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Entretien avec Xavier Guignard – l’opération Mur de Fer israélienne en Cisjordanie : ses objectifs et ses conséquences

Par Ines Gil, Xavier Guignard
Publié le 07/02/2025 • modifié le 07/02/2025 • Durée de lecture : 8 minutes

Photo prise à proximité de Ramallah, en arrière plan une route de la Zone C, en première plan, route de la zone A.

Crédit photo : Ines Gil

L’opération militaire israélienne « Mur de fer », qui vise le camp de Jénine et a été étendue à celui de Tulkarem est d’une ampleur quasi inédite. Quels sont selon vous les objectifs de cette opération, qui semble tout aussi politique que militaire ?

La guerre finit à Gaza, elle s’ouvre en Cisjordanie : le timing de l’opération, lancée juste après le cessez-le-feu à Gaza, montre tout d’abord une volonté de la part du gouvernement israélien de montrer qu’il n’y a aujourd’hui pas de place pour la paix avec les Palestiniens.

Sous couvert de contrôle sécuritaire de la Cisjordanie, on assiste depuis plusieurs jours à une fermeture quasi totale des entrées et sorties du territoire pour les Palestiniens, avec une multiplication des checkpoints, et un déploiement de techniques militaires qui avait jusqu’ici rarement été observé en Cisjordanie. A savoir, des destructions de nombreux bâtiments, mais aussi des engins de chantier qui viennent détruire les infrastructures routières à Jénine et à Tulkarem. Par conséquent, côté palestinien, il y a un grand nombre de morts, et de nombreuses familles déplacées.
Ce n’est pas anodin, car pour Israël, la Cisjordanie incarne un objectif éminemment politique. Elle est au cœur du projet israélien de colonisation, bien plus que Gaza.

Les images des destructions dans les camps de Jénine et de Tulkarem font écho à ce qu’on a pu voir à Gaza pendant plusieurs mois. Le but de cette opération semble être la destruction des quartiers où résident des réfugiés, et d’où partent certaines opérations palestiniennes.

Pour prouver que cette opération militaire a changé de nature, l’armée israélienne affirme qu’elle combat aujourd’hui des bataillons du Hamas. Or, depuis quelques années, les combattants dans les camps de Cisjordanie sont au contraire de jeunes combattants, plus ou moins expérimentés, aux contours idéologiques flous. Cela a-t-il changé ?

Non, il n’y a pas eu de changement dans la composition sociologique des combattants palestiniens qui opèrent dans le nord de la Cisjordanie. Leur émergence date de l’année 2021, et ils restent avant tout des groupes basés sur une affiliation extrêmement locale, que cela soit à Jénine, à Naplouse, à Tulkarem, mais aussi, dans une plus large mesure, à Qalqilya, Hébron ou Jéricho.

Ce sont des combattants dont les plus jeunes sont nés à la fin de la Seconde Intifada, qui n’ont connu que la division palestinienne, et qui n’ont pas vécu le mirage de la paix des années 1990. Ils n’adhèrent généralement pas au projet de l’Autorité palestinienne (AP), et défendent un projet de libération rue par rue, quartier par quartier, pour sortir de la condition dans laquelle ils sont plongés.

Israël parle d’affiliation au Hamas, mais surtout d’un financement par l’Iran. Nous ne sommes pas en mesure de vérifier les appartenances idéologiques, et encore moins des flux financiers clandestins, mais ce qu’il ressort des déclarations des combattants eux-mêmes, et des entretiens menés sur le terrain par nos confrères palestiniens, c’est une certaine plasticité de leur appartenance idéologique. Imaginer que l’opération à Jénine est la suite de la bataille qu’Israël a livré contre les groupes armés à Gaza est une désinformation totale. Les affiliations politiques qui sont prêtées à ces jeunes par Israël sont une tentative de justifier la violence de l’opération « Mur de Fer ».

Ce qui se joue aujourd’hui est la reprise en main de la Cisjordanie par l’armée israélienne, notamment au nord, où elle était un peu moins présente. Cette opération s’accompagne d’un processus de permissivité de l’Etat d’Israël dans l’action des colons. D’une part parce que quand les autorités israéliennes ont commencé cette opération, elles ont fait sortir de prison des militants israéliens, des colons, qui avaient été arrêtés pour leur violence. D’autre part parce que le Parlement israélien vient de voter le 29 janvier 2025 en première lecture la possibilité d’achat de terres en Cisjordanie par des particuliers, ce qui constitue un premier pas vers l’annexion pure et simple. Il faut donc comprendre cette opération militaire, a minima comme une première phase, ou, au pire, comme un écran de fumée qui cache derrière lui les velléités annexionnistes israéliennes sur la Cisjordanie.

