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Entretien avec Tobias Lang – « Historiquement, la communauté druze syrienne a toujours été traversée par des demandes d’autonomie. Mais les druzes restent très divisés en Syrie »

Par Ines Gil, Tobias Lang
Publié le 30/05/2025 • modifié le 30/05/2025 • Durée de lecture : 7 minutes

Tobias Lang

Crédits photos : Stefan Wiesinger

Une partie de la communauté druze se montre méfiante vis-à-vis du nouveau régime. Mais cela ne signifie pas pour autant que les druzes étaient partisans d’al-Assad. En 2023-2024, ils avaient organisé d’importantes manifestations anti-gouvernementales à Soueida, dans leur bastion du sud de la Syrie. Sous Bachar al-Assad, et particulièrement pendant la guerre, quelles étaient les revendications de cette communauté vis-à-vis du pouvoir central ?

Les Syriens druzes sont généralement divisés car ils n’ont pas un leadership unifié. Sous Bachar al-Assad, certains représentants druzes étaient particulièrement proches du régime, alors que d’autres se montraient plus critiques pendant la guerre civile. Les années précédant la chute d’al-Assad, les partisans du régime sont devenus de moins en moins nombreux et ont eu moins d’échos. Le soutien au régime a progressivement décliné durant les années de la guerre civile. Cela a permis la formation d’un large mouvement de contestation à l’encontre du régime syrien en 2023-2024, avec des manifestations massives sur la place de la Dignité, à Soueida, largement soutenue par la communauté druze. Ces manifestants étaient surtout motivés par des demandes socio-économiques, car le sentiment d’être délaissés, voire discriminés par le pouvoir central, est à l’époque puissant.

Durant les rassemblements sur la place de la Dignité, certains druzes affirmaient être victimes de discriminations de la part du gouvernement central. Était-ce un sentiment nouveau ? Y a-t-il une histoire d’isolement de cette région vis-à-vis de Damas ?

Sur le plan historique, la région a été intégrée très tardivement dans le projet national syrien. La bataille pour intégrer Soueida dans le pays a été menée de force dans les années 1950, sous le règne d’Adib Shikakli (président syrien en 1951 puis entre 1953 et 1954). Cela a été un processus violent durant lequel de nombreux druzes ont été tués.

C’est effectivement une région périphérique, même si elle a joui d’une certaine croissance économique sous le régime du parti Baath. Mais durant la guerre civile, les demandes de la population druze pour plus d’assistance, notamment sur le plan sécuritaire, se sont accrues. Les druzes ont dénoncé ce qu’ils percevaient alors comme une négligence du gouvernement vis-à-vis de la sécurité intérieure à Soueida, notamment pour défendre la région contre les menaces djihadistes. Des menaces qui sont venues de l’Etat islamique depuis le désert à l’est, et de Jabhat al-Nosra depuis le Golan, à l’ouest. Les druzes se sont sentis seuls, car les forces militaires avaient été démobilisées de Soueida vers d’autres régions de la Syrie. A cela s’ajoute la paupérisation de la population, qui s’est accentuée tout au long de la guerre.

Les menaces djihadistes ont atteint un pic en 2018, quand l’organisation Etat islamique a menacé Soueida

Oui, c’est exact. Mais ce débat existait déjà avant 2018. Les années précédant les attaques de l’Etat islamique, les druzes s’étaient déjà plaint au gouvernement central du manque de forces militaires dans la région de Soueida, laissée, selon eux, sans défense.

Depuis la chute du régime, une profonde méfiance traverse une partie de la communauté druze vis-à-vis du pouvoir central, représentée par le Cheikh al-Hijri, qui a le soutien du Conseil militaire de Soueida. Pourriez-vous préciser d’où est née cette méfiance et quelles sont les attentes de Hikmat al-Hijri ?

