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Entretien avec Stéphane Valter – Le point sur la Syrie : où en sont le régime, l’Etat islamique, l’intervention russe, les pourparlers de paix engagés à Genève ?

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Stéphane Valter
Publié le 19/04/2016 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

Où en est le régime syrien ?

Je ne sais si la situation du régime s’est beaucoup améliorée, malgré l’intervention russe. Certes, les forces aériennes russes ont infligé de lourdes pertes aux différents groupes rebelles, bien que ce soit surtout la population civile qui ait souffert des bombardements. Quant à l’intervention occidentale contre l’organisation de l’État islamique, elle a permis d’endiguer l’expansionnisme de ce groupe terroriste international (à base iraqienne), mais sans pouvoir l’extirper (ce qui ne semble d’ailleurs pas réalisable à terme étant donné que beaucoup d’individus le rejoignent par frustration et marginalisation, deux maux qui gangrènent la région). Ceci dit, l’action conjuguée – mais aux objectifs divergents – des Russes (en partenariat avec les Iraniens, etc.) comme des forces menées par les États-Unis (avec des associés hétéroclites) a indéniablement aidé le régime syrien à regagner un peu de terrain.

D’ailleurs, qu’est-ce exactement que le « régime » ? Des individus, des structures, un système ? Aucune définition ne semble vraiment satisfaisante. On pourrait même se demander à quel point le président lui-même représente le régime plus qu’il n’en est un rouage obligé : des témoignages bien informés affirment que si le président exprimait la moindre velléité de se retirer, après tant de destruction et de morts, abandonnant ceux qui l’ont soutenu, lui et le régime qu’il incarne, à la vengeance de groupes islamistes hostiles aux minoritaires de l’islam – car telle est la perception –, il serait exécuté par son entourage. Le régime, même s’il est centralisé (un point qui reste à prouver), serait donc une hydre multicéphale, terrifiant la population, de même qu’un monstre sanguinaire, tel Saturne dévorant ses propres enfants.

Quoi qu’il en soit de ces supputations sur la nature du régime, il demeure, mais affaibli. Il y a quelque temps, des rumeurs ont fait état d’un manifeste (émanant de personnalités religieuses) circulant au sein de la communauté alaouite – le noyau des forces armées – pour protester contre l’impasse dans laquelle le régime a mis le pays, et les alaouites. Car en cas de défaite, le prix du sang sera probablement payé de manière collective. Ce manifeste, quelle qu’en soit la teneur, n’est de toute façon que le dernier avatar d’une défiance vis-à-vis de la politique répressive menée. En effet, à quoi a servi l’hémorragie de jeunes alaouites mobilisés puisqu’il n’y a point de victoire décisive ? Certains alaouites remettent ainsi régulièrement en question la capacité du régime – et donc de sa direction – à réprimer de manière efficace, étant donné les terribles pertes humaines, en particulier face à l’ÉI (comme en août 2014 quand quelque 220 soldats – essentiellement alaouites – furent capturés dans la base aérienne de Tabqa, sur l’Euphrate, puis massacrés lors d’une exécution collective filmée, à des fins de propagande sordide ; ou encore après la prise de Palmyre, en mai 2015, quand des militaires gouvernementaux furent immolées comme des brebis sacrificatoires). Les cas d’abandon de soldats à un sort funeste, par un commandement inepte et cynique, sont nombreux, et les réseaux sociaux ont pu parler de ce que la propagande officielle voulait voiler.

Enfin, très récemment, selon des informations toutefois à vérifier, un commando spécial des forces de l’opposition (liée à l’Armée syrienne libre) aurait exécuté dans (ou près de) Damas le colonel (alaouite) responsable de la sécurité de l’épouse du président. Ce qui est sûr est que depuis le début du conflit, des policiers et des soldats sont liquidés dans le centre même de Damas (une fois au pied du palais présidentiel, sous les yeux de l’auteur de ces lignes), ce qui en dit long sur la capacité du régime à protéger ceux qui le défendent. En deux mots, le régime est exsangue mais peut tenir encore longtemps, grâce au Iraniens, au Hizbollah, aux Russes, aux miliciens venus d’Iraq, d’Afghanistan et du Pakistan.

Quid des dernières reprises territoriales de l’armée syrienne contre l’ÉI ?

Premièrement, l’armée syrienne n’aurait pu obtenir seule ce résultat, car le rapport démographique n’est pas en faveur des alaouites (entre 10 et 12% de la population) et de ceux qui soutiennent le régime, que le matériel est fatigué et, surtout, que le moral est bas. Comment gagner sans motivation ? Ensuite, les gains territoriaux ne semblent pas déterminants, ce qui est récupéré ici étant perdu là. Finalement, quel intérêt à regagner un terrain souvent dévasté ? La question militaire ne doit de toute façon pas cacher les autres dimensions de la guerre : catastrophe humaine, désastre économique, blocage politique, immixtion étrangère, découpage territorial, etc.

