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Philippe Moreau Defarges, né en 1943, ancien élève de l’École nationale d’administration, ancien diplomate, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Philippe Moreau Defarges a occupé plusieurs fonctions administratives, notamment dans le secteur de la construction européenne. Il a enseigné à Sciences-Po (Paris) et co-dirigé le rapport RAMSES (IFRI) de 2002 à 2015.
Il revient pour Les clés du Moyen-Orient sur la notion d’islamisme, sur sa création, son développement actuel. Il évoque dans ce contexte l’Etat islamique, ainsi que deux acteurs incontournables dans la lutte contre l’EI : la Syrie et l’Iran.
Derrière l’étiquette « islamisme », se bousculent un certain nombre de phénomènes, qui ont un élément commun, celui de la mise de l’islam au service du politique, alors que l’islam est une religion dont l’horizon est après la mort, comme tous les monothéismes. L’islamisme est l’idée que la cité de Dieu peut être réalisée sur terre. De ce point de vue là, il n’y a rien de nouveau car on peut dire que cette politisation d’une religion est visible dans l’évolution de la plupart des religions.
Pour revenir à votre question, le point de départ le plus évident est la création des Frères musulmans en 1928 en Egypte. L’Egypte est alors probablement le pays le plus avancé et ouvert du Moyen-Orient, où il y a plusieurs tentatives de réformes, plus ou moins réussies, avec une quête chez certains éléments musulmans de concilier l’appropriation de la modernité occidentale avec le maintien de la tradition religieuse. Se produit une rencontre entre un mouvement du nationalisme arabe qui est un phénomène laïc qui part plutôt de la Syrie et du Liban, avec le maintien d’un lien avec la religion musulmane. C’est une manifestation de l’occidentalisation du Moyen-Orient. La région est pénétrée par des raisonnements, des démarches occidentales. L’islamisme est au fond une démarche selon laquelle le religieux peut être à l’origine de la création d’une cité idéale sur terre. De ce point de vue là, il est assez logique, comme le nationalisme arabe est né en Syrie et au Liban, que l’islamisme apparaisse en Egypte.
L’islamisme ne doit pas être confondu avec l’islam. C’est une idéologisation du religieux à des fins politiques. C’est là l’un des signes de la modernisation du Moyen-Orient (la modernisation inclut d’innombrables processus, de la reconnaissance du rôle central de la science et de la technique à l’urbanisation, de l’industrialisation à la sécularisation ou à la promotion du droit au bonheur de l’individu). Le Moyen-Orient vit une guerre civile, schématiquement entre modernistes et conservateurs. L’éventail est très ouvert et divers, avec, par exemple, des conservateurs modérés ou des islamistes soucieux d’intégrer le progrès scientifique. Chaque pays du Moyen-Orient est un des théâtres de cette guerre civile.
Il est présent dans tous les pays du Moyen-Orient. Sous l’étiquette « islamisme » se trouvent des expériences très différentes. Dans la Turquie d’Erdogan, c’est un islamisme relativement rationnel, dont la démarche était jusqu’à présent de concilier le modernisme de Moustapha Kemal avec l’attachement aux traditions musulmanes. Autre exemple, celui de l’Arabie saoudite. Le wahhabisme est une forme d’islamisme. Il apparaît au XVIIIème siècle, et là se trouve quelque chose d’assez moderne, le lien est fait entre le royaume et la religion. L’islamisme est présent même au-delà du Moyen-Orient, il est présent partout où il y a des musulmans, qui se revendiquent de l’islam et qui veulent bâtir sur cette terre un sorte de cité idéale.
Le Moyen-Orient est une zone qui se modernise, qui se transforme très profondément, dont les transformations sont comparables aux modernisations de l’Occident : urbanisation, industrialisation, droit des femmes… Alors l’islamisme permet-il aux sociétés du Moyen-Orient de s’approprier la modernité sans perdre leurs traditions, défi auquel se sont confrontés tous les pays qui se modernisent ?
Tous les gouvernements du Moyen-Orient se sont servis de l’islamisme. Certains pays ont eu le réflexe traditionnel d’étouffer les mouvements qui étaient perçus comme menaçant le nationalisme arabe moderne. L’exemple type est celui de l’Egypte de Nasser ou de Sadate. Dans d’autres Etats, il y a eu véritablement un soutien de l’islamisme. C’est le cas de l’Arabie saoudite très ambivalente à l’égard de l’extrémisme islamiste. Pourquoi ? C’est d’abord le moyen d’apprivoiser quelque chose qui fait très peur, cette modernité. C’est aussi le moyen de se « débarrasser » d’éléments considérés comme perturbateurs en les envoyant en Afghanistan, à l’époque. N’oublions pas que l’islamisme s’épanouit sur les échecs du nationalisme arabe. Tous ces Etats arabes sont confrontés à un « monstre » qu’ils ont contribué à créer et qui leur échappe. Il s’agit de contenir le « monstre », soit en le payant, soit en l’éloignant, soit en le mettant en prison. Le Qatar également illustre ces politiques extrêmement ambiguës, qui répriment certains éléments islamistes, et en même temps qui les soutiennent. Au sein de ces États, des éléments soutiennent des islamistes, d’autres groupes les poursuivent, certains font parfois les deux à la fois.
