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Entretien avec Philippe Pétriat - Abdullah al-Tariki, Premier ministre du Pétrole et des Ressources minérales d’Arabie saoudite

Par Justine Clément, Philippe Pétriat
Publié le 15/04/2022 • modifié le 15/04/2022 • Durée de lecture : 10 minutes

Philippe Pétriat

Qui était Abdullah al-Tariki et comment a-t-il accédé au poste de Ministre du Pétrole et des Ressources minérales d’Arabie saoudite en 1960 ?

Abdullah al-Tariki, né le 19 mars 1919 à Al Zulfi (région du Nadj), est un fils de marchands, probablement caravaniers. Bien que sa mère soit bédouine, il est issu d’un milieu commercial très ouvert sur le monde. Son frère aurait d’ailleurs passé une grande partie de sa vie en Inde. Al-Tariki, lui, grandit au Koweït – traduisant d’un univers familial assez élargi. Grâce à des liens de patronages – probablement de la part d’autres marchands proches de la famille royale – il se voit attribuer une bourse du gouvernement, au moment même où l’État saoudien est encore en construction. Il part d’abord étudier au Caire où il obtient, en 1944, une licence en géologie et chimie. Il se rend ensuite aux États-Unis, pour un master de géologie et d’ingénierie pétrolière, qu’il décroche en 1947. Abdullah al-Tariki est probablement l’un des premiers diplômés géologues d’Arabie saoudite, au moment où l’approche pétrolière du pays est encore extrêmement technique : les compagnies mènent encore des prospections sur le territoire. Plus tard, dans un article publié en 1954 (« Où allons-nous ? »), il avouera ses déceptions lorsqu’il revient dans son pays natal et les espoirs qu’il place dans la jeunesse dont il fait partie. Après avoir découvert les États-Unis – très développés – il exprime un mélange d’enthousiasme et de frustration face à une Arabie saoudite « lente », « peu moderne » et « arriérée ». Membre de la première génération de saoudiens diplômés de l’étranger, il réfléchit déjà à sa propre expérience et aux compétences qu’il peut apporter à son pays.

Lorsqu’il revient en Arabie saoudite, il accède d’abord à un petit poste – manifestement stratégique – au sein du ministère des Finances – à l’époque chargé des questions pétrolières et minérales [1]. Si en Arabie saoudite, le pétrole est découvert en 1933, la Seconde Guerre mondiale retarde considérablement le développement de son exploitation, puisque les Britanniques et les Américains ferment leurs forages par peur d’une invasion japonaise et pour concentrer tous leurs efforts sur le front. L’industrie pétrolière saoudienne en est donc à ses débuts. Au sein du ministère des Finances, Abdullah al-Tariki est chargé des questions financières de l’industrie du pétrole et des ressources minérales (surveillance des rentrées fiscales, des profits des compagnies…). Il atteint très vite un haut poste – du fait du nombre réduit d’experts et des besoins du pays dans ce domaine – et est, dès 1958, le « responsable » du pétrole en Arabie saoudite (même s’il dépend toujours du ministère des Finances). En 1960, il accompagne la création du ministère du Pétrole et des Ressources minérales – ministère « crée pour lui ». Premier ministre à occuper ce poste, il recrute une équipe de jeunes diplômés saoudiens, extrêmement efficaces et qualifiés, qui seront ensuite à la tête des grandes entreprises pétrolières et pétrochimiques du pays. Très attaché au bon développement du nouveau ministère, il y crée une revue, où son équipe fournit des comptes rendus et partage son point de vue sur l’organisation de l’institution. Pour lui, c’est à la fois une garantie d’efficacité mais aussi un moyen de mettre en avant ce que son équipe et lui-même réalisent. Abdullah al-Tariki est un fin politique, qui forme finalement la première génération d’experts saoudiens du pétrole.

