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Entretien avec Samy Cohen : « Les élections israéliennes ne sont pas une grande victoire pour Benny Gantz, mais plutôt une défaite pour Benyamin Netanyahou »

Par Ines Gil, Samy Cohen
Publié le 20/09/2019 • modifié le 19/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Samy Cohen
Résultat des élections israéliennes - Nombre de sièges obtenus au Parlement israélien par parti, par Ines Gil

Alors que les résultats des élections israéliennes sont presque entièrement dévoilés, deux jours après le scrutin, la confusion règne en Israël. Durant la journée de jeudi 19 septembre, Benyamin Netanyahou a affirmé qu’il appelait à un gouvernement d’union nationale avec Bleu blanc. Benny Gantz a accepté, ajoutant qu’il serait alors à la tête de ce gouvernement. Un peu plus tard dans la journée, Benyamin Netanyahou a refusé, affirmant qu’il devrait alors rester Premier ministre. Quels sont les scénarios possibles au terme de cette journée ?

La proposition de Benyamin Netanyahou concernant la formation d’un gouvernement d’union nationale n’est pas sérieuse, car au lendemain des élections, il a réuni les membres de la coalition sortante, passant avec eux un pacte de loyauté s’il était amené à former un nouveau gouvernement. Or, Benny Gantz est à la tête de Bleu blanc aux côtés de Yair Lapid, un homme politique ferme sur la laïcité, qui refusera de siéger avec les ultra-orthodoxes. Et Benyamin Netanyahou le sait.

D’autre part, Benny Gantz refusera de siéger dans un gouvernement mené par Benyamin Netanyahou. Le leader de Bleu blanc est en tête de ces élections, il estime donc légitimement que c’est à lui de former le gouvernement.

L’initiative de Benyamin Netanyahou serait donc une manoeuvre post-électorale, pour montrer que Benny Gantz n’est pas ouvert au compromis car il refuse sa proposition de se réunir autour d’un gouvernement d’union nationale.

Qu’en est-il d’Avigdor Lieberman ? Au lendemain des élections, ce « faiseur de rois », qui a obtenu 8 sièges avec son parti Israel Beitenou (« Israël, notre maison »), a proposé de former un gouvernement d’union nationale avec le Likoud et Bleu blanc, mais sans les ultra-orthodoxes

Pour l’instant, la proposition de gouvernement d’union nationale formulée par Benyamin Netanyahou exclut le leader d’Israel Beitenou mais intègre les religieux. Or, ces derniers mois, Avigdor Lieberman a été très ferme avec Benyamin Netanyahou : il ne siègera pas avec les partis religieux si ceux-ci n’acceptent pas sa version de la loi de la conscription. Une coalition plus à gauche avec Bleu blanc, la Liste unifiée (partis arabes), le Parti travailliste, l’Union démocratique et Israel Beitenou n’est pas non plus envisageable, car Avigdor Lieberman refusera de siéger avec les partis arabes israéliens.
Pour le moment, Benny Gantz et Benyamin Netanyahou font face à un même dilemme : Comment former un gouvernement sans Avigdor Lieberman ?

Vous l’avez dit, Benyamin Netanyahou a déjà juré fidélité aux partis ultra-orthodoxes, qui siégeaient déjà avec lui durant la dernière coalition. Pourquoi le leader du Likoud tient-il à préserver ses liens avec les ultra-orthodoxes ?

C’est bien connu, Benyamin Netanyahou est un laïc, il ne s’allie pas avec les ultra-orthodoxes à cause de l’aspect religieux. Il est avant tout un fin stratège politique. Il tient à s’assurer que les membres de la coalition sortante ne rejoignent pas Benny Gantz. Pour cela, il doit rester proche des ultra-orthodoxes et des sionistes religieux.

A l’issue du scrutin, un bilan peut déjà être établi : le Likoud de Benyamin Netanyahou a été sanctionné (avec 31 sièges lors de ces élections, quatre de moins qu’en avril). Comment l’expliquer ?

Ce qui me semble significatif est que durant ce « second tour » de l’année 2019, une partie de son électorat l’a lâché. Benyamin Netanyahou n’a pas seulement reculé de quatre sièges, passant de 35 à 31. En réalité, il en a perdu 8, il est passé de 39 à 31 sièges ! Après l’élection d’avril 2019, le parti Koulanou de Moshe Kahlon - allié du Likoud - a été intégré au parti de droite. Les voix de M. Kahlon ne se sont donc pas reportées sur le Likoud.

Il y a un phénomène de défection important pour le Likoud. Benyamin Netanyahou a considérablement reculé dans ses bastions, à Netanya, à Sderot, à Ashdod ou encore à Ashkelon. Ceci est dû à plusieurs facteurs : le Premier ministre a fait campagne sur le danger arabe. Or, ce thème ne prend plus chez une partie de son public. Selon moi, il y a aussi un phénomène de vote sanction, pour punir « Bibi » d’avoir mené le pays vers un second tour. Par ailleurs, Lieberman a récupéré les voix des électeurs de droite les plus attachés aux questions de laïcité.

Sait-on où les électeurs de Moshe Kahlon (Koulanou) se sont reportés ?

A l’heure actuelle, nous manquons de données précises pour pouvoir répondre à cette question. Mais il est clair que ces électeurs n’ont pas suivi leur leader, qui leur avait conseillé de voter Benyamin Netanyahou.

