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Entretien avec Thomas Pierret sur la Syrie – « La question de l’unification du territoire syrien est primordiale, mais sera difficile à régler pour le nouveau pouvoir »

Par Ines Gil, Thomas Pierret
Publié le 17/01/2025 • modifié le 23/01/2025 • Durée de lecture : 7 minutes

Thomas Pierret

Les nouveaux dirigeants syriens montrent qu’un de leur principal objectif est aujourd’hui d’ordre sécuritaire, à travers l’unification du territoire. Comment se déroule ce processus et quels sont les défis auxquels ils font face, notamment dans le nord, avec les groupes pro-turcs et les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) ?

La question de l’unification du territoire est primordiale, mais sera difficile à régler pour le nouveau pouvoir. Elle comporte de multiples volets : elle concerne les groupes pro-turcs et les FDS bien sûr, mais aussi les groupes armés dans le sud, dans la région de Deraa, qu’ils soient druzes ou sunnites, et enfin, le spectre d’une insurrection dans les régions à majorité alaouite, susceptible de menacer l’unité du territoire.

Le nouveau pouvoir à Damas a clairement un ordre de priorités dans la gestion de ces différents dossiers, ne serait-ce que parce que ses ressources sont limitées. Aujourd’hui, il se concentre sur les éléments armés de l’ancien régime. Les opérations militaires se multiplient dans le “pays alaouite”, sur la côte, à Hama et à Homs, où un nombre important d’éléments armés ont organisé des embuscades qui ont fait des morts dans les rangs des forces de l’ordre. C’est une priorité pour le pouvoir, car c’est probablement le dossier le plus simple à gérer. Ces acteurs pro-ancien régime n’ont pas de soutiens extérieurs et ils sont délégitimés à l’intérieur, y compris dans une partie importante de leur communauté, car les activités de ces paramilitaires alaouites, même avant la guerre, étaient en partie criminelles. Les populations alaouites elles-mêmes en ont souffert. Une fois que Damas aura traité ce sujet, d’autres problèmes, plus épineux, devront être gérés.

D’abord, avec les groupes du nord. L’intégration de l’Armée nationale syrienne (ANS) aux forces régulières sera sans doute peu problématique, dans la mesure où une partie de ses combattants sont déjà liés au pouvoir central. A titre d’exemple, le chef du Front du Levant (alliance de groupes rebelles dans le gouvernorat d’Alep), Azzam Gharib, a été nommé gouverneur d’Alep, alors qu’il est encore dans l’ANS. D’autres groupes pro-turcs sont moins favorables à HTS, mais leur rapprochement avec Damas pourrait être facilité par la médiation turque. Ankara a besoin de l’ANS pour ses opérations contre les FDS et en même temps, la Turquie est clairement en faveur d’un cadre politique unifié en Syrie. Elle fera donc son possible pour imposer une réconciliation entre l’ANS et Damas.

Concernant les Forces démocratiques syriennes, la question est bien plus épineuse. En l’état des choses, je n’imagine pas une réintégration des FDS dans l’armée syrienne. Washington continue de défendre les FDS, la présence des soldats américains est justifiée par la lutte contre Daesh. Donald Trump sera certainement sur la même ligne, car c’est ce que souhaite l’armée américaine et Israël. Les régions contrôlées par les FDS resteront donc certainement autonomes par rapport à Damas. D’autant plus que les Turcs ont fait une erreur de calcul. Après la chute de Bachar al-Assad, ils ont lancé une opération contre les FDS à travers l’ANS, avec des moyens insuffisants. Avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, et la volonté israélienne de soutenir les FDS, la Turquie ne pourra plus agir, le front restera certainement figé. Les Forces démocratiques syriennes ont affirmé qu’elles acceptaient de rejoindre l’armée syrienne, mais en temps qu’entité militaire distincte, pas de manière individuelle. Ce n’est pas acceptable pour Damas, mais j’imagine mal le nouveau pouvoir se lancer dans une opération contre les FDS : il n’en a pas les moyens militaires et risque des sanctions américaines élevées.