Quant à la bataille d’Alep, parfois décrite comme celle qui déterminera le sort des événements, je pense qu’elle va durer, sauf si les aviations syrienne et russe décident de raser les parties rebelles de la ville, (mais quel avantage tirer d’un amas de ruines ?). Par contre, un engagement de troupes au sol sera extrêmement coûteux, pour un bénéfice aléatoire, les groupes rebelles étant mobiles et la population aliénée à cause des bombardements aveugles. De toute façon, tant que la Turquie laissera des points de passage pour les groupes qu’elle encourage, ou tolère, la base arrière des rebelles comme le terrain hostile ne permettront pas aux forces du régime, usées, de reprendre le contrôle total et de sécuriser la zone.

Pourriez-vous revenir sur l’intervention militaire de la Russie, et l’aide apportée à Bachar al-Asad ?

Parler d’aide au président me semble incorrect, car les Russes se désintéressent totalement de la personne même de Bachar al-Asad, comme d’ailleurs les Iraniens, ou encore le Hizbollah. Il n’y a que des intérêts d’État ou d’organisation.

Quant à l’intervention russe dans le conflit syrien, ce qui frappe est non pas la puissance de l’engagement, alors que la Russie connaît une crise économique, mais le temps mis avant de venir à l’aide d’un régime supposé allié. Presque quatre ans avant d’intervenir sérieusement. En fait, ce n’est qu’à partir de 2012 que la Russie a commencé à s’intéresser sérieusement au Moyen-Orient. Les Iraniens sont de ce point de vue des partenaires plus fiables. Donc, après une période d’attente et de tergiversation due à la complexité de la crise, à l’imprévisibilité de son dénouement et à la difficile évaluation des gains d’une immixtion, Moscou a attendu que la situation en Ukraine soit plus ou moins stabilisée (après le coup d’État encouragé par la CIA puis présenté comme une révolution démocratique contre la corruption et l’arbitraire, image un peu trop poétique de féroces luttes de pouvoir, étant donné que la nouvelle direction peut aisément être stigmatisée pour les mêmes tares) pour concentrer ses efforts ailleurs.

Indiscutablement, la carte syrienne n’est qu’un élément assez secondaire dans un jeu plus vaste où il s’agit avant tout de réaffirmer une parité militaire perdue depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Cette intervention extérieure possède plusieurs avantages : montrer que les armes russes sont de qualité, que Moscou reste une puissance tutélaire crédible, que l’Occident ne peut ici faire preuve d’hégémonie (alors que l’Europe orientale est plus ou moins tombée dans le giron de l’OTAN). Moscou entend aussi montrer la solidité de ses engagements, même pour défendre un régime très mal considéré, alors que les Etats-Unis avaient par exemple laissé tomber Moubarak sans trop d’états d’âme. Les limites de l’intervention russe en Syrie peuvent se trouver dans la volonté de Moscou de renforcer son partenariat avec Téhéran tout en entretenant de bonnes relations avec Israël et les pays du Golfe, ce qui relève d’un équilibre impossible.

En donnant l’illusion de promouvoir le droit international, à travers l’arme énergique du veto contre la morgue occidentale ou en proposant des résolutions prétendant calmer la crise, Moscou essaie de se refaire une virginité éthique et surtout d’éviter que la Russie ne soit trop isolée au niveau international. L’engagement au Moyen-Orient (dont la Syrie n’est finalement qu’un élément presque périphérique) est motivé par des raisons économiques : protéger les intérêts des sociétés russes de gaz et d’hydrocarbures, sécuriser les sources de revenus et trouver des moyens pour atténuer les sanctions. Enfin, la crainte de l’expansion du terrorisme islamiste en Russie constitue un facteur très sérieux d’intervention, facteur que l’Occident a lui longtemps minimisé avant, entre autres, les terribles attentats de Paris (et récemment de Bruxelles).

Pourriez-vous revenir sur les pourparlers de paix engagés à Genève ?

Il est toujours préférable de discuter que non, même si cela reste un dialogue de sourds. Toutefois, depuis un certain temps, certaines personnalités de l’opposition politique extérieure – qui à mon sens ne représentent pas réellement l’opposition armée sur le terrain – reconnaissent en termes voilés qu’exiger le départ préalable du président Asad avant de se lancer dans une phase transitoire n’est finalement pas très réaliste. Cinq années de guerre, certainement pas loin d’un demi-million de morts (en prenant en compte les disparus, les morts de faim, de maladie, etc.), pour en arriver là. Quel temps perdu avant d’adopter une position réaliste. De toute façon, si le président partait, cela changerait-il fondamentalement la nature du régime ? Autant le régime est criminel, autant l’opposition politique est incohérente et articule souvent des demandes ineptes. Quant aux groupes armés, se battent-ils pour une noble cause nationale ou simplement pour des intérêts sectaires ? Quant à la représentativité de l’opposition politique extérieure, elle vient d’être écornée par la décision du puissant groupe armé islamiste Ahrâr al-Shâm de remettre fortement en doute la pertinence des négociations menées sous l’égide d’une « coalition » constituée en Arabie saoudite (décembre 2015) et encouragée par les Nations unies. Qu’elle soit bonne ou pas, cette position rigide a au moins le mérite de la cohérence : jamais de négociations !