Ce projet de loi vise à faciliter l’achat de terres dans les territoires occupés directement par les colons et à développer l’entreprise de colonisation. Pourquoi ceci semble être un nouveau pas vers l’annexion ?

C’est une acquisition en nom propre des terres de Cisjordanie. Ceci montre qu’il y a aujourd’hui une expansion importante des colonies, qui se joue de deux façons :
1/ Par la construction, soutenue par le gouvernement, d’unités d’habitations, de nouveaux immeubles ou de nouvelles maisons, dans les colonies déjà existantes en Cisjordanie incluant Jérusalem Est.
2/ Par l’absence de réaction israélienne face à la multiplication des colonies sauvages illégales, qui sont montées par des groupes de militants qui viennent saisir un territoire, souvent au sommet d’une colline et y poser une caravane. L’armée protège ces colons, alors même que leur installation est censée être illégale en droit israélien et permet donc l’accaparement des terres palestiniennes. Ce phénomène est constant depuis 1967, mais il s’accélère ces dernières années.

Avec ce nouveau projet de loi, le droit israélien vient entériner cette possibilité de création de nouvelles colonies. Jusqu’à présent, en droit israélien, la colonisation se faisait principalement par l’expansion des colonies existantes. On peut donc craindre un nouveau pas vers l’annexion totale de la zone C de la Cisjordanie dans les prochains mois. Celle-ci représente plus de 60% du territoire, même si c’est la partie la moins peuplée par les Palestiniens, elle offrirait à Israël la possibilité d’être souveraine en Cisjordanie. L’annexion pourrait être validée par Donald Trump, qui ne cache pas ses proximités avec le gouvernement israélien. Ce qui est donc testé avec ce projet de loi, c’est la réaction de la communauté internationale.

Concernant la dégradation de la situation socio-économique des Palestiniens en Cisjordanie : les permis de travail destinés aux Palestiniens qui travaillaient en Israël n’ont pas été renouvelés depuis le 7 octobre 2023. Comment cela affecte l’économie locale ? Les Palestiniens sont-ils davantage dépendants de leurs proches employés comme fonctionnaires de l’AP pour survivre, et donc dépendants du maintien de l’AP pourtant impopulaire ?

Nous assistons à une grande précarisation de la population palestinienne en Cisjordanie. Avant le 7 octobre 2023, un tiers du PIB de la Cisjordanie dépendait des Palestiniens qui travaillaient en Israël dans des emplois souvent journaliers, dans les secteurs informels, que ce soit le BTP ou l’agriculture. Ces entrées d’argent ont été réduites à néant depuis le 7 octobre. Un autre tiers est aujourd’hui assuré par les revenus des fonctionnaires de l’AP. Une personne sur trois dépend directement ou indirectement de ces fonctionnaires.

Mais même les fonctionnaires palestiniens souffrent d’une grande précarisation. Depuis le 7 octobre 2023, le gouvernement israélien utilise le reversement de la collecte des taxes douanières, qui devraient être destinées à l’AP, comme un outil de chantage. Ces taxes n’ont pas été versées pendant plusieurs mois. En conséquence, une large partie des fonctionnaires vivent avec des retards de paiement et une diminution de leur salaire de 30 à 40%. Il y a un écrasement économique de l’intégralité de la population palestinienne de Cisjordanie.
Sans oublier que l’état de guerre a réduit la petite poche de revenus liés au tourisme dans ce territoire, à Bethléem notamment, en particulier le tourisme religieux.
Cet écrasement économique intervient dans le cadre d’une Cisjordanie qui est, depuis les accords d’Oslo, maintenue dans un état de dépendance à l’économie israélienne.

Plusieurs responsables sécuritaires israéliens avaient pourtant prévenu le gouvernement d’un risque de dégradation de la situation sécuritaire en cas d’étouffement économique de la population palestinienne en Cisjordanie. Qu’en est-il ?

