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Entretien avec Nabil Mouline - L’Arabie saoudite, un royaume en pleine transformation dans un environnement régional en recomposition

Par Nabil Mouline, Pierre-André Hervé
Publié le 05/03/2014 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 14 minutes

Nabil Mouline

L’Arabie saoudite est depuis longtemps un acteur stratégique au Moyen-Orient. Dans le contexte régional actuel particulièrement critique, quelle est la stratégie géopolitique de la monarchie saoudienne ? La rivalité régionale avec l’Iran constitue-t-elle le déterminant majeur de cette dernière, comme semble le montrer la position saoudienne dans la crise syrienne ou dans les négociations sur le nucléaire iranien ? Ou bien s’agit-il seulement d’un élément parmi d’autres ?

Pour comprendre la politique étrangère saoudienne, il faut d’abord comprendre la structure interne du pouvoir qui la détermine. Celle-ci est horizontale, il y a plusieurs centres de pouvoir concurrents et donc plusieurs diplomaties parallèles. La question pétrolière est l’une des rares qui permettent le consensus, car du pétrole dépend la rente et sa redistribution et donc la stabilité du régime et son prestige à l’étranger. Pour le reste, on observe souvent des cafouillages, des contradictions de la diplomatie saoudienne, dus à l’existence de ces diplomaties parallèles concurrentes. Sur d’autres sujets que la rente, on constate non pas un consensus mais un compromis tacite au sein de la famille royale. C’est le cas de l’Iran. A ce sujet, il faut savoir que les antagonismes religieux, chiite et sunnite, souvent mis en avant ne servent en réalité qu’à légitimer des différends politiques, économiques et personnels. L’Iran représente un danger pour la position de l’Arabie saoudite au sein du système régional, mais aussi pour la stabilité du pays à travers la « manipulation » de minorités chiites autour et à l’intérieur du royaume. Plus que l’Iran en tant que tel, ce que craint par-dessus tout le royaume saoudien est l’encerclement. Il a un double sentiment d’encerclement, qui tient d’ailleurs plus de la perception que de la réalité. D’une part, non seulement il estime que l’Iran manipule les minorités chiites dans la péninsule arabique mais il a aussi perdu des positions en Irak, au Liban et en Syrie. Le cas du Yémen est aussi un sujet de contrariété important. D’autre part, les soulèvements arabes ont permis aux Frères musulmans de monter en puissance, or, depuis les années 1990, l’Arabie saoudite considère ceux-ci comme une autre menace importante pour sa position régionale. Les uns comme l’autre prêchent « un islam sunnite » mais leurs intérêts politico-religieux sont concurrents. Les Frères musulmans s’opposent aux monarchies arabes et développent un esprit missionnaire qui inquiète l’Arabie saoudite. L’establishment religieux saoudien en particulier, qui représente l’école hanbalite, perçoit en effet les Frères musulmans comme une menace pour ses intérêts religieux. Il voit son autorité idéologique remise en cause par la confrérie qui estime qu’il faut dépasser les écoles juridiques, lesquelles sont vécues comme sources de division de la communauté musulmane, l’« Oumma ». Historiquement, l’Arabie saoudite a toujours favorisé des mouvements religieux mais à condition que ceux-ci ne s’impliquent pas en politique. Or, à partir de l’invasion du Koweït par Saddam Hussein et la Guerre du Golfe, les Frères musulmans ont demandé des réformes à l’Arabie saoudite, ce qu’elle a violemment refusé. La répression de la confrérie dans la péninsule s’est accrue après les attentats du 11 septembre 2001 et surtout après les soulèvements arabes de 2011, les Frères musulmans subissant une véritable purge dans les pays du Golfe. Enfin, la chute du président égyptien Hosni Moubarak et l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans avec l’assentiment américain ont été vécu comme un choc à Riyad. La monarchie saoudienne jugeait inconcevable le départ avant terme d’un dirigeant, qui plus est quand celui-ci est son grand allié régional dans la lutte contre l’Iran en particulier, à la tête d’un pays considéré comme sa profondeur stratégique. Un système de relations personnelles étroites et de réseaux de corruption et de clientèle existe entre les deux régimes, auquel s’ajoute une immigration égyptienne légale et illégale massive en Arabie saoudite. Quand le Frère musulman Mohamed Morsi est arrivé au pouvoir en 2012, l’Arabie saoudite a menacé de renvoyer tout ce monde en Egypte. Preuve de l’importance de cette relation, le président Morsi a ensuite effectué son premier voyage à l’étranger en Arabie saoudite. Cela dit, les autorités de Riyad n’ont retrouvé une certaine sérénité qu’après le renversement de ce dernier en 2013 par l’armée avec le soutien actif des salafistes, très liés au royaume.

