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Entretien avec Raphaëlle Chevrillon-Guibert et Alice Franck – Retour sur trente ans de politique au Soudan, à la suite de la chute d’Omar el-Béchir (1/2)

Par Alice Franck, Claire Pilidjian, Raphaëlle Chevrillon-Guibert
Publié le 08/05/2019 • modifié le 21/05/2019 • Durée de lecture : 9 minutes

Raphaëlle Chevrillon-Guibert est politologue, chargée de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) et affectée à l’UMR PRODIG (CNRS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris 4 Sorbonne, Paris 7 Denis Diderot, IRD, AgroParisTech). À partir d’une approche d’économie politique, elle a étudié pendant quinze ans les ressorts du régime islamiste soudanais. Aujourd’hui, elle poursuit son analyse en s’intéressant aux ressources naturelles et aux conflictualités que leur accès et leur exploitation génèrent au Soudan mais également au Tchad et au Maroc.

Maîtresse de conférences en géographie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UMR PRODIG), Alice Franck travaille depuis le début des années 2000 sur le Soudan et plus particulièrement sur l’agglomération du Grand Khartoum. Après des travaux sur l’agriculture en ville, les questions foncières et de requalification urbaine, elle obtient en 2013 un détachement au poste de chercheur-coordinateur du CEDEJ-Khartoum, lui permettant de poursuivre ses travaux sur les transformations de la société soudanaise et de la ville en lien avec le contexte de séparation du Soudan du Sud.

Toutes deux sont chercheuses associées au CEDEJ-Khartoum.

Comment Omar el-Béchir est-il arrivé au pouvoir ?

Omar el-Béchir est arrivé au pouvoir en 1989 suite à un coup d’état militaire fomenté par les islamistes. Ces derniers avaient infiltré progressivement l’institution militaire à partir des années 1980 ainsi que d’autres segments stratégiques du jeu politico-économique. C’est une particularité souvent oubliée lorsque l’on compare la révolution soudanaise actuelle avec les printemps arabes et notamment avec le cas égyptien ou encore avec la situation algérienne ; les Soudanais ont vécu trente ans de pouvoir certes militaire, mais aussi islamiste. C’est la première expérience de pouvoir des islamistes dans le monde sunnite.

Le coup d’État qui porte le nom de révolution « El Inqaz » - du salut - mené par Béchir ainsi que par son partenaire Hassan al-Tourabi, grande figure de l’islamisme soudanais avait donc une portée idéologique. Il met fin au mandat du président Sadeq al-Mahdi et à la période démocratique soudanaise, qui n’aura finalement duré que quatre ans. Cette période avait été ouverte par une révolution populaire, qui avait renversé le dictateur Gaafar Nimeyri en 1985. Mais les années 1980 ont été difficiles sur les plans politique et économique : on retient notamment l’épisode de sécheresse de 1984, la reprise de la guerre avec le Sud (1983), mais aussi le constat d’échec des grands projets de développement, notamment agricoles, initiés dans la décennie précédente au Soudan comme un peu partout en Afrique. Le nouveau régime qui accède au pouvoir en 1989 hérite donc d’une économie en crise symbolisée par la fermeture du bureau du FMI à Khartoum depuis plus de dix ans. L’intensification de la guerre avec la rébellion du Sud alourdit encore les charges qui pèsent sur l’État et il faudra attendre le début des années 2000 et l’exploitation du pétrole dont les gisements se trouvent majoritairement au Sud pour que la situation s’embellisse. Cette nouvelle économie pétrolière permet la stabilisation du PIB auparavant très fluctuant et rend positive la balance commerciale soudanaise. Néanmoins, les comptes courants du pays restent déficitaires du fait de l’importante sortie des capitaux gagnés par les entreprises étrangères, rendant Khartoum très dépendant des investissements directs étrangers.