Dans son ascension, il jouit d’un contexte politique particulier, puisqu’il « bénéficie » de la concurrence entre le Roi Saoud et son frère, aussi Prince héritier et Premier ministre, Fayçal. Alors que ce dernier essaie de prendre le pouvoir, le Roi Saoud, pour contrer son influence, s’allie avec le camp des libéraux et républicains, dont font partie plusieurs Princes – plus tardivement surnommés « princes rouges » [2]. Ce cercle demande, à partir du milieu des années 1960, une monarchie constitutionnelle voire une république en Arabie saoudite. Il y a peu d’informations sur ce sujet, mais il semblerait qu’al-Tariki soit proche de ce courant. D’ailleurs, lorsqu’il est écarté du ministère en 1962, il lui est reproché sa trop grande proximité avec cette mouvance libérale, réformiste et nationaliste [3].

Quelle position avait-il vis-à-vis de l’exploitation du pétrole saoudien par les compagnies pétrolières américaines et comment a-t-il influencé le processus de nationalisation de l’industrie pétrolière, qui débute plus tardivement, au début des années 1970 ?

Abdullah al-Tariki appartient à une génération – quasiment unanime dans les pays décolonisés et anti-impérialistes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud – qui souhaite remettre en cause les concessions pétrolières et l’impérialisme économique des grandes puissances. À partir des années 1920, les majors [4] ont réussi à imposer aux États producteurs de pétrole – alors peu informés dans ce domaine – des contrats injustes et à leur avantage. À partir des années 1940, les pays exportateurs vont tout faire pour renégocier les clauses des contrats et obtenir une meilleure rémunération. Al-Tariki n’est pas « anti-compagnies », puisqu’il explique bien qu’elles sont essentielles pour le développement de l’exploitation pétrolière – l’Arabie saoudite n’ayant que très peu d’experts nationaux sur cette question. Il cherche justement à ce que les pays du Moyen-Orient se défassent de l’hégémonie et du monopole des grandes compagnies pétrolières sur leurs propres ressources.

Pour Abdullah al-Tariki, cela se fait en deux étapes. La première – qui le rend très célèbre – c’est l’obtention de compensations financières des grandes compagnies pétrolières occidentales, pour l’Arabie saoudite et le Koweït, puis de récupérer le contrôle sur la fixation des prix. Lorsqu’une puissance étrangère (principalement britannique ou américaine dans la péninsule Arabique) exploite le pétrole brut d’un pays, elle verse à l’État deux types de revenus : des royalties (revenu fixe sur chaque baril) et des impôts (en général, sur le bénéfice). Cependant, les compagnies pétrolières revendent à leurs partenaires – actionnaires ou membres du même cartel – le pétrole brut à des prix défalqués, pour qu’ils le raffinent et le commercialisent. Ainsi, le prix du baril est diminué pour que le pétrole brut soit exploité à moindre coût et rapporte des bénéfices plus importants. Par conséquent, les pays producteurs perçoivent royalties et impôts faussés. Al-Tariki obtient donc de l’ARAMCO et de la Kuwait Oil Company – compagnies pétrolières dominées par les États-Unis – des compensations pour toutes ces années de modification des prix. L’un des moments les plus emblématiques pour l’obtention de ces compensations est le Congrès du Caire, en 1959, où al-Tariki, aidé de Frank Hendryx, avocat américain et conseiller juridique de la Direction Générale saoudienne du Pétrole et des affaires minérales, réussit à obtenir de nouvelles compensations.

