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Entretien avec Olivier Roy sur la question ethnique en Afghanistan : « Quand on utilise le facteur ethnique de manière hégémonique, on ne comprend pas les dynamiques à l’œuvre en Afghanistan » (1/2)

Par Ines Gil, Olivier Roy
Publié le 17/02/2022 • modifié le 17/02/2022 • Durée de lecture : 5 minutes

Olivier Roy

Dans un article que vous avez écrit en 1988 Ethnies et appartenances politiques en Afghanistan [1], vous affirmez que l’Afghanistan s’est d’avantage politisé autour des « Qawm » qu’autour des ethnies. L’ethnie semble être une notion trop générale, voire parfois artificielle pour comprendre les dynamiques politiques à l’œuvre dans ce pays. Pourriez-vous revenir sur la notion de « Qawm » ? Par ailleurs, la lecture ethnique du conflit afghan, dominante les vingt dernières années, vous parait-elle erronée ?

Elle n’est pas totalement erronée. Cependant, quand on utilise le facteur ethnique de manière hégémonique, on ne comprend pas les dynamiques à l’œuvre en Afghanistan. Il y a certes des macro-ethnies : les Pachtounes (qui ont par ailleurs leur propre langue, le pachto), les Tadjiks (censés regrouper les persanophones sunnites), les Hazaras (les persanophones chiites), entre autres.

Mais plus on est précis, moins le facteur macro-ethnique est pertinent. Par exemple, parler d’ethnie pour les Tadjiks n’est pas adéquat. Ceux qu’on appelle « Tadjiks » se définissent avant tout comme persanophones sunnites. Ils sont divisés entre les populations du Panjshir, du Badakhshan, ou encore de Herat. Les populations originaires de Herat, bien qu’elles soient persanophones et sunnites, ne sont pas nécessairement solidaires des populations du Panjshir, qui parlent pourtant la même langue et pratiquent aussi le sunnisme. On identifie donc des sous-groupes au sein des macro-ethnies. C’est ce qu’on appelle les Qawm. Pour les Pachtounes, on compte aussi plusieurs confédérations tribales, parmi lesquels les Durranis. Les Hazaras sont également une ethnie hétérogène, car tous les Hazaras ne sont pas chiites. Ils comptent une minorité de sunnites. Les Ouzbeks, de leur côté, constituent une ethnie à part entière, mais ils sont très intimement mélangés aux persanophones, et tous les Ouzbeks sont bilingues. De même pour les Baluch. Aucun Afghan ne se définit par sa seule ethnie. En ce sens, les macro-ethnies afghanes se distinguent des ethnies en Turquie (identification claire à l’ethnie turque d’un côté et à l’ethnie kurde de l’autre) ou dans les Balkans (avec les Croates, les Serbes et les Bosniaques).

Au niveau local, la vie politique et sociale dépend bien plus des Qawm que des macro-ethnies. Le Qawm constitue un groupe de solidarité : la définition sociologique de ce terme est d’une grande variabilité. Un Qawm peut être une tribu, le clan d’une tribu ou encore les habitants d’un lieu géographique comme la vallée du Panjshir (qui se définissent comme Panjshiris). L’immigration interne peut d’ailleurs renforcer ces revendications identitaires. Un autre élément qui complexifie un peu plus cette réalité : le groupe de solidarité n’est pas forcément territorial. La géographie politique locale afghane est très complexe.
C’est au niveau du Qawm que le jeu d’allégeance se fait vraiment. Chaque Qawm a ses propres représentants. Un Qawm aussi être un groupe social.

A noter que les taliban ne sont pas tribalistes. Ils prétendent dépasser la tribu par la Sharia (loi islamique). Ils sont avant tout les instruments d’une conscientisation pachtoune (ils parlent pachto et se revendiquent Pachtounes). Ils sont tous d’origine tribale, mais ils veulent dépasser les affiliations claniques ou tribales. Durant mes recherches de terrain en 1984, pendant la guerre contre les Soviétiques, j’ai pu constater moi-même cette réalité. Les madrasas talibanes sont composées d’étudiants de tribus et clans divers. Ce qui les réunit, c’est plus leur origine sociale. Cette dimension sociale est forte, parce que les écoles coraniques sont peu onéreuses et souvent proches du foyer familial. L’esprit de corps taliban dépasse donc les catégories tribales. Mais ils restent profondément Pachtounes. Quand ils sont bilingues, ils le sont généralement avec l’ourdou (à cause des années d’exil), mais pas vraiment avec le dari (ce qui constitue un problème grandissant depuis leur retour au pouvoir en août dernier car les persanophones tiennent l’administration).