On retrouve aujourd’hui les mêmes difficultés économiques que celles des années 1980 et 1990 dans la mesure où la rente pétrolière s’est tarie avec l’indépendance du Sud. Ces difficultés économiques associées à un régime autoritaire particulièrement belliqueux dans les régions périphériques du pays ont débouché sur de nombreuses contestations dans lesquelles les ressentiments divers à l’encontre du régime et de ses pratiques se sont agrégés. La révolution populaire de 1985 avait été portée par des institutions syndicales plus puissantes, or le mouvement actuel intervient après 30 ans de règne d’Omar el-Béchir où les mouvements d’opposition et toutes formes de contre-pouvoir ont été largement détruits.

Dans le contexte de sa prise de pouvoir, comment était perçu Omar el-Béchir ?

Dans l’imaginaire populaire soudanais, il faut noter qu’Omar el-Béchir a souvent été vu comme une sorte de pion des islamistes. Cette hypothèse, née dès le coup d’État, n’a ensuite jamais vraiment disparu. Les portraits d’Omar el-Béchir sont restés peu répandus dans le pays et les rues de la capitale en comparaison avec d’autres régimes autoritaires, et la personnification du pouvoir est finalement assez récente. Elle s’est fait plus visible depuis les années 2000, en lien avec la rupture avec Hassan Al Tourabi, la signature de la paix avec le Sud, la crise du Darfour et les accusations à l’encontre du président devant la Cours Pénale Internationale.

Cette évolution est à relier également avec les nouvelles revendications de légitimité du régime : à partir des années 2000, el-Béchir et sa clique justifient dorénavant leur pouvoir par le développement économique du pays – rendu possible grâce à la manne pétrolière et non plus en raison du caractère religieux des politiques menées. Cependant, peu lettré, Béchir a toujours peiné à apparaitre comme l’architecte réel du régime. D’ailleurs, aujourd’hui, les Soudanais ne se satisfont pas de la seule chute d’Omar el-Béchir : ils réclament la chute du système et des islamistes témoignant de ce que Béchir n’a jamais été le seul à incarner l’État. Le problème, c’est que ce système politique s’est largement transformé au fil du temps et a fait preuve de redoutables capacités d’adaptation, interpénétrant pendant trente ans toutes les branches de la société soudanaise, notamment en matière économique et sécuritaire. Il y a de longue date au Soudan un lien plus qu’étroit entre élites politiques et économiques. Aussi, une purge totale du système est très compliquée : il y a partout des gens qui ont participé, de près ou de loin, au système.

Quelle était la situation du Soudan quand Béchir a pris le pouvoir ? Comment a-t-elle évolué ?

Quand le régime islamiste a pris le pouvoir en 1989, la situation économique était désastreuse comme nous l’avons déjà évoqué. Les grands projets menés depuis les années 1970 destinés à faire du Soudan le grenier à blé du monde arabe – grâce à la relance de l’agriculture irriguée dans la vallée du Nil et dans la Gézira par exemple – s’étaient soldés par des échecs. Aussi, il y avait un réel enjeu pour le nouveau régime au pouvoir de remplacer l’élite économique existante qui était liée aux grands partis traditionnels. Ces derniers, montés en puissance durant la colonisation, avaient pris les rênes du pays au moment de l’indépendance. Rattachés à deux grandes confréries soufies, ces partis qui dominaient le pays depuis l’indépendance contrôlaient par ailleurs l’essentiel des circuits économiques. Pour parvenir au pouvoir, les islamistes se sont précisément appuyés sur une stratégie de conquête des réseaux économiques et financiers. Ainsi, depuis la fin du régime de Nimeyri, mais surtout pendant la période démocratique, les islamistes s’installent peu à peu, et dans une grande discrétion, à des postes clefs de l’économie. Ils vont progressivement former une nouvelle élite économique du pays et parvenir à contrôler la plupart des organes de régulation économique.

