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Entretien avec Samir Frangié – Vivre ensemble au Liban

Par Mathilde Rouxel, Samir Frangie
Publié le 21/08/2015 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Samir Frangié

Quel est le sentiment de la population libanaise sur la situation politique du pays ?

Il y a une forme de désintérêt tout à fait justifiée parce que la politique aujourd’hui ne mène plus à une solution. Les débats notamment sur l’élection présidentielle sont un aveu d’impuissance que les gens ne sont pas disposés à accepter. Naturellement, il y a toutes les dimensions que l’on connaît dues aux luttes entre les principaux candidats, mais il y a aussi une sorte d’abdication : pour beaucoup, la solution ne peut venir que de l’extérieur. Il y a ceux qui attendent un accord irano-américain pour pouvoir régler la situation au Liban, etc. Un sentiment d’impuissance domine, qui ronge les gens : voir son État aller à la dérive au moment où le pays est confronté à des problèmes très graves décourage. Quand ils pensent qu’il y a un million et demi de réfugiés syriens, que le pays est en état de guerre du fait de l’intervention du Hezbollah en Syrie et des combats qui se déroulent à la frontière, et qu’il est plongé dans une situation économique et sociale très difficile, les gens se posent la question : que font donc nos représentants ?

Vous avez été élu, le 28 juin dernier, président du tout jeune Conseil national du 14 Mars. Quels sont les objectifs de ce conseil ?

Le conseil est une ancienne idée qui a été ajournée depuis quatre ou cinq ans. Le principe était de permettre aux gens qui ne sont affiliés à aucun parti de participer à la définition des objectifs, à initier des initiatives dans des domaines différents puisque ce sont eux, finalement, qui ont fait le 14 mars. Les partis politiques étaient certes présents mais ils étaient minoritaires ; les premières réactions après l’assassinat du président Hariri sont venues de ce qu’on appelle la société civile. C’est une forme militante qui a lancé le premier sit-in sur le lieu de l’assassinat du président Hariri ; beaucoup d’initiatives ont été prises comme ça, qui ont permis d’arriver au jour du 14 mars avec cette manifestation que personne ne pouvait imaginer. Or aujourd’hui tout ce beau monde est mis de côté et il y a une sorte de réduction de ce mouvement aux partis constitués ; transformer ce mouvement, qui annonçait déjà le Printemps arabe, en une sorte d’alliance partisane, a provoqué la marginalisation des chiites du 14 mars, et a vidé le mouvement de son contenu.

L’idée de ce conseil a été relancée à l’occasion de l’anniversaire du 14 Mars cette année. On a eu à nouveau des problèmes avec les partis, car ce conseil permanent est formé d’indépendants. Que pourrait faire ce conseil que ne font pas les partis ? Premièrement, reprendre les objectifs qu’on s’était fixés en 2012, au début de la révolution syrienne. Il s’agissait de dire qu’avec cette révolution, qui change la donne, on allait passer à une intifada de l’indépendance en 2005 à une intifada de la paix et à procéder à un bouleversement de la division existante entre 14-mars/8-mars en une division d’une nature différente : une division entre les gens qui ont tiré les leçons de la guerre, qui ont compris l’importance de la relation à l’autre, qui viennent vivre ensemble et ceux qui n’ont tiré aucune leçon, qui continuent à se sentir bien dans leurs « ghettos » communautaires et qui pensent que l’autre est une menace permanente. Il est possible, sur la base de ce clivage-là, de commencer à travailler à préparer cette nouvelle intifada, cette intifada du vivre ensemble.

Les Libanais commencent aujourd’hui à réaliser, avec ce qui se passe et dans la région et dans le monde, l’importance de ce vivre ensemble. Ce fut l’occasion de débats très vifs ; vivre ensemble a eu pour synonyme la coexistence des communautés ; or le vivre ensemble ne s’adresse pas aux communautés, il s’adresse à des gens de communautés différentes. Quand quelqu’un demande : « qu’est-ce que le vivre ensemble ? », la réponse est facile : connais-tu un État dans le monde où musulmans et chrétiens sont partenaires dans la gestion d’un même État ? Plus encore : connais-tu un pays où sunnites et chiites sont partenaires ? Cette expérience est notre contribution à la sortie de crise de cette région, à l’établissement d’un rapport d’un type nouveau dans cette partie du monde. Notre bataille va ainsi se dérouler sur ce niveau principal. Il y a beaucoup de gens aujourd’hui qui travaillent à des niveaux différents dans la même direction : ceux qui travaillent sur les violences faites aux femmes travaillent pour la paix ; ceux qui travaillent contre la violence faite à la nature travaillent pour la paix.