Dans le sud, les groupes armés ont aussi affirmé qu’ils acceptent de rejoindre l’armée syrienne, mais également en tant qu’entité. C’est notamment le cas d’Ahmed al-Awada, le commandant de la Chambre des opérations du Sud. Il y a un risque d’autonomie pérenne sur ce territoire.

Quelle est la position de Damas sur la question kurde ?

Concernant la question ethnique, le pouvoir à Damas ne parle pas d’autonomie, mais de droits, ce qui reste flou.

Mais plus largement, concernant les territoires contrôlés par les FDS : si c’était juste une question kurde, ce ne serait pas un grand problème, car les territoires habités par les Kurdes sont relativement réduits. En revanche, les terres contrôlées par les FDS correspondent à presque un tiers de la Syrie, soit tout ce qui se trouve à l’est de l’Euphrate. C’est considérable. Certains de ces territoires, où sont d’ailleurs les réserves pétrolières et où Daesh est présent, sont à majorité arabe. Les FDS veulent une décentralisation sur une base géographique. L’enjeu pour Damas est donc de garder la main sur un tiers du territoire syrien. Ce ne sont pas des considérations ethniques, mais territoriales.

Le nouveau dirigeant, Ahmed al-Charaa, s’est engagé à mener une transition démocratique. Mais il s’est entouré d’hommes de confiance, comme Anas Khattab, chef des services de renseignements, avec lesquels il gouvernait la province d’Idlib. Que peut-on dire du pouvoir actuel, à la lumière de l’expérience à Idlib ?

Ahmad al-Charaa n’a jamais utilisé le mot “démocratique”, mais c’est vrai, il a dit que les Syriens ont le droit d’élire leurs représentants.

Son projet ressemblera selon moi à ce qu’il se passe à Idlib, c’est-à-dire un système où Ahmad al-Charaa et ses lieutenants restent au cœur du pouvoir militaire et sécuritaire, sans être élus. Mais probablement avec un peu plus d’ouverture. Des élections devraient avoir lieu pour élire des parlementaires.

Depuis son arrivée au pouvoir à Damas en décembre, Ahmad al-Charaa n’a presque jamais rencontré de chefs de partis politiques ou de représentants de la société civile. Il s’est certes entretenu avec le chef de la Coalition Nationale, Hadi al-Bahra, mais uniquement parce que les Turcs lui ont demandé de le faire. Sinon, il ne l’aurait pas reçu. Il a également rencontré une organisation de la société civile, gérée par Ayman Asfari, mais c’est parce que ce dernier est un homme d’affaires (directeur non-exécutif de Petrofac). Al-Charaa rencontre d’ailleurs un grand nombre d’hommes d’affaires. Il s’entretient aussi régulièrement avec des chefs militaires, des notables et des représentants religieux de toutes les religions. Mais il n’utilise jamais les termes “parti politique”.

Selon moi, al-Charaa envisage des élections dans une version similaire au système jordanien : un système électoral qui consiste à favoriser les notables plutôt que les partis politiques. Vu d’Occident, beaucoup sont obnubilés par la question des mœurs (le voile, l’alcool, etc.), mais on oublie d’analyser le système politique qui est en train de se construire. Celui-ci est basé sur une vision conservatrice, unitaire et élitaire, en phase avec la théologie islamique classique. Les partis politiques ne sont pas vus d’un bon œil et les élites sont intégrées à titre consultatif. Cette vision ne permet pas une vraie compétition politique.

Ce qu’il se passe à Idlib est très éclairant. Les élections pour élire le conseil consultatif, qui est une sorte d’instance législative sur laquelle était adossé le gouvernement de salut syrien, sont fortement préparées en amont. Elles servent essentiellement à coopter des notables, parmi lesquels des chefs tribaux. Par ailleurs, le pouvoir à Idlib est une gouvernance technocratique avec des personnalités plus ou moins alignées sur HTS. Ahmad al-Charaa n’est d’ailleurs pas sectaire, il forme des alliances avec d’autres groupes. Il a contribué à affaiblir des personnalités qui avaient pris trop d’importance au sein de HTS. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas le mouvement, le parti, mais c’est le pouvoir personnel, quitte à s’allier avec des personnalités hors HTS en formant des alliances inégales. Il l’a fait avec Ahrar al-Sham (Harakat Ahrar al-Sham al-Islamiyya, Mouvement islamique des hommes libres du Levant). Ce groupe était le grand rival de HTS, qu’il a combattu entre 2017 et 2019, mais il a été vaincu. Al-Charaa a coopté Ahrar al-Sham après avoir soutenu un “coup d’État” à l’intérieur de l’entité, afin de faire alliance avec ses nouveaux chefs.

