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Entretien avec Sarah Ben Néfissa – Les pratiques électorales dans l’Égypte post-révolutionnaire

Par Mathilde Rouxel, Sarah Ben Néfissa
Publié le 18/07/2016 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

Sarah Ben Néfissa

Vous travaillez sur la question des élections en Égypte. En quoi le métier de chercheur s’est-il transformé avec la Révolution ?

Le travail de chercheur en sciences politiques de manière générale a connu de véritables bouleversements avec la Révolution ; l’histoire s’est précipitée, les médias occidentaux nous ont beaucoup sollicités, la recherche elle-même imposait de nouvelles pressions. Le cas des études sur les élections sont à ce titre une manifestation claire de ces transformations. D’une élection tous les quatre ou cinq ans, nous nous sommes retrouvé à analyser en cinq ans huit élections – et les neuvièmes, les élections locales, arrivent très prochainement. Il est ainsi beaucoup plus difficile pour nous d’approfondir notre étude.

Par ailleurs, en Egypte comme en Tunisie, une partie des élites intellectuelles et notamment nos collègues, sont devenus des acteurs politiques. Eux également ont été pris dans le tourbillon précipité de l’histoire et au final on s’aperçoit qu’ils sont aussi inaccessibles que leurs prédécesseurs.

Nos obstacles ne sont plus les mêmes ; le problème de l’accès à l’information s’est transformé en un problème de traitement de l’information, pléthorique et difficile à valider. D’autre part, il est de plus en plus clair que les divisions idéologiques internes au pays, qu’il s’agisse de l’Egypte ou de la Tunisie, se reproduisent en Europe, et ont un véritable impact sur le champ de la recherche : les questions des médias, mais aussi des chercheurs, ne sont plus les mêmes – elles poussent moins à l’analyse qu’à une réaction comme justification du camp idéologique choisi. La recherche, pourtant, a besoin de temps et de recul pour proposer des analyses pertinentes des événements à ceux qui ne les ont pas vécus.

Aux législatives de novembre 2015, la participation électorale n’était plus que de 28%. Peut-on y lire un désaveu de la politique du président al-Sissi ?

En 2011-2012, certaines régions d’Egypte ont frôlé les 60% de participation électorale. Après la destitution du président Morsi le 30 juin 2013, l’enthousiasme a duré jusqu’à la présidentielle qui élit Sissi ; les législatives de novembre dernier marquent en effet une chute importante de la participation, qui peut s’expliquer par plusieurs choses. Il apparait dans un premier temps que le président de la République n’a pas su – ou n’a pas voulu – traduire sa popularité au niveau local. Il est vrai que la Constitution du pays lui interdit d’être à la tête d’un parti politique. Mais il semble plutôt qu’il s’agit d’une volonté de se situer « au-dessus de la mêlée » et ainsi se protéger des risques d’un échec encouru par un engagement trop manifeste auprès d’un parti ou auprès d’une liste au détriment d’une autre. Et pourtant, les offres de services étaient là, notamment de la part d’anciens membres de l’ancien parti de l’administration et de l’Etat du temps de Moubarak, le PND. Il ne faut pas oublier également que Sissi est un homme d’armée avant d’être un politicien ; peut-être a-t-il été mal conseillé car sa popularité est réelle. De manière apparemment paradoxale, je fais l’hypothèse que l’absence d’une formation politique clairement identifiée comme étant le parti du Président est pour beaucoup dans la faiblesse de la participation électorale aux législatives. Il faut toujours rappeler les caractéristiques de la fonction du député en Egypte. En l’absence de véritable pouvoir municipal ou local en Egypte, même s’il y des conseils d’élus locaux, c’est le député qui joue le rôle de « supra maire de sa circonscription ». Il est l’un des médiateurs principaux entre la population et l’Etat central, les ministères et évidemment les services décentrés de l’Etat au niveau du gouvernorat. Rappelons que le gouverneur en Egypte représente l’Etat Central.

Il est difficile de comprendre comment, avec une coalition telle que celle du 30 juin, qui réunissait de manière historique les intellectuels de gauche, les journalistes, les faiseurs d’opinion, les élites administratives et politiques de « l’ancien régime », ainsi qu’une très large partie peuple égyptien, il a pu manquer l’opportunité de créer un outil politique fort et efficace. Sa popularité demeure néanmoins très forte : on peut donc lire cette chute de participation comme un témoignage d’une mauvaise communication, beaucoup des non-votants n’ayant pas voté en raison de l’absence d’un parti clairement présidentiel. L’ensemble des notabilités locales – car on est un peu revenus à l’ancien système – cherchaient le lien avec la présidence dans ces élections, qui manquait de transparence. Il y a aussi toute une frange de la population qui s’est refusée à voter pour afficher son désaccord avec la politique autoritaire menée par Sissi – c’est le cas des Jeunes révolutionnaires, de la jeunesse de manière générale.