Avant tout, il est important de comprendre que les combattants druzes ont appuyé les forces rebelles, à partir du sud, pour faire tomber le régime de Bachar al-Assad en décembre dernier. Les milices druzes ont fait partie des forces qui sont entrées à Damas en coordination avec les forces rebelles. Donc, naturellement, les druzes s’attendaient à faire partie pleinement de la nouvelle Syrie en gestation. Néanmoins, selon certains représentants de la communauté, comme Hikmat al-Hijri, Ahmad al-Charaa (aujourd’hui président par intérim) n’a pas montré un grand intérêt pour les inclure, que ce soit sur le plan militaire en intégrant les milices druzes dans l’armée, ou sur le plan politique, car les druzes étaient absents du premier gouvernement. Il y a donc eu une déception parmi cette minorité. Par ailleurs, certains druzes craignent d’être attaqués par des éléments armés sunnites radicaux. Il faut comprendre que les druzes ont combattu Jabhat al-Nosra pendant la guerre à partir de 2014 et les druzes d’Idlib ont été convertis de force au sunnisme par Jabhat al-Nosra.

Les armes sont donc rapidement devenues un problème, car les milices druzes ont fait comprendre qu’elles n’allaient pas se désarmer facilement. Ce sentiment a été renforcé par les événements à Jaramana et Sahnaya en avril dernier, car les craintes de nombreux druzes se sont alors matérialisées. Suite à la diffusion d’un message vocal attribué à un cheikh druze et jugé blasphématoire, des combattants pro-régime ont attaqué ces quartiers à majorité druze, ce qui a renforcé la méfiance vis-à-vis du pouvoir central.

Les revendications fédéralistes - la création d’une Syrie fédérale - sont assez présentes dans les discours du Cheikh al-Hijri. Est-ce nouveau ?

Historiquement, il n’y a pas vraiment eu de velléités fédéralistes, mais il y a toujours eu des demandes d’autonomie, même si la manière dont cela pouvait se matérialiser a toujours fait débat. La dimension économique a toujours joué un rôle important dans les débats sur l’autonomie, du fait de l’intégration tardive de Soueida dans le reste du pays. Jusque dans les années 1950, Soueida constituait une région semi-autonome à l’intérieur de l’Etat syrien nouvellement indépendant. Et déjà sous le mandat français et même sous le contrôle ottoman, Soueida échappait en partie au contrôle du gouvernement central.

Les revendications fédéralistes, plutôt nouvelles, sont en partie influencées par la situation des Kurdes. Après la chute du régime al-Assad, une nouvelle milice druze a émergé, le Conseil militaire de Soueida, qui s’est formée sur l’exemple des Forces Démocratiques Syriennes (FDS).

Il y a d’ailleurs des rumeurs affirmant que les FDS financeraient le Conseil militaire

Exactement, de même, des rumeurs affirment qu’Israël soutiendrait le Conseil militaire. Les informations sont insuffisantes sur ce sujet, mais les rumeurs existent.

Sur l’autre spectre politico-militaire, on trouve Laith al-Balous, à la tête du mouvement des Hommes pour la Dignité. Ce leader druze est plus proche du pouvoir central, il a montré une volonté d’être intégré aux forces régulières

Pour faire cesser les affrontements à Jaramana et Sahnaya, un accord a été passé selon lequel la sécurité intérieure à Soueida sera désormais prise en main par les milices druzes et non par des combattants extérieurs. Dans la foulée, les contingents extérieurs ont quitté Soueida, et ont été remplacés par des combattants druzes faisant très certainement partie de la Brigade des Montagnes et des Hommes de la Dignité. Effectivement, Laith al-Balous est bien plus ouvert au dialogue avec Ahmad al-Charaa qu’al-Hijri, par exemple.

Avant la chute du régime al-Assad, les demandes étaient plus socio-économiques, ont-elles chifté vers des revendications davantage sectaires ?

