes planent sur l’avenir de ces territoires. La question du retour des réfugiés n’est donc pas à l’ordre du jour tant qu’il n’y a pas de solution politique.

Un départ de Bachar al-Assad pourrait-il marquer la fin de la guerre ?

Je ne pense pas que seul le départ d’Assad mettrait fin à la guerre et règlerait tous les problèmes en Syrie. Toutefois, la première condition pour qu’un processus politique sérieux ait lieu, pour qu’une solution politique soit à l’ordre du jour et pour qu’une reconstruction du pays soit possible, c’est la fin du règne de la violence et de la barbarie qu’a mis en place le régime Assad, père et fils, au pouvoir depuis 1970. Considérer qu’un règlement du conflit et une normalisation avec un chef d’Etat accusé par les instances internationales et syriennes d’avoir dirigé un régime responsable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité sont envisageables, c’est dire que les Syriens sont exclus du droit international. Cela est extrêmement dangereux pour la région et le monde, car c’est un message qui encourage des régimes à commettre des crimes tant l’impunité et ce que certains appellent la realpolitik les protègeront après. La question de l’impunité est donc centrale aujourd’hui en Syrie, et elle est la clé de la stabilité demain.

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Publié le 21/03/2019


Ziad Majed est politologue libanais, professeur des études du Moyen-Orient à l’Université américaine de Paris et coordinateur du Réseau arabe pour la démocratie.
Il est l’auteur de plusieurs études sur les réformes et transitions politiques au Liban et dans le monde arabe. Il vient de publier "Syrie, la révolution orpheline" chez Actes Sud, en avril 2014.


Léa Masseguin est étudiante en Master 2 Gouvernance et Intelligence internationale dans le cadre d’un double diplôme entre Sciences Po Grenoble et l’Université internationale de Rabat. Passionnée à la fois par l’actualité et la diplomatie, elle a travaillé au sein du quotidien libanais L’Orient-Le Jour et à la Représentation permanente de la France auprès des Nations unies à New York. Elle s’intéresse à la région du Proche-Orient, en particulier la Syrie et le Liban.


 


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