Il est important également de noter que l’organisation des élections a été confiée aux mauvaises personnes – puisqu’elles ont été organisées par les services de sécurité. Deux modes de scrutin se faisaient alors face : le scrutin individuel classique en deux tours issu de l’ancien régime, où une personnalité représente le mouvement défendu, et un scrutin par listes, réunissant telle et telle coalition. Le régime a ainsi proposé sa coalition, en verrouillant fermement l’offre concurrente, à tel point qu’il a bloqué la possibilité que d’autres coalitions, même pro-régime, se présentent. C’est un atout de perdu : en diversifiant l’offre, des personnalités plus variées auraient émergé de ces élections, au bénéfice du régime.

Du côté de la population, il semble que face à cette organisation, la communication ait aussi manqué de clarté : la plupart en effet ne serait pas allé voter parce qu’elle n’a pas compris le fonctionnement de ces élections. Le désengagement des villes sur ces questions est toutefois toujours prévisible, les élections législatives ayant davantage d’enjeux dans les quartiers défavorisés et les milieux ruraux, en quête de médiation avec le pouvoir très centralisé du Caire.

Une étude de la pratique électorale peut donc se définir en fonction de cette extrême centralité de l’Egypte au Caire ?

La centralité est en effet un véritable problème en Egypte. La question des élus locaux, comme celle des législatives, est toujours une question périphérique à la capitale, à laquelle répondent davantage les milieux ruraux et défavorisés que les milieux urbains riches. Malgré tout, dans la mentalité égyptienne, un discours tel que celui tenu aujourd’hui pas le régime sur une réforme de la politique locale, appelée à être plus proche du peuple, n’est pas toujours comprise ; pour ces milieux marginalisés, un gouverneur doit représenter le pouvoir central, et être donc nommé par le président de la république, et non élu par le peuple. Là où l’on pense, en France, en termes de décentralisation, les Égyptiens pensent en termes de déconcentration. Le gouverneur local doit représenter l’État ; il n’existe pas, comme en Europe, de caisse municipale, par exemple, qui justifierait un rôle local d’un élu – les enjeux ne sont pas les mêmes.
Après le 30 juin 2013, les enjeux auxquels le chercheur se confronte portent finalement beaucoup moins sur les résultats que sur la participation électorale et les caractéristiques des votants, car la signification du vote a changé. Avant le 30 juin, le vote signifiait le choix pour des offres idéologiques et politiques différentes, après cette date, nous sommes dans le cadre d’un vote/plébiscite et dans lequel l’électeur se déplace non pas pour choisir mais pour déclarer ou manifester sa confiance et son accord, soit dans la feuille de route du 3 juillet soit dans le chef et en l’occurrence le président Sissi.

On peut constater par exemple une véritable chute du vote jeune ; il semble claire également, même si c’est encore à prouver, que Sissi détient une véritable popularité chez les femmes, qui s’inquiètent du retour islamiste. Il est manifeste également que les pratiques de vote ont changé : on votait plus, auparavant, dans les milieux ruraux les plus pauvres, les plus analphabétisés, notamment ainsi en Haute-Egypte, où les gens avaient besoin de s’exprimer. L’on constate aujourd’hui, malgré la pauvreté, que c’est la région du delta, pourtant bien plus riche, qui s’est le plus mobilisée pour ces dernières élections législatives.

Pensez-vous que les gens sont arrivés à l’idée que tout est revenu comme avant la Révolution ?

Nous ne sommes tout de même pas revenus à la faiblesse de la participation électorale d’avant janvier 2011. 28% de la population s’est malgré tout déplacée, sans qu’aucun trucage ne soit nécessaire puisque l’offre électorale a été contrôlée en amont. Ceux qui sont partis voter sont globalement d’accord avec ce qui se passe aujourd’hui, mais eux même ont été transformés par ce qui s’est passé dans ce pays avec la révolution du 25 janvier 2011. La plupart des votants sont âgés, mais votent, autant que possible, pour la jeunesse, qui semble plus honnête, moins corrompue. Le parti al-Nour a enregistré une large défaite également, ce qui me laisse penser que ces 28% de votants tiennent à distinguer le rôle de la religion de celui de la politique ; en Haute-Egypte, des musulmans assument un vote chrétien, une première pour le pays.

Ces élections législatives ont en effet témoigné de petites révolutions silencieuses, dont atteste le nombre de chrétiens, ou encore de femmes, élus à l’issue des élections ; en distinguant religion et politique et en rejetant toujours les restes de l’ancien régime, ces populations de votant sont prêtes à donner leur chance à de nouveaux acteurs politiques.

Le fait que seulement 28% de la population ait voté ne signifie pas, de ce fait, que le pays se trouve au bord d’une nouvelle révolution. On est toujours aujourd’hui face à un peuple qui, fatigué des révolutions et de la misère économique et humaine qu’elle engendre, demande de l’ordre. Sissi a été élu sur cette demande d’autoritarisme – on n’élit pas un commandant d’armée sans une volonté de retour à l’ordre. Le vote pour la sécurité et pour l’ordre a été tellement puissant qu’il a pulvérisé, si je puis dire, le score du candidat nassérien Hamdine Sabahi et qui a été pourtant 3e aux élections présidentielles de 2012 après Morsi et Chafik.