Mais devant l’impasse politique, personne ne peut faire l’économie de tenter de trouver des solutions. Hormis l’engagement sincère de personnalités politiques de l’opposition, qui ont cependant toutes jugé plus raisonnable de participer à des forums internationaux plutôt que de s’exposer – inutilement selon leurs points de vue – aux violents combats, on peut s’interroger sur le degré d’autonomie des positionnements idéologiques de ceux qui, à l’étranger, contestent le régime syrien. Il semble avéré que certains opposants ont été, et sont, financés par les pays du Golfe. Mais outre l’indispensable financement destiné à l’activité politique proprement dite, quelques-uns se sont même enrichis personnellement, achetant ainsi des biens immobiliers de valeur, à Paris entre autres. La question n’est pas de jeter l’opprobre sur ces faiblesses humaines, et d’amalgamer compromissions individuelles et noblesse de la cause, mais de se demander quel est le degré d’autonomie politique de l’opposition syrienne. Peut-on ainsi se faire le chantre du changement démocratique quand on est soi-même financé par le Qatar, au système monarchique, dans lequel la main-d’œuvre immigrée construisant les infrastructures sportives pour la coupe du monde de football en 2022 est réduite à un état de quasi-esclavage ; ou l’Arabie saoudite, pays des plus réactionnaires, dont l’idéologie wahhabite anathématisante a créé al-Qâ‘ida puis l’ÉI, et qui a financé (même de manière privée) les groupes armés syriens les plus islamistes ? Si l’opposition veut rassurer les minorités syriennes et faire doucement plier Damas – vœu peut-être pieux –, je pense qu’elle ne doit pas passer pour mercenaire, et qu’il faut qu’elle œuvre à s’affranchir des régimes aux agendas rétrogrades et hégémoniques.

Enfin, dernier point : la question kurde. Il semble qu’ici, régime et opposition s’entendent pour récuser aux Kurdes de Syrie le droit de construire une entité politique plus ou moins autonome, voire indépendante, malgré quelques arrangements tactiques et de vagues promesses. Les Kurdes syriens ont déjà pris les devants, aidés par le PKK turc et les peshmerghas iraqiens, en contrôlant eux-mêmes certaines zones (auxquelles ils ont donné le nom de Rojava) grâce à une alliance – fragile – avec des forces (arabes souvent) opposées (comme celles du régime), en particulier pour lutter contre l’ÉI. L’avenir démocratique de la Syrie dépendra du bon règlement de cette question, si ce n’est que les soutiens régionaux de l’opposition syrienne – Turquie, Arabie saoudite, Qatar – rejettent l’option autonomiste, et encore plus indépendantiste. Si donc l’opposition (arabe) syrienne ne se départit pas de son suivisme servile par rapport à ces tuteurs plus ou moins « kurdophobes » et n’abandonne pas un chauvinisme ethnique ancien, tout arrangement demeurera imparfait. Si le Conseil national kurde de Syrie a accepté de participer aux négociations de Genève, en demandant une Syrie démocratique, respectueuse de toutes les minorités, dans l’intégrité de ses frontières, sera-t-il écouté ? Et, surtout, représente-t-il la majorité des courants kurdes ?

Liire également sur Les clés du Moyen-Orient :

Entretien avec Stéphane Valter – Bachar al-Assad, l’opposition syrienne, l’Etat islamique et l’intervention militaire russe : où en est la situation en Syrie ?

Publié le 19/04/2016


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


Stéphane Valter est maître de conférences en langue et civilisation arabes (habilité à diriger des recherches) à l’Université du Havre (Faculté des Affaires Internationales). Agrégé d’arabe et docteur en science politique de l’Institut d’Études Politiques de Paris, il a été secrétaire administratif et scientifique de l’Institut Français d’Etudes Arabes de Damas (aujourd’hui IFPO) entre 1992 et 1997.
Ses domaines de recherche portent sur le monde arabe contemporain (questions politiques et idéologiques), le discours historique (syrien) et la communauté politique nationale, la religion alaouite, l’islam contemporain en Occident, etc.
Dernier ouvrage : avec Jean-François Daguzan (dir.), Les forces armées arabes et moyen-orientales (après les Printemps arabes), Paris, ESKA, 2014.
Sous presse : Islamité et identité : la réplique d’un lettré alaouite aux investigations d’un journaliste syrien sur l’histoire de sa communauté. Traduction d’un manuscrit de la fin du XXe siècle, avec introduction et notes, Institut Français du Proche-Orient (IFPO, Beyrouth), collection IFPoche (bilingue).
Membre du comité éditorial de la revue Syria Studies (The Centre for Syrian Studies, University of St-Andrews, Scotland), et de la revue Maghreb Machrek.
Membre associé auprès des laboratoires CECID de l’Université Libre de Bruxelles, et CERMOM des Langues O (Paris).


 


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