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Yasmine Ghata est romancière et historienne de l’art spécialiste des arts de L’Islam (école du Louvre, Paris IV). Elle revient sur un aspect à peine esquissé dans son dernier livre, Le calame noir, celui de la construction d’une estrade pour la fête de Béma par le peintre Muhammed Siyah Qalam. Ce détail permet de discuter de l’architecture en train de se faire, des matériaux utilisés et des technique mises en œuvre autour du 15ème siècle dans les Empires safavide, turc et ottoman, mais plus largement de la dimension anthropologique de la construction d’une œuvre ou d’un bâtiment réalisé pour toucher à l’essence de ce à quoi rêvent les âmes des artistes de tous temps : l’immortalité.
Les œuvres de Siyah Qalam, principalement conservées dans les albums H.2153 et H.2160 de la bibliothèque du Palais Topkapı, sont des instantanés de vie nomades qui montrent comment les croyances anciennes perdurent après l’islamisation. Les démons qui jalonnent les œuvres de cet artiste hors normes ne sont pas les manifestations de maladies qu’il faut invoquer ou repousser comme on les trouve dans la peinture islamique à la même époque. Ils sont les habitants du monde invisible, ceux avec lesquels les chamanes pactisent pour habiter harmonieusement un même espace. S’ils sont redoutables et craints, les démons sont aussi des alliés pour chasser le mal qui habite les humains. De même, le tableau qui montre des nomades s’affairant à la construction d’une estrade en bois suggère un aspect de leurs croyances liées au manichéisme, la doctrine répandue par le prophète iranien Mani, d’abord en Perse sassanide puis en Chine et en Turquie.
Les chantiers architecturaux ont tous une histoire à raconter. Véritables théâtres collectifs, ils constituent une transformation de l’espace, une volonté de puissance, une modernité en rupture. Quel est le regard des artistes sur ces chantiers ? Les représentations sont relativement rares. Récit dans le récit, quelques artistes ont tenté de capter ces hommes en mouvement en train d’ériger basilique, mosquée, château ou gratte-ciel ; la représentation juste et complète du réel n’est pas véritablement le sujet. On cherche plutôt à illustrer un propos, honorer un commanditaire, instrumentaliser le collectif au profit de l’individuel. J’aime ce regard d’artistes sur ces échafaudages, ce récit imbriqué d’une œuvre d’art se faisant l’écho d’une autre œuvre d’art, cette perception de lignes brisées interrompues, en passe de croitre dans l’espace. Quelques artistes ont tenté de capter le dynamisme de ce déploiement humain avec une distribution de rôles définis. Maitre-architectes, charpentiers, tailleurs de pierre, forgerons, charretier et d’autres encore défient ensemble les contraintes fondamentales de ces élévations. Ce sont leurs instruments de travail qui les définissent au sein du chantier : la pelle, la brouette, la truelle, les burins, le marteau… D’ouvriers anonymes noyés dans un grouillement constructif, lisibles uniquement grâce à leurs instruments de travail.
Ce dessin de Muhammed Siyah Qalam, un artiste du 15ème s. qui vécut à la cour des Moutons Blancs, est une peinture des steppes, venue illustrer la construction d’une simple estrade par des nomades habiles. Cette œuvre est résolument en avance sur son temps. Il s’agit de nomades réalisant une estrade pour la cérémonie liturgique du nouvel an manichéen appelé Béma [1]. Ce dessin est dynamique, propose un instantané réaliste, une saisie de l’instant d’une construction en cours où les nomades sont personnifiés, identifiés et se déploient dans tout l’espace du tableau. Ce travail de construction est volontaire, sujet à discussion (deux nomades échangent dans le coin supérieur gauche du tableau), sans hiérarchie entre les protagonistes, cette œuvre brute à la palette chromatique simplifiée est résolument moderne. Ces hommes sont réunis, non pas pour construire pour autrui mais pour eux-mêmes, pour leur salut individuel et collectif. Il y a une légèreté dans cette scène et un plaisir de construire qui est assez unique.
On est dans un récit parallèle entre l’artiste et le chantier lui-même, l’histoire interne fait écho à l’histoire externe et ces histoires prennent la résonnance de leur époque. Siyah Qalam livre un reportage de croyances ancrées en Asie Centrale qui perdurent malgré la venue de l’Islam. En retrouvant ces nomades au printemps et en restant avec eux, il absorbe leur quotidien pour le restituer en peinture, dans des instantanés de vie où les nomades sont les acteurs de leur propre vie. Construire cette Béma est un acte de purification en soi, il vise à inaugurer une nouvelle année dans l’allégresse.