La deuxième étape menée par Abdullah al-Tariki est de permettre aux Saoudiens d’entrer progressivement dans l’industrie pétrolière du Royaume, afin d’acquérir des capacités et devenir de plus en plus autonomes – l’objectif final étant la nationalisation de l’industrie. Ces négociations sont extrêmement difficiles, mais al-Tariki bénéficie encore d’un contexte global favorable. Il participe à de nombreux congrès arabes et est très influencé par son homologue vénézuélien, Juan Pablo Perez Alfonso, avec qui il créera l’OPEP en 1960. Les pays producteurs acquièrent aussi plus de compétences, puisque de nouvelles générations de diplômés reviennent sur le territoire national. Le calcul du prix, des réserves, le fonctionnement et les rapports des compagnies sont donc plus abordables. Ainsi, al-Tariki et Hafiz Wahba sont les premiers à entrer au Conseil d’Administration (CA) de l’ARAMCO, en 1959, en tant que représentants saoudiens. Le contexte économique lui est aussi favorable puisque la demande croît et que l’offre demeure importante. Ainsi, mieux rémunérer les pays producteurs permet aux compagnies pétrolières internationales de conserver leurs concessions et réserves, plutôt que de les perdre au profit d’autres compagnies, plus conciliantes. C’est typiquement ce que va faire l’ENI italienne, connue pour avoir pris des contrats de majors grâce à des négociations plus avantageuses pour les pays producteurs. En ce sens, l’administration américaine fera pression sur l’ARAMCO, pour qu’elle impulse des négociations avec le gouvernement et ne perde pas ses concessions.

Finalement, l’approche d’al-Tariki se veut aussi régionale. Pour lui, le pétrole est une chance et même une « arme » qui doit être source d’union. Il défend plusieurs projets régionaux – comme la création d’une flotte de tankers régionale, pour le transport des hydrocarbures, ou encore des raffineries partagées. Il est absolument scandalisé que le raffinage du pétrole brut soit fait en Europe, au Japon où aux États-Unis – étape où la ressource prend toute sa valeur ajoutée. Il s’insurge de même du fait que le pétrole soit plus taxé à l’étranger qu’en Arabie saoudite. Al-Tariki reste très attaché au fait que les Arabes doivent utiliser le pétrole comme une arme commune, face à l’impérialisme et face à Israël, pour l’indépendance. En ce sens, il se distingue de son successeur, Ahmed Zaki Yamani [5], qui entretient une approche très nationale et pro-commerciale du pétrole saoudien.

Quelle était la vision d’Abdullah Tariki lorsqu’il a créé l’OPEP, en 1960, avec Juan Pablo Perez Alfonso ?

L’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) est créée dans le climat global précédemment abordé. Depuis une dizaine d’années, de nombreux experts et ministres, arabes et non-arabes, ont l’habitude de se retrouver, d’échanger. Ensemble, ils pointent du doigt le fait que les compagnies pétrolières privées décident unilatéralement des prix et des niveaux de production. Les pays producteurs n’ont alors pas voix au chapitre, perdent de nombreux revenus et sont privés d’un pouvoir politique et géopolitique qu’ils devraient avoir grâce au pétrole. En plus de ce contexte global, il y a aussi des raisons plus immédiates. En 1959, puis en 1960, les majors décident de baisser les prix du baril de pétrole. D’après les contrats régissant les concessions, elles en ont le droit, mais d’un point de vue éthique, les pays producteurs sont scandalisés. C’est lors de la seconde baisse unilatérale des prix qu’Abdullah al-Tariki décide, avec son homologue vénézuélien, Juan Pablo Perez Alfonso, de créer cette organisation. Les deux hommes sont aidés du fait qu’à Bagdad, en Irak, le pouvoir est plutôt favorable à cette vision régionale, et souhaite renégocier ses concessions avec le consortium qui exploite son pétrole, largement dominé par les Britanniques. On voit donc que les ministres saoudien et vénézuélien bénéficient à la fois d’un contexte global et immédiat pour la création de l’organisation.