J’ai une grande confiance dans l’activisme des femmes. Puisque depuis 50 ans les hommes ne sont pas capables de faire la paix dans notre pays, donnons aux femmes une chance de le faire à notre place ! C’est en menant cette bataille qu’elles obtiendront tous leurs droits. La question du droit des femmes n’est pas uniquement une question technique. Ce n’est pas un droit au sens d’un dû : ce droit doit lui permettre d’assumer pleinement son rôle dans la société. À ce niveau, je pense que les femmes peuvent jouer un rôle énorme – comme au début de l’intifada. Ces femmes habillées de blanc qui descendent dans la rue ont eu un impact remarquable. Imaginons aujourd’hui que ces femmes s’organisent et décident un mardi matin de dire de Tripoli jusqu’à Saida nous allons descendre pour dire « Ça suffit ! ». À mon avis, ça peut faire une révolution, pas moins que cela.

C’est dans cette perspective que le conseil doit travailler. Pour mettre les hommes ensemble, et leur apprendre à travailler ensemble. Parce que celui qui prône le vivre ensemble est capable de travailler avec autrui.

Que pensez-vous des manifestations organisées par les aounistes jeudi 7 juillet dernier ?

Je crois que cette manifestation a eu des effets très bénéfiques. C’est la première fois que les chrétiens ont annoncé d’une manière claire leur refus de continuer à jouer le jeu des communautés. Jamais leur position n’a été aussi manifeste – et celle-ci a sidéré tout le monde : un mois de préparation, de congrès de passages à la télévision n’ont abouti qu’à la mobilisation de 141 personnes. Je crois que c’est une page de l’histoire du Liban qui se tourne, pas moins que cela. Et je crois qu’on peut bâtir sur cette nouveauté. Il est vraiment intéressant de noter un tel refus des chrétiens aujourd’hui de réfléchir sur une base identitaire, à un moment où tout ce qui se passe aurait dû aller en ce sens – Daesh, l’ombre de l’Iran au Liban le bouleversement démographique que l’on connait, la mobilisation anti islamique menée par Michal Aoun. Le fait que tout cela n’ait pas eu de résultat signifie vraiment à mon sens que les chrétiens ont dépassé ces clivages et sont prêts à dialoguer autrement. Pour moi, ce jeudi 7 juillet est une date à retenir.

Peut-on encore penser la scène politique libanaise à partir du clivage entre les partis de l’alliance du 8 mars et ceux du 14 mars ?

Je pense qu’avec ce qui se passe en Syrie aujourd’hui, le projet du 8 mars a été mis en échec. Cependant l’échec du 8 ne signifie pas la victoire du 14. Le 14 doit aller de l’avant. Il ne peut pas y avoir dans ce pays des vainqueurs et des vaincus. Nous avons tous, quelles que soient les communautés, fait les mêmes erreurs, à des moments différents. Le Hezbollah, la RIL, est la dernière des résistances, pas la première. La première fut celle des Palestiniens en 1969, celle des chrétiens en 1976, celle des islamo-progressistes à la même période – tout le monde a eu son temps de crise. Il faut voir aujourd’hui comment rebâtir ce pays. Je crois que les esprits commencent à être conscients – je pense notamment à la communauté chiite, qui est en train de payer un prix exorbitant pour une bataille qu’elle n’a pas choisi, qui leur coûte non seulement en vies, mais aussi par le fait que tous les chiites qui travaillent dans la région du Golfe sont des suspects permanents. Nous sommes en train de faire tous ces sacrifices pour retarder la chute : il y a quelque chose d’hallucinant dans ce qui est en train de se passer.

Une page est à tourner. Il s’agit aujourd’hui d’accepter que nous avons tous fait la même erreur et qu’il y a une leçon à tirer de tout cela. Il y a un État libanais, et cet État doit assurer notre survie à tous. Je crois que la citation de Martin Luther King est parfaitement adéquate pour décrire cette idée : « Il faut apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots ». Cette phrase est fabuleuse !

Quelles sont vos impressions concernant la sécurité au Liban à ce jour ?

À l’intérieur même du pays, je crois que personne ne va recourir aux armes. Il n’y a pas de danger évident ce niveau-là. Par contre, ce qui me fait peur, ce sont des attentats qui pourraient provoquer des réactions, un peu comme ce qui a eu lieu dans la banlieue et à Tripoli il y a un an. Nous ne sommes pas à l’abri. Mais il n’y a pas la crainte de la reprise d’une grave détérioration entre le Hezbollah et le Courant du Futur ; je pense que ce qu’on appelle le « dialogue » a cela de bon : il a maintenu le contact entre les deux communautés. Il faut mesurer l’importance d’un tel dialogue. De l’Indonésie au Maroc, le Liban est le seul endroit où un dirigeant sunnite parle à un dirigeant chiite. C’est déjà ça.

Publié le 21/08/2015


Samir Frangie est un homme politique libanais. Il a été notamment été député.


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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