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Entretien avec Philippe Pétriat – Ahmed Zaki Yamani (1/2)

Par Justine Clément, Philippe Pétriat
Publié le 22/12/2021 • modifié le 23/12/2021 • Durée de lecture : 6 minutes

Philippe Pétriat

Qui était Ahmed Zaki Yamani et comment a-t-il accédé au poste de Ministre du Pétrole et des Ressources Minérales d’Arabie saoudite ?

On ne connaît que très peu de choses sur la vie personnelle d’Ahmed Zaki Yamani. Né le 30 juin 1930, il vient d’une grande famille de La Mecque, une famille de grands oulémas. Il fait partie de la seconde génération de jeunes Saoudiens qui partent étudier à l’étranger, via une bourse du ministère de l’Éducation. Après une licence au Caire qu’il termine en 1951, il est envoyé à l’Université de New York puis à Harvard – où il obtient notamment en 1956 un master sur le règlement juridique des conflits en matière d’investissements étrangers. Ce sujet d’étude sera absolument décisif pour la suite de sa carrière, puisqu’il reflète les besoins professionnels du Royaume dans les années 1950 – qui tente d’orienter sa jeune population dans des secteurs prometteurs. Il faut imaginer qu’à cette époque, il n’y a pas de faculté publique de droit, surtout de droit international : l’Université King Saud n’est fondée qu’en 1957 et l’Université de La Mecque – qui n’est pas encore sécularisée – ne propose que des études en droit islamique.

La formation d’Ahmed Zaki Yamani a donc toute son importance, d’autant plus que le Royaume – comme la majorité des pays producteurs de pétrole déjà indépendants – est en pleine renégociation de ses concessions pétrolières. Ces dernières désignent des contrats signés dans les années 1930 avec les grandes compagnies pétrolières internationales (pour la plupart, américaines), concernant l’exploitation des champs pétroliers dans les pays producteurs. L’Arabie saoudite signe sa première concession en 1933, avec un consortium de compagnies (qui s’appellera à partir de 1944, l’Arabian American Oil Company ou l’ARAMCO) qui en échange de royalties, de taxes ou de dividendes, peut explorer, exploiter et commercialiser le pétrole brut qu’elle trouve sur le territoire national. Le retour, dans les années 1950, des premiers experts saoudiens partis étudier à l’étranger permet de réévaluer ces conditions mises en place vingt ans plus tôt. Dès 1950, l’Arabie saoudite accède au principe dit du « fifty-fifty » (50/50), où les bénéfices nets sont partagés à parts égales entre l’État hôte et la compagnie exploitante. Cependant, progressivement, d’autres experts, dont Abdullah Al-Tariki (premier ministre du Pétrole et des Minerais) et Ahmed Zaki Yamani se rendent compte que les compagnies pétrolières ne déclarent pas l’entièreté des revenus nets, pratiquent des rabais aux « compagnies sœurs » [1] à qui elles revendent le pétrole brut, et défraient de leurs dépenses des impôts qu’elles ne paient finalement pas dans leur propre pays.

La complexité des contrats à renégocier ainsi que le contexte des indépendances et nationalisations permettent d’expliquer la trajectoire fulgurante d’Ahmed Zaki Yamani, qui accède très tôt à une position importante. Il entre d’abord au ministère des Finances avant de partager son poste avec le Bureau des Minerais et du Pétrole, à l’époque dirigé par Abdullah Al-Tariki. Si son rôle au sein de ce bureau demeure assez opaque, Jeffrey Robinson [2] déclare qu’il a en charge la gestion des renégociations – mentionnées plus tôt – et des nouveaux contrats, notamment avec des compagnies japonaises, qui concurrencent les majors avec des clauses plus avantageuses pour le pays hôte.

Presque par défaut, Ahmed Zaki Yamani est nommé en 1962 Ministre du pétrole et des Minerais, lorsqu’Abdullah Al-Tariki est démis de ses fonctions par le Prince Fayçal. Yamani apparaît plus modéré face à son prédécesseur alors considéré comme un « rouge » (nationaliste, partisan du panarabisme et proche de l’Égypte de Nasser) – ce qui inquiète le Prince et son entourage. On peut aussi supposer que la nomination d’Ahmed Zaki Yamani est aidée par des liens plus personnels puisque Fayçal connaît très bien le Hedjaz, région d’origine de Yamani. Il restera finalement en poste jusqu’en 1986, et son mandat demeure encore aujourd’hui, le plus long dans l’histoire du Royaume.

Quelle était l’approche de celui-ci en matière de politique énergétique et peut-on dire qu’Ahmed Zaki Yamani a durablement structuré la politique énergétique de l’Arabie saoudite ?