Il faut tout d’abord revenir à la question de comment l’EI apparaît. Se développent des islamistes extrêmes dont l’une des incarnations les plus fortes est al-Qaïda de Ben Laden. Ces mouvements ne peuvent pas ne pas se poser la question de « comment vais-je assurer ma sécurité ? » Il y a deux manières. La première est de se trouver une coquille, c’est-à-dire un autre Etat. Ce peut être le Soudan ou l’Afghanistan dans le cas d’al-Qaïda. L’autre réponse possible est d’avoir son Etat. Dans le cas de l’EI, et sans se tromper, je pense que les membres les plus intelligents de cet EI vont vouloir un Etat. Ils n’inventeront d’ailleurs rien, avec l’idée d’avoir une terre à soi. Mais pour l’obtenir, il faut faire la guerre. Mais en dépit d’un aspect très atroce et inhumain de certains, d’autres sont intelligents et souhaitent créer quelque chose.
Les Etats sont très partagés envers l’EI : certains sont tentés de le soutenir afin de nuire aux autres. Ainsi, certains éléments de l’Arabie saoudite ne sont pas mécontents de soutenir l’EI pour combattre l’Iran par exemple. Et dans le même temps, l’Arabie saoudite en a peur, car l’EI est incontrôlable. Il y a un jeu extrêmement complexe.
La question est donc de savoir si cet EI pourra devenir un véritable Etat. Cela semble difficile, mais dans l’histoire de l’humanité, certains ont mis des décennies à y parvenir. Pour le moment, rien ne permet d’aller dans un sens ou dans l’autre.
Pour éliminer l’EI, l’Iran et la Syrie sont des partenaires incontournables. La première raison est géographique, ils entourent en partie l’EI. Deuxièmement, du point de vue idéologique, l’EI, par son sunnisme radical, est leur ennemi mortel. Il en va de même pour l’Irak. La troisième raison est que le Moyen-Orient était une région sous protection américaine depuis les années 1950 avec le repli du Royaume Uni. Aujourd’hui, cette protection connaît un recul historique. Les Américains ont reçu beaucoup de coups et de désillusions au Moyen-Orient, d’abord en Irak et en Afghanistan. Les moyens financiers et militaires sont désormais limités et privilégient le Pacifique. La dépendance à l’égard du pétrole a beaucoup diminué (mise en exploitation du gaz de schiste).
La lutte contre l’EI exige d’impliquer les Etats de la région : l’Iran, un grand Etat, qui a gardé une cohésion et une réalité ; la Syrie dont le gouvernement de Bachar al-Assad tient plus ou moins pour le moment. L’Occident doit apprendre à vivre avec ce Moyen-Orient en gestation.
Les Etats-Unis ont abandonné l’Irak à l’Iran, désormais l’Irak se retrouve sous protectorat iranien. Les liens entre l’Irak et l’Iran sont historiquement et religieusement très profonds. L’Iran signifie donc aux Etats-Unis : nous sommes un partenaire incontournable dans la paix au Moyen-Orient. Les Etats-Unis sauront-ils saisir l’occasion ?… Les sanctions seront-elles levées ?
Il faut l’espérer. Le problème de l’Iran vient de l’interférence entre deux phénomènes. Sur le long terme, l’Iran et l’Occident sont voués s’entendre. Il y a un mouvement naturel d’alliance entre l’Iran et l’Occident. Mais il y a le court terme, c’est-à-dire le poids du Congrès américain. Pour que les relations s’améliorent, il faut la levée des sanctions, qui dépend notamment du Congrès américain. Or, celui-ci est dans un mouvement d’accroissement des sanctions : il envisage par exemple des sanctions contre le Venezuela, en plus de l’Iran et de la Russie. La logique du Congrès américain est de dire : on punit tous ceux qui ne nous plaisent pas. Ce n’est donc pas certain qu’une politique plus rationnelle avec l’Iran soit mise en œuvre. Autre problème en Iran même : il faut que l’équipe actuelle arrive à s’entendre sur l’affaire nucléaire. La partie est donc difficile, d’autant plus que les relations entre Barack Obama et le Congrès sont mauvaises. Il y donc une interférence entre le poids du Congrès et les intérêts à long terme des Etats-Unis et de l’Occident. On sait que dans ce contexte, l’homme clé est le président des Etats-Unis, comme Roosevelt ou Nixon, qui savaient négocier avec le Congrès.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.
Philippe Moreau Defarges
Philippe Moreau Defarges, né en 1943, ancien élève de l’École nationale d’administration, ancien diplomate, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Philippe Moreau Defarges a occupé plusieurs fonctions administratives, notamment dans le secteur de la construction européenne. Il a enseigné à Sciences-Po (Paris) et co-dirigé le rapport RAMSES (IFRI) de 2002 à 2015.
Derniers ouvrages parus : Relations internationales (deux tomes), Points-Essais, Le Seuil, 8e édition : 2010-2011 ; Introduction à la géopolitique, Points-Essais (traductions : italien, russe, coréen, azerbaïdjanais), Le Seuil, 3ème édition : 2009 ; Dictionnaire de géopolitique, Armand Colin, 2002 (traduction en persan, 2013) ; La mondialisation, Que sais-je ? n° 1687, Presses Universitaires de France, 9e édition : 2012 (traductions : russe, arabe, grec), CD, 2013 ; Repentance et réconciliation, collection « La bibliothèque du citoyen », Presses de Sciences Po, 1999 ; La gouvernance, Que sais-je ? Presses Universitaires de France, 5e édition : 2015 ; La Constitution européenne, voter en connaissance de cause, Éditions d’Organisation, 2005 ; Où va l’Europe ? Eyrolles, 2006 ; Droits d’ingérence, Presses de Sciences Po, 2006 ; La Géopolitique pour les Nuls, Éditions First, 2e édition : 2012 ; La guerre ou la paix demain ?, Armand Colin, 2009 ; L’Histoire du Monde pour les Nuls, Éditions First, 2e édition : 2015 ; L’Histoire de l’Europe pour les Nuls, Éditions First, 2013.
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