En somme, la politique étrangère saoudienne repose essentiellement sur une volonté de puissance et la protection de la stabilité du pays. La hantise de l’encerclement par un ennemi extérieur qui puisse susciter un mouvement intérieur prêt à renverser le pouvoir conduit ce dernier à maintenir le pays en quarantaine. Dans les années 1960, le régime saoudien craignait par dessus tout d’être renversé par des mouvements panarabistes sous l’influence de Nasser. Ce souvenir ancien a été réactivé au moment des soulèvements arabes avec la perception d’un effet domino autour de l’Arabie saoudite marqué par la montée en puissance des Frères musulmans en Egypte, en Syrie ou au Yémen. S’agissant de la menace iranienne, le raisonnement est similaire, la monarchie redoutant une « cinquième colonne » mobilisée parmi la petite minorité chiite saoudienne discriminée (environ 5 % de la population). Le régime saoudien a alors cherché à anticiper cette menace perçue. L’opération-sauvetage menée à Bahreïn entre dans cette logique. De même, l’Arabie saoudite a soutenu les autres monarchies arabes, en y injectant ses pétrodollars et en usant de ses moyens médiatiques, afin d’éviter que la vague révolutionnaire ne les frappe et puisse ainsi donner des exemples à suivre à sa propre population. Elle a aussi fait comprendre aux puissances occidentales qu’il ne fallait pas toucher à la Jordanie et au Maroc.

Depuis leur alliance conclue en 1945 entre le président Roosevelt et le roi Ibn Saoud, les Etats-Unis et l’Arabie saoudite ont maintenu un haut niveau de coopération. Leur relation semble toutefois s’être détériorée, notamment devant le refus de Washington de s’engager militairement en Syrie et son rapprochement en cours avec Téhéran. Comment interprétez-vous l’évolution des relations entre les deux Etats ? Quelles pourraient être les conséquences de ce différend diplomatique ?

L’alliance entre l’Arabie saoudite et les Etats-Unis, conclue en 1945, est un mariage de raison qui repose sur des intérêts communs. D’un côté, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le pétrole saoudien représentait une aubaine pour soutenir la reconstruction des pays détruits placés sous perfusion américaine. De l’autre, l’Arabie saoudite cherchait à se protéger des tentatives de prédation régionales, des panarabistes en particulier. Cette alliance a concerné de nombreux domaines de la vie des deux pays : bureaucratie, sport, enseignement, avec notamment l’envoi de contingents d’étudiants saoudiens aux Etats-Unis. La principale dimension de l’alliance était et demeure évidemment militaire. Cette relation de coopération étroite a connu plusieurs crises, dans les années 1970 notamment. Le soutien inconditionnel des Etats-Unis à Israël a conduit la monarchie saoudienne à « fermer » les robinets de pétrole en 1973, conduisant à une crise pétrolière majeure. Cette crise a montré le rôle important que joue l’Arabie saoudite dans l’économie-monde, un rôle d’équilibriste en tant que premier producteur mondial de pétrole qui d’ordinaire essaye de maintenir des prix raisonnables et acceptables. Dans les années 1980 et 1990, l’alliance s’est renforcée. Les Etats-Unis ont notamment protégé les intérêts des pays du Golfe - en même temps que les leurs - en 1990-1991, après l’invasion du Koweït par Saddam Hussein. Pour autant, cette même période a vu les élites saoudiennes commencer à remettre en cause l’alliance exclusive avec les Etats-Unis, jugeant nécessaire de diversifier leurs partenaires et alliés afin de se prémunir de toute surprise. Cela coïncide avec la transformation démographique de l’Arabie saoudite, la construction d’un Etat centralisé assez stable et l’affirmation d’une nouvelle bureaucratie. De plus, le système régional a changé, la menace du panarabisme des années 1960 et 1970 s’est éloignée et l’Arabie saoudite s’estime désormais plus capable de se débrouiller par elle-même. En 1983, elle met ainsi au point le Conseil de Coopération du Golfe, un pacte de coopération avec les autres monarchies de la péninsule arabique pour se prémunir des menaces représentées par l’Irakien Hussein et l’Iranien Khomeiny.