Les Qawm ont une importance considérable, car les conflits locaux sont basés sur ces groupes. Pour prendre la mesure de cette réalité, il faut lire l’ouvrage d’Adam Baczko, La guerre par le droit. Les tribunaux Taliban en Afghanistan. Le chercheur montre que les taliban sont parvenus à regagner le pouvoir parce qu’ils ont réussi à régler les problèmes locaux entre ces groupes. Ils appliquent justement la Sharia pour éviter les vendettas et dépasser le système de rivalité entre les Qawm. Ils régulent ainsi les problèmes structurels de la société afghane, et cela fonctionne relativement bien. C’est leur principal atout.

Les alliances politiques peuvent être le résultat de rivalités locales entre ces Qawm. Certains Afghans choisissent un système de Qawm opposé à leur rival non tant par idéologie, mais à cause d’une tension locale. Ils vont rejoindre un Qawm par opposition, parce qu’ils ont des conflits à régler (par exemple, en rejoignant l’OTAN car le voisin avec qui il a un différend a rejoint les taliban).

La macro-ethnie ne joue donc pas de rôle sur le plan politique ?

Une certaine polarisation ethnique existe. Elle s’était principalement renforcée avec la guerre contre les Soviétiques à partir de 1979. La macro-ethnie joue donc un rôle, mais essentiellement pour la question du contrôle du pouvoir à Kaboul. A l’échelle des gouvernements, on regarde systématiquement qui est Pachtoune, qui est persanophone, qui est Hazara. L’appartenance à une ethnie devient ici un réel enjeu de pouvoir.

Localement, l’appartenance à une ethnie peut aussi parfois jouer un rôle sur les rivalités liées au contrôle de la terre, mais essentiellement dans le Hazarajat, entre Pachtounes et Hazaras. Dans cette région, les Pachtounes sont nomades. Quand le pouvoir est pachtoune à Kaboul, les nomades reviennent et prennent la terre aux Hazaras. Quand le pouvoir est non pashtoune à Kaboul, les Hazaras reviennent et chassent les nomades à leur tour (consulter les travaux de Fariba Adelkhah sur le sujet).

Cependant, il n’existe pas de conflit ethnique au sens des Balkans. Certes, les taliban ont été responsables d’une véritable épuration ethnique anti-Hazaras dans les années 1990, mais avant tout parce qu’ils sont chiites, pas parce qu’ils appartiennent à l’ethnie hazara. Ils n’ont jamais lancé une épuration ethnique anti-tadjiks ou anti-ouzbeks. Au fond, les taliban se réclament du modèle traditionnel afghan, c’est-à-dire un pouvoir pachtoune qui règne sur un pays très divers. Mais ils acceptent le dari (l’autre langue officielle en Afghanistan), et ils n’ont pas développé de politique de pachtounisation dans les écoles. A partir du moment où les manuels sont conformes à leur idéologie religieuse, ils peuvent être écrits dans n’importe quelle langue. D’ailleurs, la question des langues ne se pose pas tellement en Afghanistan, car la population est largement bilingue, voire parfois trilingue.

En conclusion, la place de la macro-ethnie dépend du niveau auquel on se place. Au niveau du pouvoir à Kaboul, les questions ethniques jouent un rôle. Mais dès qu’on descend au niveau local, on tombe sur des réalités et des identités beaucoup plus complexes.

Lire la partie 2

Publié le 17/02/2022


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Olivier Roy est professeur à l’Institut universitaire européen (Florence) : il est conseiller scientifique du programme Middle East Directions au Robert Schuman Centre for Advanced Studies et dirige le projet de recherche ReligioWest (financé par le Conseil européen de la recherche). Directeur de recherche au CNRS, il a notamment publié « L’Islam mondialisé » et « Les Illusions du 11-Septembre : le débat stratégique face au terrorisme », tous deux parus au Seuil en 2002.


 


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