Benyamin Netanyahou devait se rendre à New York, au siège de l’ONU, pour s’exprimer devant l’Assemblée générale. Mais il a annulé. Il est clair que c’est un moyen pour lui de mener les tractations au lendemain des élections. Peut-on aussi voir une volonté de rester dans le pays pour garder le contrôle sur son propre parti ? Certains au Likoud commencent-ils à rejeter « King bibi » ?

Benyamin Netanyahou a verrouillé son parti. Pour l’instant, il n’y a pas d’opposition chez ses membres, qui n’imaginent pas un Likoud sans « Bibi ».
Benny Begin (membre du Likoud et fils de l’ancien Premier ministre Menachem Begin) a certes affirmé qu’il ne voterait pas Likoud pour la première fois de sa vie, mais d’un autre côté, il n’a recommandé aucune autre coalition.

Toujours à droite, le score du parti Yamina (sionistes religieux), dont la cheffe de file est l’ancienne ministre de la Justice Ayelet Shaked, est décevant. Comment l’expliquer ?

Effectivement, la déception est forte dans cette formation politique. Les sondages lui donnaient 8 à 10 sièges. Au final, elle n’en a que 7. En 2015, les sionistes religieux avaient obtenu 8 sièges à la Knesset, et en 2013, ils avaient 12 députés ! Pendant ces élections, une partie de l’électorat n’a pas soutenu Yamina, car cette formation est née d’une alliance entre Ayelet Shaked d’un côté et Rafi Peretz et Bezalel Smotrich de l’autre, des « hardalim », des nationalistes orthodoxes, très stricts sur les questions religieuses. Or, cette alliance ne plaît pas à une partie de l’électorat d’A. Shaked qui sont des sionistes religieux « light », modernistes et plus ouverts aux valeurs universelles. Une partie d’entre eux refuse de voter pour R. Peretz ou B. Smotrich, et s’est donc tournée vers Avigdor Lieberman ou encore Benyamin Netanyahou.

Concernant Bleu blanc, malgré le climat anti-Netanyahou ou encore les critiques sur la campagne du Likoud, ce parti a remporté 33 sièges, soit deux de moins qu’en avril. Est-ce dû à la campagne de Benny Gantz ?

Sa campagne était effectivement atone. Benny Gantz s’est réveillé la dernière semaine, il était alors actif tous les jours, mais c’était un peu tard. Par ailleurs, ses promesses électorales étaient assez générales, il ne s’est pas clairement engagé politiquement. Il mobilise donc difficilement. Mais il faut lui reconnaître une chose : il a tout de même réussi à obtenir 33 sièges, malgré un programme assez creux. Les électeurs du Parti travailliste ou encore du Meretz l’ont aidé, ils ont voté pour lui, et surtout contre Benyamin Netanyahou. Ces élections ne sont pas une grande victoire pour Benny Gantz, mais plutôt une défaite pour Benyamin Netanyahou.

Concernant la gauche et le centre-gauche, les Travaillistes obtiennent le même nombre de sièges qu’en avril (6 sièges) et la nouvelle formation, l’Union démocrate, 5 sièges, malgré la présence de l’ancien Premier ministre Ehud Barak et de la populaire Stav Shaffir. Le sursaut attendu n’a pas eu lieu ?

Concernant le parti travailliste, en réalité, il n’a pas fait le même score, il a de fait même baissé. Avant les élections de septembre, Amir Peretz (leader du Parti travailliste) et Orly Levy-Abecassis ont fait une alliance. A. Peretz aurait dû obtenir les voix d’O. Abecassis, mais il a échoué. Il en est resté à 6. Ce n’est pas beaucoup mieux pour l’Union Démocratique, le Meretz a récupéré Ehud Barak et Stav Shaffir, et il n’a gagné qu’un siège. C’est très peu.

La liste unifiée des partis arabes a réalisé le même score qu’en 2015 (13 sièges), il est maintenant le 3ème parti politique israélien à la Knesset. Il est clair que l’électorat arabe s’est remobilisé après la reformation d’une liste unifiée avec tous les partis arabes (en avril 2019, ils s’étaient présentés en deux listes divisées). En plus des voix des Arabes israéliens, Ayman Odeh - chef de file de la Liste Unifiée - a-t-il réussi son pari d’attirer l’électorat israélien de confession juive ?

On ne peut pas encore l’affirmer avec certitude, mais sa stratégie plaît aux électeurs arabes. Il montre qu’il veut aller de l’avant, notamment en ayant proposé une coalition de centre-gauche avec Benny Gantz. Les électeurs arabes se plaignaient parfois des considérations trop importantes de leurs représentants politiques pour la question palestinienne, et de ne pas accorder assez de place à leur intégration dans la société israélienne. Ayman Odeh leur a donc offert une stratégie qu’il leur convient beaucoup plus.

Un autre point a aidé la Liste unifiée à récupérer des voix : la campagne très anti-arabe de Benyamin Netanyahou. Elle était destinée à faire fuir les électeurs arabes, mais ils se sont au contraire davantage mobilisés. B. Netanyahou a eu tout faux du début à la fin : il a fait ces élections pour abattre A. Lieberman, il n’a pas réussi. Il a voulu utiliser le sentiment anti-arabe pour mobiliser ses électeurs et décourager les Arabes, mais il a entraîné une mobilisation encore plus forte chez les Arabes israéliens et n’a pas réussi à faire le plein des voix dans son camp.

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Publié le 20/09/2019


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Samy Cohen est politiste, directeur de recherche émérite au CERI (Centre de recherches internationales de Sciences Po) et auteur notamment de “Israël et ses colombes. Enquête sur le camp de la paix”, Gallimard, 2016.


 


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