Le nouveau pouvoir a rencontré les dirigeants saoudiens et émiriens, semblant faire table rase du processus de normalisation que ces derniers avaient enclenché vis-à-vis d’al-Assad. Par ailleurs, l’« axe de la résistance » pro-iranien semble mis à mal aujourd’hui. Comment la Syrie s’intègre-t-elle dans la région ?

Si les relations avec les pays du golfe sont positives, c’est parce que le nouveau pouvoir à Damas tient le discours qu’ils veulent entendre, à savoir, que la révolution est finie, et qu’il n’y aura pas d’exportation du mouvement révolutionnaire. Pour rappel, un Egyptien, Ahmad Mansour, qui était un combattant de HTS et avait fondé le mouvement du 25 janvier, a récemment menacé le dirigeant Abdel Fattah al-Sisi d’une reprise de la révolution en Egypte. Après ces menaces, il aurait été arrêté par les forces de Damas. Il y a donc une volonté de rassurer les régimes autoritaires de la région.

Le pouvoir de Damas est très prudent car les Emiriens en particulier pourraient le saboter. Un sabotage qui commencera par le sud, avec Ahmed al-Awada. Ce dernier avait obtenu des financements des Emirats arabes unis jusqu’en 2018, il est toujours resté en contact avec Abou Dhabi. S’il a besoin d’argent et d’armes, il sait où les trouver. Sachant que les Israéliens seraient aussi prêts à l’aider.

Un autre grand objectif du pouvoir est la levée des sanctions en Syrie, est-elle possible selon vous ?

C’est évidemment fondamental, mais ce n’est pas gagné. On parle actuellement d’une suspension conditionnelle des sanctions. Le fait même d’avoir décidé de maintenir des sanctions qui avaient été mises en place contre le régime d’al-Assad, qui n’existe pourtant plus, peut questionner. Les sanctions auraient pu disparaître avec le régime qui en était la cible, en imaginant la mise en place d’aides conditionnées par la suite. Il y a une prudence de la part des Occidentaux.

A peine plus d’un mois après la chute de Bachar al-Assad, nous sommes encore dans un état de grâce. Mais la situation va se compliquer, avec les problèmes sécuritaires en interne, mais aussi en externe, avec Israël. L’armée israélienne a une attitude extrêmement hostile vis-à-vis du nouveau régime. Elle a détruit presque tout l’arsenal militaire syrien, et s’empare d’un village syrien presque tous les jours en expulsant la population locale.
On peut d’ores et déjà affirmer que les relations seront très tendues entre le nouveau régime et Israël, et cela va rejaillir sur la posture des Occidentaux.

Par ailleurs, il ne faut pas se faire d’illusion, il y aura un modèle de pouvoir islamiste en Syrie. Or, du point de vue occidental, cela paraît difficilement acceptable. Quand on est capable de parler pendant plusieurs jours du fait qu’Ahmad al-Charaa n’a pas serré la main de la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, on peut imaginer que le régime va rapidement être considéré comme infréquentable en Occident. Et cela, même si de son point de vue, HTS considère qu’il a déjà fait de nombreux compromis sachant d’où il part. Aujourd’hui, dans les pays occidentaux, les hommes politiques se positionnent en grande partie dans des perspectives de politique intérieure, ils veulent donc se montrer fermes vis-à-vis des islamistes.

Publié le 17/01/2025


Thomas Pierret est Docteur en Science de l’IEP Paris et de l’Université Catholique de Louvain. Après avoir été Maître de conférences à l’Université d’Édimbourg, il est maintenant chargé de recherche à l’Iremam (Aix-en-Provence). Ses recherches portent notamment sur le conflit syrien, les groupes armés non étatiques et les Etats autoritaires. Son ouvrage "Baas et Islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas" est paru aux PUF en 2011.


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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