Les attentats du 11 septembre 2001 représentent un événement-césure. L’entente cordiale est mise à mal par les accusations de soutien au terrorisme formulées aux Etats-Unis. Ces derniers exercent aussi une pression sur la monarchie pour qu’elle effectue une certaine ouverture politique. Conscients que les Etats-Unis pourraient les lâcher, les Saoudiens accélèrent leur prospection de nouveaux partenaires. Les destinations d’étudiants, jusque-là largement américaines, se diversifient. D’autres pays occidentaux deviennent pays d’accueil, de même que l’Asie et l’Australie. Il faut signaler ici que l’Arabie saoudite a aussi été extrêmement vexée que les Etats-Unis n’appuient pas le plan de paix proposé par le roi Abdallah pour résoudre le conflit israélo-palestinien. Cela dit, l’alliance militaire et sécuritaire est restée intacte. Les Etats-Unis conservent un quasi-monopole sur les affaires militaires saoudiennes, lesquelles leur sont stratégiques politiquement et économiquement. Le deuxième évènement important dans l’histoire récente des relations américano-saoudiennes est le renversement du régime d’Hosni Moubarak. Le soutien américain à la transition est ressenti comme une trahison à Riyad. Si les Etats-Unis ont lâché, en la personne de Moubarak, leur allié de trente ans, ils peuvent faire de même avec l’Arabie saoudite. En conséquence, celle-ci est intervenue à Bahreïn sans coordination avec les Etats-Unis, elle a soutenu et continu de soutenir la « contre-révolution » en Egypte et elle a développé plus généralement une stratégie autonome dans la région. Sa déception à l’égard de son grand allié s’est encore accrue avec non seulement le refus américain de fournir des armes aux rebelles syriens mais aussi son renoncement à la frappe qui devrait déstabiliser durablement le régime de Damas. Pour exprimer son mécontentement, l’Arabie saoudite a envoyé plusieurs messages inédits. Son ministre des Affaires étrangères, Saoud al-Fayçal, a d’abord refusé de prononcer son discours devant l’Assemblée générale de l’ONU. Puis, l’Arabie saoudite a refusé le siège qui lui était promis au Conseil de Sécurité. Enfin, le prince Bandar Ben Sultan, chef des services de renseignement, a annoncé lors d’une réunion tenue à Djeddah avec des diplomates occidentaux, que son pays envisageait de trouver de nouveaux alliés pour remplacer les Etats-Unis. Mais aucune véritable alternative n’existe à moyen terme.

Il y a donc clairement une détérioration des relations affichées entre l’Arabie saoudite et les Etats-Unis. Néanmoins, pour l’instant cela ne remet pas en cause l’alliance militaire qui s’est traduite durant les dernières années par des achats records d’armes américaines et les échanges de visites de haut niveau, notamment la visite très remarquée du ministre de l’Intérieur saoudien à Washington en février 2014.

En ce qui concerne la politique intérieure saoudienne, la monarchie fait face à une question sociale qui semble de plus en plus sensible. L’emploi des jeunes et la place des femmes dans la société sont par exemple des problématiques importantes. Au moment des soulèvements arabes, plusieurs mesures sociales ont été prises. Mais répondent-elles aux attentes de la société ?

Avant de répondre plus précisément à cette question, il faut bien comprendre l’ampleur des transformations sociales que subit l’Arabie saoudite depuis plusieurs années et des défis que la monarchie doit relever en conséquence. L’un des enjeux cruciaux est la gestion de la démographie. 75 % de la population a moins de 25 ans. L’Arabie saoudite est un pays jeune qui n’a pas encore fait sa transition démographique. C’est aussi un pays très urbanisé et alphabétisé (90 % de la population sait lire et écrire). Les contacts avec l’extérieur, à travers les canaux de l’immigration, des délégations estudiantines à l’étranger (environ 100 000 Saoudiens étudient à l’étranger) et du monde virtuel (la communauté virtuelle saoudienne est la deuxième plus importante du monde arabe après l’Egypte), influencent les mentalités, les comportements et les exigences sociopolitiques. Sans parler de démocratie, la population demande de plus en plus un droit de regard sur la décision. La tendance générale va vers le changement. Dans les vingt prochaines années, la population saoudienne va doubler. Le système régional, auquel l’Arabie saoudite est de plus en plus connectée, est lui-même en transition. Les nouvelles expériences ainsi vécues par la population saoudienne impliquent de nouvelles attentes. Mais il y a un problème important. La rente pétrolière diminue en valeur absolue et per capita. Dans ces conditions, comment l’Etat saoudien peut-il entretenir une population en croissance ? Les attentes populaires de la vie quotidienne concernent le travail, le logement, l’accès aux services et la participation au processus de prise de décision. Or, le chômage est très élevé, supérieur à 25 %, dont 43 % des chômeurs sont diplômés de l’université. L’accès au logement est problématique : seuls 22 % des Saoudiens sont propriétaires. 11 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Les discriminations envers les femmes et les minorités sont institutionnalisées. Et tous ces problèmes sont appelés à s’accentuer.