A la fin des années 1990, le grand leader islamiste Hassan al-Tourabi, alors président du Parlement soudanais, est exclu du système après avoir tenté d’évincer constitutionnellement Béchir du pouvoir. Avec lui c’est en quelque sorte toute une branche du pouvoir qui bascule dans l’opposition à un régime qu’il avait pourtant dessiné et auquel ses partisans continuaient de participer. L’éviction de Tourabi correspond à la réouverture partielle du jeu politique avec la ré-autorisation des partis politiques. Tourabi fonde alors un nouveau parti : le Congrès populaire (PCP). Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui ce parti tente de trouver une légitimité dans le mouvement révolutionnaire en cours, en mettant en avant cette rupture historique du régime et en revendiquant le fait d’appartenir depuis à l’opposition.

Mais les manifestants ne sont pas dupes et refusent fermement cette manœuvre. Les slogans révolutionnaires contre les islamistes « Kezzan », le refus d’intégrer le PCP dans le conseil de transition, la démission de trois membres du conseil militaire, reconnus comme des islamistes convaincus, les échauffourées entre militants du PCP et manifestants, comme les tensions lors des prêches de certains imams de la même obédience que Tourabi montrent la volonté des manifestants de mettre fin à l’islam politique au Soudan. Pour comprendre, il faut saisir que depuis le début, c’est le mouvement islamique, mouvement organisé mais non officiellement institutionnalisé comme acteur politique, qui constitue la colonne vertébrale du régime et que si l’éviction de Tourabi correspond au sein du mouvement à une véritable scission en deux groupes de ces membres, le mouvement perdure et les interactions entre ses membres aussi malgré les dissensions plus ou moins fortes.

Dans ce contexte, quelle politique économique a mené Béchir durant trente ans ? Quels sont ses impacts politiques ?

Comme nous le mentionnions au début de cet échange, le nouveau régime qui accède au pouvoir en 1989 hérite d’une économie en crise. Si rapidement les choix économiques engagés par les nouvelles autorités rassurent les bailleurs internationaux (libéralisation de l’économie), leurs choix politiques au contraire inquiètent. Leur soutien à des organisations dites terroristes ou l’arrêt des négociations avec les rebelles du Sud empêchent finalement un réchauffement des relations économiques avec les pays occidentaux et entrainent des sanctions qui pénalisent fortement l’économie du régime. L’intensification de la guerre avec la rébellion du Sud alourdit les charges qui pèsent sur l’État. Les années 1990 offrent ainsi peu d’alternatives au régime. Néanmoins, pour ce dernier, c’est d’abord le moment d’une grande politique « civilisationnelle », au cours de laquelle il espère transformer chaque citoyen soudanais en « bon » musulman. Il profite néanmoins de sa prise de pouvoir pour évincer les membres de la précédente élite, notamment par le biais de privatisations menées au cours des années 1990 au bénéfice de fidèles.

Tout a changé au début des années 2000 quand le pétrole a commencé à couler grâce aux investissements des pays asiatiques, de la Chine et de la Malaisie notamment. C’est le début d’une embellie économique, alors même qu’éclate la crise du Darfour. Le partage de la rente pétrolière est d’ailleurs au coeur du conflit du Darfour dans la mesure où les Darfouriens se sentent exclus du partage qui est en train de se jouer entre rebelles sudistes et le régime au cours des négociations qui se sont ouvertes depuis 2001 sous l’égide de la communauté internationale et en particulier des Etats-Unis.

Ce qu’il est important de noter c’est qu’alors que le Darfour s’enfonce dans la guerre, la manne pétrolière permet à d’autres régions de se développer : des ponts, des routes, l’électricité mais aussi de nouvelles écoles voient le jour dans certains Etats du Nord, de la vallée du Nil, de la Gézira, etc. On observe donc des trajectoires régionales très différentes dans le pays : les régions centrales, qui vivent en paix, profitent de la nouvelle donne économique et de la rente pétrolière, mais dans les régions périphériques, comme le Darfour, l’instabilité et le manque de volonté politique empêchent ces avancées.