Il ne faut pas oublier non plus que Morsi a gagné avec un petit score face à Chafik malgré le vote en sa faveur d’électeurs qui souhaitaient avant tout s’opposer au candidat Chafik, représentant par excellence de l’ancien régime. Le petit score de Morsi atteste en réalité de la chute brutale de popularité des Frères musulmans et ce phénomène est également lié à la fonction « locale » du député en Egypte. Alors qu’ils dominaient l’assemblée du peuple les 6 premiers mois de 2012, ils ont quasiment fermé les bureaux ou ils recevaient les citoyens dans les circonscriptions car ils étaient occupés à leur fonction nationale … au détriment de la fonction locale.

Les Frères musulmans étaient appréciés pour ce qu’ils faisaient au niveau local ; leur erreur a été d’oublier le local en arrivant à la tête de l’État, et de formuler de grandes lois au détriment des populations. Lorsque le mouvement Tamarod a commencé à prendre de l’ampleur et que l’armée est intervenue, le peuple était derrière elle. Retirée du jeu politique le temps de la présidence de Morsi, elle avait retrouvé tout son prestige.

Pour comprendre un tel phénomène, il est nécessaire de rappeler le rapport particulier des Egyptiens à leur armée, qui représente la gloire, l’honneur, le pouvoir, et qui a toujours bénéficié d’un crédit difficilement discutable auprès des populations. Tewfick Aclimandos, lorsqu’il parle de l’armée, parle de grand récit (1) : l’armée en Égypte est certes un mythe, mais un mythe sur lequel se base tout un comportement, une socialisation particulière. Cependant, le fait que l’armée soit trop clairement impliquée dans le jeu politique, peut contribuer à ternir un peu son image… la pratique transforme les grands récits.

Peut-on encore attester de l’usage d’un vocabulaire révolutionnaire dans les discours officiels ?

Le désaveu révolutionnaire en Égypte ne vient pas tant de Sissi que de l’opinion publique elle-même ; la Révolution du 25 janvier 2011 n’a plus bonne presse. En effet, tout le lynchage médiatique contre la révolution, les grands discours qui présentent les jeunes révolutionnaires comme des vendus à l’étranger payés pour faire tomber le pays, a un véritable impact, mais c’est d’abord parce que des gens sont morts en 2011 et que ces populations n’en ont gagné aucun bénéfice. Même récemment, au moment des manifestations contre la rétrocession des deux îles de la mer Rouge à l’Arabie saoudite, seule une poignée d’intellectuels et de jeunes journalistes est descendue dans la rue. Le 25 janvier de cette année, personne n’a même essayé de descendre dans la rue. La peur peut expliquer cette attitude mais en 2011 également ; et pourtant ils descendaient, poussés par l’élan, lorsque la police tirait sur la foule le 28 janvier 2011. Aujourd’hui, il n’y a plus cet élan ; la situation régionale est telle que les gens s’inquiètent – ils ne veulent pas connaître le sort de la Libye, de la Syrie, de l’Irak, et sont prêts pour cela à soutenir un état autoritaire plutôt que de se trouver face à une absence d’État. Ils appellent ainsi à un retour aux fonctions régaliennes de l’État, qui malgré ses erreurs et ses pratiques autoritaires, se trouve encore, aujourd’hui, soutenu par la majorité de la population égyptienne.

Note :
(1) Revue Tiers Monde, nº222, avril-juin 2015.

Publié le 18/07/2016


Sarah Ben Néfissa est chercheur à l’IRD-UMR Développement et sociétés. Elle est politologue spécialiste de l’Egypte et du monde arabe.

Ses dernières publications sont :

 « Les mouvements protestataires et la scène politique égyptienne après le 3 juillet 2013 », Recherches internationales, n° 104 - Juillet-septembre 2015 pp 89-103.

 Avec M. H. abo Kassem, « L’organisation des Frères musulmans égyptiens à l’aune de l’hypothèse kotbiste », Revue Tiers Monde, nº222, avril-juin 2015, p 103-120.

 « Reformulation autoritaire et crises multidimensionnelles en Egypte », Annuaire Français des Relations internationales, 2015, Volume XVI.

 “Globalized Modernity, Contestations and Revolutions : The Cases of Egypt and Tunisia” in Breno Bringel and José Mauricio Domingues (ed), Global Modernity and social contestation, SAGE Studies in International Sociology, 2015.

 La chute historique des Frères musulmans égyptiens : erreurs politiques, blocage idéologique et bureaucratisme organisationnel, in Anna Bozzo et Pierre Jean Luizard, Polarisations politiques et confessionnelles, RomaTrE-Press, 2015, pp 99-127. http://ojs.romatrepress.uniroma3.it/index.php/PPC

 « Confluence médiatique et protestations sociales avant la Révolution du 25 janvier en Egypte : interrogations » in M. Oualdi, D. Pagès-El Karoui, C. Verdeil (éds.), Les ondes de choc des révolutions arabes, Beyrouth, Presses de l’IFPO, 2014. Pp. 143-161.

 « Qu’est-ce que voter veut dire dans l’Égypte postrévolutionnaire ? », octobre-novembre-décembre 2014, revue Moyen-Orient.


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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