L’approche de Yamani en matière de politique énergétique se caractérise surtout en comparaison voire opposition à son prédécesseur. Abdullah Al-Tariki laisse un héritage particulier à Yamani : il est une immense figure médiatique, très connu dans le monde panarabe et est un expert incontesté. D’ailleurs, même après son départ en 1962, il continue de conseiller les gouvernements sur la nationalisation du pétrole (Algérie, Libye ou Koweït), grâce à sa firme de consultance. Ainsi, Ahmed Zaki Yamani se distingue par trois caractéristiques.

D’abord, il est partisan d’une approche modérée, avec le souci de concilier les intérêts de son pays avec ceux de l’ARAMCO. Contrairement à Al-Tariki, il adopte une posture encline à la négociation et refuse d’imposer aux compagnies pétrolières internationales des lois unilatérales, comme voulues par les partisans de la nationalisation en Algérie ou en Libye notamment. Il défend donc une approche plutôt pacifique, au moment même où le pétrole est de plus en plus politisé.

Le second trait distinctif de Yamani est sa défense d’une politique de la participation. Face à la découverte de la réalité des conditions des concessions, la plupart des experts prône une nationalisation rapide et unilatérale de l’industrie pétrolière. Dans un moment fort en indépendances (Koweït en 1961, Algérie en 1962…), les pays veulent reprendre le contrôle sur leur industrie nationale, face à des compagnies qui refusent de négocier, trichent et exploitent leur potentiel énergétique. Les gouvernements ont aussi pu tirer les leçons du précédent iranien, dont la nationalisation en 1950, se solde en 1953 par un coup d’État aux dépens du Premier ministre Mossadegh sous la pression des Britanniques – accusé d’être à la solde des Soviétiques. En ce sens, Ahmed Zaki Yamani se distingue de la pensée générale, en argumentant que les pays producteurs doivent progressivement acquérir du capital des compagnies exploitantes et participer aux activités à la fois en aval (exploration et forage) et en amont (distribution et raffinage) de l’industrie. Il explique notamment le fait que l’Arabie saoudite n’a pas encore toutes les compétences pour reprendre entièrement une industrie aussi prometteuse que celle du pétrole, et souhaite maintenir de bonnes relations avec les compagnies pétrolières, donc les États-Unis. D’ailleurs, en 1968, lors d’une conférence à l’American University of Beyrouth (AUB), le Ministre saoudien déclare que les liens entre le pays hôte et les compagnies pétrolières sont à la fois nécessaires et indissolubles, à l’image d’un mariage catholique où le divorce demeure impossible.

Enfin, la troisième caractéristique de son mandat est qu’il est confronté au besoin paradoxal de conserver les parts de marché de l’Arabie saoudite – notamment face au développement de nouveaux champs pétroliers (mer du Nord, Venezuela ou Iran…) – tout en maintenant des prix hauts et des réserves conséquentes, pour le développement du Royaume. Cependant, un cours haut signifie que l’exploitation de champs auparavant peu rentables devient avantageuse [3] et que les pays consommateurs sont encouragés à développer des sources énergétiques alternatives ou à ralentir leur consommation (passage à l’heure d’hiver en France). Mais cette première configuration permet à l’Arabie saoudite de jouir de revenus conséquents. À l’inverse, des cours bas encouragent la consommation de pétrole et découragent toutes velléités à développer des champs trop onéreux, mais cela ne rapporte que peu de revenus aux pays producteurs, tout en épuisant considérablement les ressources. Ahmed Zaki Yamani doit donc affronter une situation paradoxale et ambiguë qui se traduira par deux évènements majeurs : en 1973, le « premier choc pétrolier » et la hausse du cours du pétrole, et à partir de 1980, le « contre-choc pétrolier » et l’effondrement du prix du baril.

L’approche de Yamani, bien que corrélée à un contexte particulier, restera dominante dans le futur de la politique énergétique saoudienne. Si certains ont pu critiquer son manque de « dureté » face aux compagnies pétrolières internationales, il pose les bases de ce qu’il présente lui-même comme une « politique de responsabilité », en opposition à une approche plus aventureuse et radicale (en Irak, en Algérie ou en Libye) et qui restera la marque du Royaume.

Lire la partie 2

Publié le 22/12/2021


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


Philippe Pétriat est historien et maître de conférences en histoire contemporaine du Moyen-Orient à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est aussi chercheur à l’Institut d’Histoire Moderne et contemporaine (CNRS) et spécialiste de l’histoire contemporaine de la péninsule Arabique et du Golfe. Philippe Pétriat est notamment l’auteur de Le Négoce des Lieux saints : Négociants hadramis de Djedda 1850-1950 (2019) et de Aux pays de l’or noir. Une histoire arabe du pétrole (2021).


 


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