Oui, nous avons ce dessin du célèbre miniaturiste Behzād (1440-1536), réalisé en 1494 à Herāt, pour illustrer le Khamseh de Nezāmi et qui s’intitule « Construction du château de Khawarnaq ». Elle fait partie de l’ensemble de 21 peintures regroupées dans les deux manuscrits Or. 6810 du British Museum et qui furent exécutées entre 1494 et 1495, pour la bibliothèque du sultan timouride Amir Farsi Barlas. Le lieu de l’exécution n’est pas indiqué, mais le style des illustrations, ainsi que le nom du seigneur au service de Sultan Hosayn Bayqara, indiquent nettement Herāt. L’une des compositions, sur deux pages, constitue le frontispice, les autres se trouvent dans le texte. Le manuscrit porte des inscriptions des Grands Moghols Jahangir et Shah Jahan, preuves que le recueil se trouvait en Inde entre 1605 et 1628.
En effet, la richesse de la palette du maître miniaturiste Behzād et la finesse des dessins, la maîtrise de la composition picturale et des motifs qui sortent de son atelier sont aux antipodes de la peinture brute et volontairement simplifiée de Siyah Qalam. Behzād est un artiste de cour qui passe pour être le plus grand maître de la miniature persane. L’œuvre dont nous parlons a été réalisée pour faire l’apologie du sultan timouride mais Behzād a également travaillé pour le pouvoir uzbek et surtout pour le fondateur de la dynastie safavide, le shah Ismā’il (1487-1524) qui le nomme directeur de la Bibliothèque royale de Tabriz dont les ateliers deviendront ceux de son école. L’importance de son œuvre, qui a participé à l’immense renouveau artistique opéré par la dynastie safavide en Iran, est néanmoins soumise à nombre de discussion car la signature du maître n’est pas toujours gage d’authenticité.
Le dessin de ce chantier fait plutôt l’apologie d’un pouvoir royal fort et central et de sa richesse mais elle est centrée sur la vie journalière de la population, à la différence des tableaux du maître qui illustrent d’ordinaire des moments de la vie seigneuriale en relation avec des œuvres comme le Khamseh (appelé également Gandj Pandj, les cinq joyaux) ou le Shāhnāmeh. Ces thèmes sont tellement différents de ceux qui sortaient de l’atelier de Behzād que l’on s’est posé la question de leur authenticité. Les spécialistes pensent qu’ils lui sont bien dus, du moins pour l’idée et la réalisation partielle. Par contre, il n’est pas improbable que leur achèvement ait été confié à un élève qui s’est chargé d’y ajouter détails et gestes quotidiens pris sur le vif avec une finesse et un certain humour. On remarque également que les dessins de Behzād donnent une identité aux personnages, de cour, bien sûr, mais aussi au peuple qui s’active dans la vie quotidienne. Les détails contenus dans les visages attribuent une personnalité aux acteurs et les sortent de l’anonymat. Cette miniature du chantier représente la construction de l’entrée du château. Il s’agit certainement d’une commande, pourtant, le sujet est relativement moderne. Chaque personnage est défini par sa tâche ; certains cassent les pierres, les déplacent, les hissent, les transportent, etc. Beaucoup de tâches différentes sont représentées, sans perspective. L’image ne renvoie pas un sentiment de pénibilité, de lourdeur ou d’effort musculaire. Ces œuvres du 15ème siècle ne restituent pas la pénibilité du travail mais elles font écho à une vision de la place centrale de l’individu dans une société donnée, à une époque où les artistes de cours pouvaient se permettre d’être avant-gardistes. Preuve que la peinture réaliste ne commence pas au 19ème siècle en Occident.
Quelques liens :
Atasoy N., “Four Istanbul Albums and Some Fragments from Fourteenth-Century Shah-Namehs,” Ars Orientalis 8, 1970, pp. 19-48.
L’Asie des Tartares. Rencontre avec Siyah Qalem , photographies de Roland et Sabrina Michaud, introduction de Thierry Zarcone, Gallimard, 2011.
Ipsiroglu M., Siyah Qalem , Ed. Akademische Druck, Graz, 1976.
Ben Mehmed Siyah Kalem, Master of Humans and Demons , Ed. Yapi Kredi, Istanbul, 2004.
https://www.britannica.com/topic/The-Building-of-the-Famous-Castle-of-Khawarnaq
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Yasmine Ghata
Yasmine Ghata est romancière et historienne de l’art spécialiste des arts de L’Islam (école du Louvre, Paris IV). Elle est l’auteur, entre autres, du "Calame noir".
Notes
[1] Grec : tribune. La traduction hébraïque de la Septante utilise le terme migdal-etz qui signifie également « estrade » ou « tour en bois ».
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