Dans ce contexte, plusieurs éléments problématiques doivent être pris en compte. Il y a d’abord la question majeure de la diminution de la rente. Il y aussi le problème de la corruption de la famille royale et de l’ensemble du système politique saoudien. Il y a le problème de la défiance des autorités à l’égard de leur propre population. Il y a, enfin, le décalage important, tant quantitativement que qualitativement, entre le système éducatif et les attentes du marché du travail. Preuve par les chiffres, 83 % des employés du secteur privé sont étrangers. L’immigration est utilisée massivement car le système politique déconsidère sa population, devenue oisive à force de profiter sans contrepartie de la rente. La population nationale saoudienne est perçue par les autorités comme incompétente et peu productive tout en ayant un coût élevé et potentiellement des exigences sociopolitiques. Selon les estimations, il y a dans le pays environ 5 millions d’immigrés légaux et presque autant d’illégaux. Pour trouver des débouchés, l’une des solutions envisagées par le régime est de remplacer petit à petit les étrangers par des Saoudiens, la fameuse politique de « saoudisation ». C’est pour l’instant un fiasco. En effet, les travailleurs étrangers sont une aubaine pour les Saoudiens qui profitent de la rente de situation que leur offre le système de sponsoring des étrangers par un sujet national saoudien. Ceux qui détiennent ce marché voient leurs intérêts menacés par la « saoudisation ». L’Etat lance par ailleurs des grands projets d’investissement mais il y a de quoi rester sceptique quant à leur réussite. Leur coût est très élevé pour un retour incertain et surtout ils sont le fait de quelques personnes aux intérêts privés desquels ils répondent en priorité. Le cas de la société saoudienne SABIC (Saudi Basic Industries Corporation) est l’illustration de ces projets menés en fonction d’intérêts privés, en partie étrangers, auxquels est associé un système de corruption, qui au final coûtent cher à l’Etat et profitent peu à la société.

Il n’y a pas de véritable opposition en Arabie saoudite mais pour se prémunir d’une contamination des soulèvements arabes, la monarchie a mis en œuvre une « contre-révolution préventive » qui a pris plusieurs formes. Il y a tout d’abord ce qu’on peut appeler la « riyalpolitik », ou la politique du chéquier. Le roi a promis d’investir 129 milliards de dollars, en allocations chômage, créations d’emploi, logement, augmentation de salaires… Or, force est de constater que ces promesses sont pour la plupart restées veines. Seuls l’establishment religieux et le système de sécurité, qui sont stratégiques pour le régime, en ont bénéficié. Ensuite, le régime a promis des réformes. Mais il n’a pris aucun risque. Il a seulement promis la création d’une institution de lutte anti-corruption et la tenue des élections municipales ajournées depuis 2009, et il a autorisé les femmes à participer aux élections municipales comme électrices et candidates et faire partie du Conseil consultatif, une institution sans autorité réelle qui sert uniquement à coopter et contenter les bureaucrates et la classe moyenne montante. Enfin, la monarchie a mis en œuvre quelques mesures plus coercitives : assignations à résidence, emprisonnements, tirs sur la foule de manifestants. Il a aussi convoqué le discours religieux, son bouclier idéologique, en mobilisant des oulémas qui ont lancé des fatwas individuelles ou collectives dénonçant les manifestations comme antireligieuses. Les voix qui critiquent la doctrine dominante ont été muselées médiatiquement. Il faut savoir à ce sujet que la plupart des médias locaux et panarabes appartiennent aux monarchies du Golfe et n’hésitent pas à censurer. Depuis les soulèvements arabes, une coopération médiatique s’est instituée entre les Etats du Golfe pour éviter l’effet domino.

Se pose enfin la question de la continuité du régime, celui-ci étant une gérontocratie. Pouvez-vous évoquer la question de la succession ?