C’est vrai, la pression est d’abord venue de l’appareil sécuritaire israélien, qui considère que cette dépendance palestinienne envers Israël est une manière d’assurer une forme de paix sociale en Cisjordanie.
La dépendance des Palestiniens envers l’économie israélienne avait été entérinée durant les accords de Paris, qui constituent le volet économique des accords d’Oslo. Ceux-ci contraignent très largement la capacité des Palestiniens à développer leur propre industrie et à gérer l’import-export, tout en permettant les subsides via l’AP et le travail des Palestiniens dans les secteurs informels israéliens. Ceci a permis à Israël de créer une dépendance, tout en maintenant un niveau de vie minimum pour les Palestiniens, qui, du point de vue du secteur sécuritaire israélien, était la condition pour limiter l’engagement violent. Ce raisonnement est discutable car l’engagement violent en 2021 n’a pas éclaté sur des ressorts économiques, mais bien sur des ressorts politiques, après l’annulation des élections palestiniennes, et le durcissement autoritaire de l’AP.

Les pressions de l’appareil sécuritaire israélien pour relâcher la pression sur l’économie palestinienne s’accompagnent de pressions des puissances étrangères, qui souhaitent le maintien du statu quo en Cisjordanie de manière à éviter une flambée de violence similaire à ce qu’on a vu à Gaza. Mais à ce jour, je n’ai pas le sentiment que le gouvernement israélien ait particulièrement infléchit sa position sur ce sujet.

Concernant le futur politique de Gaza, où en sont les discussions entre l’AP et les responsables du Hamas ?

Des discussions ont été entamées sous l’égide de l’Egypte, avec la volonté de créer un comité social conjoint entre le Fatah et le Hamas, pour non pas administrer politiquement toute la bande de Gaza, mais pour ouvrir une étape intermédiaire qui permettrait de créer un corps palestinien administratif unifié afin de gérer les questions liées à la reconstruction.

Cet accord, bien qu’il ait été trouvé au moment des discussions au Caire, a été rejeté par l’AP, officiellement sous couvert de ce comité empiéterait sur la souveraineté palestinienne (de l’AP) et pourrait ouvrir la voie à d’autres types de mécanismes encore plus faibles que l’Autorité palestinienne. Pourtant, les Egyptiens avaient proposé que ce comité soit issu d’un décret signé par l’AP, et donc sous sa dépendance. En réalité, du point de vue de Ramallah, en tout cas du cercle au pouvoir qui entoure le président palestinien Mahmoud Abbas, il y a la volonté de revenir à Gaza avec une reddition du Hamas. Or, la reddition du Hamas n’est pas d’actualité, comme l’a montré dernièrement sa résilience au niveau militaire. L’équipe au pouvoir à Ramallah est très peu favorable à toute médiation, à tout partage du gâteau, car elle considère qu’elle est l’incarnation de la direction politique palestinienne et qu’elle n’a pas à la partager.

Par ailleurs, un potentiel retour de l’AP à Gaza pose des défis structurels. En Cisjordanie, hormis quelques quartiers des centres-villes, l’AP n’a pas réellement les moyens d’exister. Il semble donc difficile à imaginer qu’elle puisse administrer Gaza, un territoire dévasté, où vivent environ 2,2 millions d’habitants. D’autant plus qu’un tel déploiement se ferait en parallèle du maintien des capacités militaires du Hamas, qui est en mesure de déployer des centaines voire des milliers d’hommes dans les rues. Le Hamas ne veut pas rester la force monopolistique à Gaza. Il souhaite se mettre en retrait de la gouvernance, tout en ayant un droit de véto sur ce qu’il se passe. Si ce droit de véto est appuyé par des milliers de combattants, c’est une épée de Damoclès au-dessus de la tête d’une quelconque AP qui reviendrait.

En conséquence, si l’AP revient sans l’accord du Hamas, elle risque de ne pas pouvoir opérer convenablement. Si elle revient en négociant avec le Hamas, elle accepte qu’elle ne soit plus la seule composante légitime de la politique palestinienne. Nous faisons donc actuellement face à un effet de gel et aucune décision n’est prise. Par ailleurs, Israël ne veut pas entendre parler d’une solution politique, qui serait les prémisses d’une réunification palestinienne et donc d’un Etat palestinien.
D’ailleurs, faut-il le rappeler, la solution politique est absente de l’accord de cessez-le-feu. On s’en tient à une vague phase 3 sur la question de la reconstruction, mais les Israéliens ont tout fait pour que la solution politique ne soit pas présente dans cet accord.

Publié le 07/02/2025


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Spécialiste de la Palestine, Xavier Guignard est chercheur au centre de recherche indépendant Noria Research.


 


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