Il est important de souligner que l’embellie économique de la vallée du Nil ne s’est pas intentionnellement faite au détriment des périphéries mais témoigne de l’incapacité des différents gouvernements soudanais depuis l’indépendance à redistribuer équitablement et rééquilibrer le développement national, et des difficultés à investir dans une région en proie aux tensions depuis les années 1980 dans le cas du Darfour.

Par conséquent, à la fin des années 2000, on note que le parti au pouvoir a gagné un certain soutien dans les régions centrales pacifiées qui ont bénéficié de la rente pétrolière. Au contraire, dans les périphéries où les conflits se sont multipliés (Darfour, Monts Nouba, Nil Bleu), la population demeure frontalement opposée au régime de Béchir.

Au début de la troisième décennie du règne de Béchir, la rente pétrolière s’épuise. Ce phénomène est lié d’abord à la chute des cours mondiaux, mais également à l’indépendance du Soudan du Sud en 2011 où se trouvent les deux tiers environ des puits de pétrole exploités. Or, vers 2009, le budget du Soudan était composé presque intégralement des revenus du pétrole ! Alors, quand le Soudan du Sud devient indépendant, il ne reste à peu près que 40% du budget d’autrefois. L’essentiel de ce budget, en outre, se concentre sur les services de sécurité, ou fuit dans des réseaux de clientélisme alimentant pour part également ces services de sécurité. Le régime a bien tenté de remplacer les activités pétrolières par un retour en force de l’agriculture : des grands projets sont lancés dans les régions centrales favorisées, mais, d’une part, cette agriculture est essentiellement vouée à l’exportation et profite essentiellement à des investisseurs étrangers alliés au régime ; et d’autre part, la forte pression sur les ventes de terrains agricoles et miniers ont donné lieu à d’intenses conflits sociaux. Le mécontentement gagne ainsi progressivement les régions et les populations qui avaient bénéficié de la croissance des années 2000 subissent à leur tour la récession économique. Dans ce nouveau contexte, le clientélisme du régime devient inacceptable. Toutefois, lors des printemps arabes, les contestations qui éclatent en écho au Soudan émanent principalement des périphéries ; et même dans la capitale, ce sont les populations marginalisées issues des régions périphériques qui protestent.

C’est précisément là, le retournement auquel on assiste aujourd’hui : la protestation a débuté au sein des populations qui ont bénéficié de l’embellie économique des années 2000 et qui étaient relativement acquises au régime. Il y a une conjonction des mécontentements des différentes couches de la population, mais ces derniers ne sont pas fondés sur les mêmes expériences. Ces temps différenciés montrent comment la contestation a gagné les différents espaces du pays. Ils révèlent aussi des asymétries régionales colossales, peu visibles aujourd’hui dans les manifestations – mais qui représenteront un enjeu majeur si un gouvernement civil parvient finalement à se mettre en place. Ce dernier devra faire face dans un contexte de grave crise économique à des décennies de problèmes latents, non traités qui ont encore été accentués sous les islamistes…

Lire la partie 2

Publié le 08/05/2019


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


Raphaëlle Chevrillon-Guibert est politologue, chargée de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) et affectée à l’UMR PRODIG (CNRS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris 4 Sorbonne, Paris 7 Denis Diderot, IRD, AgroParisTech). À partir d’une approche d’économie politique, elle a étudié pendant quinze ans les ressorts du régime islamiste soudanais. Aujourd’hui, elle poursuit son analyse en s’intéressant aux ressources naturelles et aux conflictualités que leur accès et leur exploitation génèrent au Soudan mais également au Tchad et au Maroc.


Maîtresse de conférences en géographie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UMR PRODIG), Alice Franck travaille depuis le début des années 2000 sur le Soudan et plus particulièrement sur l’agglomération du Grand Khartoum. Après des travaux sur l’agriculture en ville, les questions foncières et de requalification urbaine, elle obtient en 2013 un détachement au poste de chercheur-coordinateur du CEDEJ-Khartoum, lui permettant de poursuivre ses travaux sur les transformations de la société soudanaise et de la ville en lien avec le contexte de séparation du Soudan du Sud.


 


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