Cette question de la succession est le problème central de l’Arabie saoudite. Elle est la principale fenêtre d’opportunité par laquelle le changement pourrait s’introduire dans le pays dans les prochaines années. Le mode de succession en Arabie saoudite est adelphique, c’est un mode de succession horizontal dans lequel plusieurs membres d’une même génération se succèdent au pouvoir. On ne passe à la génération suivante qu’après l’épuisement de la génération précédente. Depuis 1953, cinq des fils du roi Abdel Aziz se sont ainsi succédés sur le trône. Ce mode favorise l’instabilité politique car chacun des membres du lignage dominant croit qu’il est le plus à même de diriger le pays. Il essaye de réunir autour de lui une faction constituée de membres de son lignage mais aussi d’une clientèle plus ou moins élargie. Il cherche à rassembler un maximum de ressources afin de conquérir le pouvoir le moment venu. En plus des dysfonctionnements qu’il provoque, ce système engendre souvent des luttes fratricides durant les périodes de succession et surtout les périodes de transition générationnelle. Exemple le plus flagrant, à la fin du XIXe siècle, les frères Saoud se sont livrés une guerre de succession pendant 25 ans (1865-1891). Dans les années 1960, la monarchie a essayé de rationnaliser le système. Afin d’assurer à la famille royale le contrôle des principaux rouages de l’Etat, des princes ont été placés un peu partout. Il s’agissait aussi de prémunir la famille royale des divisions, du moins en théorie. Pour cela, un système de « multidomination » a été mis en place : chaque prince, qu’il soit ministre, gouverneur ou chef d’entreprise, contrôle un fief quasi-autonome, il amasse ainsi des ressources et des clients pour conquérir le pouvoir. Les factions se trouvent renforcées et deviennent l’outil de gouvernance par excellence. Le roi n’est que le primus inter pares, il n’a de pouvoir que s’il s’appuie sur une faction puissante. Depuis les années 1970, la faction la plus puissante est celle des Sudairis, qui est constituée de sept fils du roi Abdel Aziz issus d’une même mère et de leurs fils et clients. Cette faction a commencé à contrôler de larges pans de l’appareil étatique après l’arrivée au pouvoir en 1982 de son chef, le roi Fahd. Face à cela, les autres factions se sont réunies petit à petit autour du prince héritier Abdallah pour maintenir le système de « multidomination » et donc un certain équilibre. Entre 1995 et 2005, alors que la santé du roi Fahd se dégrade, on assiste à un certain statu quo. Depuis la mort du roi et sa succession par Abdallah, l’ordre du jour est à la lutte entre factions. Le roi Abdallah a essayé de limiter le pouvoir des Sudairis en créant en 2006 un conseil d’allégeance ayant pour but d’élire le roi à l’issue d’un vote familial. Ces manœuvres ont plus ou moins échoué et les Sudairis restent très puissants. Il ne fait aucun doute qu’ils finiront par contrôler le pouvoir d’une manière ou d’une autre. Cependant, la faction des Sudairis n’est pas unie et se trouve déstabilisée par l’ambition de ses membres plus jeunes qui ont déjà obtenu des postes de premier rang, tels que Gouverneur de la Province orientale et ministre de l’Intérieur. La question de la succession se pose de plus en plus, le roi a 93 ans, le prince héritier a 79 ans, et tous deux sont très malades. Les luttes restent pour l’instant en coulisses mais elles sont déjà acharnées. Les noms des candidats de la troisième génération, comme Mohammed Ben Nayef, Saoud Ben Nayef, Mohammed Ben Salman ou Mitab Ben Abdallah, sont déjà connus du grand public. Le système de « multidomination » provoque beaucoup de dysfonctionnements et empêche l’entité politique saoudienne de fonctionner dans plusieurs domaines, notamment la diplomatie : les différents prétendants déploient des diplomaties parallèles leur permettant d’obtenir des ressources extérieures qu’ils réinvestissent au profit de leurs ambitions politiques intérieures.

A moyen terme, cette question de la succession est cruciale. L’objectif pour la monarchie est de trouver un candidat de compromis afin de retarder autant que possible l’échéance du changement. En dépend la question de la clientèle royale, de la relation du roi avec sa famille et l’élite, des réformes à conduire, des relations internationales du pays…

Publié le 05/03/2014


Pierre-André Hervé est titulaire d’un master de géographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et d’un master de sécurité internationale de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Il s’intéresse aux problématiques sécuritaires du Moyen-Orient et plus particulièrement de la région kurde.
Auteur d’un mémoire sur « Le Kurdistan irakien, un Etat en gestation ? », il a travaillé au ministère de la Défense puis au Lépac, un laboratoire de recherche en géopolitique associé à ARTE, pour lequel il a notamment préparé une émission « Le Dessous des Cartes » consacrée aux Kurdes d’Irak (avril 2013).


Docteur en histoire et en science politique, Nabil Mouline est chargé de recherche au CNRS. Spécialiste de l’Arabie saoudite et du wahhabisme, il est notamment l’auteur de Les clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie saoudite XVIIIe-XXIe siècles (PUF, 2011) et d’une Histoire de l’Arabie saoudite (Flammarion, à paraître).


 


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