L’OPEP est aujourd’hui connue pour avoir instauré, dans les années 1980, les quotas de production. Ces derniers permettent notamment d’éviter les fluctuations du prix des barils, et de garder certain équilibre. Pourtant, à l’époque d’al-Tariki, la première mission de l’organisation est de faire revenir le prix du baril au niveau d’avant. Pour cela, le ministre saoudien signe de nouveaux contrats, avec des nouvelles compagnies pétrolières, pour de nouvelles concessions sur des champs pétroliers encore non-attribués. Ils sont alors plus modernes, et les États producteurs ont un poids décisionnaire plus important. En revers, ces nouvelles négociations poussent les majors à renégocier les termes de leurs propres contrats. Ensuite, les discussions portent sur les prix. À Téhéran, en 1971, les compagnies pétrolières acceptent de réévaluer les prix du baril – en l’augmentant progressivement – et de payer un niveau d’impôts sur les bénéfices plus important. C’est d’ailleurs ce processus qui aboutira à ce qui est communément admis comme le « premier choc pétrolier », en 1973. Pour les pays arabes, au contraire, l’année 1973 n’est pas une surprise, mais la suite logique des discussions entamées depuis plus d’une dizaine d’années. La mesure de l’embargo contre les États-Unis et les Pays-Bas pour leur soutien à Israël, est, une mesure politique unilatérale.

Si l’OPEP n’est pas une organisation politique et ne se prononce pas officiellement en faveur de la nationalisation de l’industrie pétrolière, elle encourage les gouvernements des pays producteurs de pétrole à acquérir des capacités et à participer progressivement aux activités pétrolières. Finalement, l’État saoudien acquerra 100% des parts de l’ARAMCO en 1980.

Finalement, l’approche d’Abdullah Tariki a-t-elle durablement marqué la politique énergétique saoudienne ?

Abdullah al-Tariki ne reste finalement que deux ans à la tête du ministère du Pétrole et des Ressources minérales saoudien, un véritable « drame » pour lui. Cependant, bien qu’il ne reste que peu, il est déjà responsable du pétrole saoudien lorsqu’il évolue au sein du ministère des Finances. En plus, les jeunes diplômés saoudiens dont il s’entoure à partir de 1960 vont ensuite se retrouver à la tête de grandes entreprises saoudiennes, comme la SABIC, ou continuer d’évoluer dans la sphère ministérielle. Al-Tariki a donc véritablement bâti les fondements de la gestion du pétrole en Arabie saoudite mais aussi dans la région, avec la création de l’OPEP.

Cependant, à partir de 1962, il se retrouve, effectivement, opposant dans son pays. Il s’exile au Liban et en Égypte, où il reste très influent. Il crée un bureau de consultants et plusieurs journaux (dont Naft Al Arab) qui vont continuer de transmettre sa politique de gestion du pétrole. Il va atteindre une gloire internationale et participer à tous les évènements phares de la région sur la question : il est l’un des conseillers de Boumediene lors de nationalisation de l’industrie pétrolière en Algérie ; il avise – avec l’économiste franco-libanais Nicolas Sarkis – Kadhafi face aux compagnies pétrolières britanniques en Libye et est invité au Koweït, lors du débat sur la loi de la participation aux activités pétrolières. Finalement, le « cheikh rouge », surnom que lui vaut sa politique franche, est présent partout, sauf en Arabie saoudite. Cependant, la politique qu’il a défendue pendant des années porte plus tardivement ses fruits, avec la nationalisation de l’industrie pétrolière saoudienne en 1980. Il a donc immanquablement laissé un legs très important dans son pays, grâce à une grande pédagogie. Il reste pourtant amer de l’échec du projet régional pétrolier.

À partir de 1970, son cabinet de consultants rencontre des difficultés financières et obtient moins de contrats. Il tombe malade et revient finalement en Arabie saoudite dans les années 1980 et reçoit une pension de la part du gouvernement. Il décèdera le 7 septembre 1997.

Publié le 15/04/2022


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


Philippe Pétriat est historien et maître de conférences en histoire contemporaine du Moyen-Orient à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est aussi chercheur à l’Institut d’Histoire Moderne et contemporaine (CNRS) et spécialiste de l’histoire contemporaine de la péninsule Arabique et du Golfe. Philippe Pétriat est notamment l’auteur de Le Négoce des Lieux saints : Négociants hadramis de Djedda 1850-1950 (2019) et de Aux pays de l’or noir. Une histoire arabe du pétrole (2021).


 


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