C’est difficile à mesurer, mais ce qui est certain, c’est que la communauté est très divisée concernant le rapport au nouveau régime. Le cheikh al-Hijri est certainement proéminent, mais il n’est pas le seul à avoir une influence à Soueida. Les milices les plus puissantes, notamment les Hommes de la Dignité et la Brigade de la Montagne, sont davantage ouvertes à la discussion avec le nouveau régime, alors qu’al-Hijri prend une position plus confrontationnelle vis-à-vis de Damas.

Néanmoins, historiquement, quand la communauté druze se sent attaquée, elle fait bloc pour défendre son territoire. C’est pourquoi les druzes de Soueida sont allés dans les faubourgs de Damas pour tenter de défendre les quartiers druzes lors des affrontements à Jaramana et Sahnaya. Il existe chez les druzes une forte tendance à devoir défendre la communauté au-delà des divisions politiques.

Cette mobilisation druze ne s’arrête pas aux frontières du pays. Les druzes israéliens ont appelé à défendre leurs coreligionnaires syriens. Israël a par ailleurs affirmé vouloir défendre les druzes de Syrie, cela est-il nouveau ?

Cela n’est pas totalement nouveau. Avant la fondation d’Israël, les mouvements sionistes ont cherché à nouer des liens avec les minorités de la région, en particulier avec les maronites au Liban et aussi avec les druzes en Syrie. Après la guerre de 1967, l’idée d’établir un État druze, dont la défense serait assurée par l’armée israélienne, avait aussi émergé en Israël. Même si cet État n’a jamais été établi, l’idée est restée dans les mémoires.

Ces dernières décennies, les druzes syriens ne constituaient pas un élément prioritaire pour Israël. Mais les druzes israéliens ont fait un lobbying intense pour qu’Israël soit plus investi dans la protection des druzes syriens. Plusieurs manifestations ont éclaté en Israël pour porter ces demandes. On retrouvait déjà ce type de manifestations durant le guerre civile libanaise, à l’égard des druzes libanais.

Il existe donc une pression des druzes israéliens et on peut imaginer qu’Israël ait voulu répondre aux demandes de ses citoyens druzes. Mais les déclarations des dernières semaines du Premier ministre Benyamin Netanyahou et du ministre de la Défense Israel Katz, affirmant qu’Israël veut défendre et protéger les druzes de Syrie, sont probablement surtout motivées par une décision très politique. Le ministre des Finances Bezalel Smotrich (extrême droite) a récemment affirmé qu’Israël n’était pas intéressé par une Syrie unifiée. Défendre les druzes pourrait permettre à Israël de promouvoir une Syrie plus désintégrée.

Du côté libanais, le chef politique druze libanais Walid Joumblatt s’est récemment rendu à Damas, en pleines tensions communautaires, pour rencontrer le président syrien par intérim Ahmad al-Charaa. Que signifie cette visite ?

Il y a beaucoup de dimension à l’intervention de Walid Joumblatt. Dans sa propre région du Chouf, un tiers de l’électorat est sunnite. Il cherche à conserver de bonnes relations avec la population sunnite au Liban mais aussi au Moyen-Orient en général. Cela a toujours été une priorité pour Walid Joumblatt, même quand Jabhat al-Nosra a attaqué les druzes de Soueida, il a appelé au calme, à ne pas attaquer les réfugiés syriens au Liban.

Plus généralement, historiquement, la communauté druze libanaise a toujours eu de bonnes relations avec la communauté sunnite au Liban et les musulmans en général. Walid Joumblatt incarne un modèle pour les druzes qui veulent être mieux intégrés et vivre sans violence avec la majorité musulmane.

De l’autre côté, il y a le modèle israélien, plus favorable à la séparation des druzes de la majorité musulmane. Israël considère que les druzes sont séparés de l’islam mais aussi des arabes et qu’ils devraient constituer une nation à part.

Publié le 30/05/2025


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Tobias Lang, politiste, est auteur de l’ouvrage "Les Druzes au Liban et en Israël" et directeur du Centre autrichien pour la paix.


 


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