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Mohamed-Ali Adraoui, docteur en sciences politiques de l’IEP de Paris, est chercheur à l’Institut Universitaire Européen ainsi qu’au Middle East Institute de l’Université nationale de Singapour. Ses recherches portent sur l’islam politique et le salafisme auquel il a consacré sa thèse publiée en 2013 sous le titre Du Golfe aux banlieues. Le salafisme mondialisé (Paris, PUF, préface de Gilles Kepel). Il a également contribué aux ouvrages collectifs Qu’est-ce que le Salafisme ? (Paris, PUF 2008) dirigé par Bernard Rougier et Global Salafism (London, Hurst 2009) dirigé par Roel Meijer. En 2015, il a dirigé l’ouvrage collectif Les Islamistes et le monde. Islam politique et relations internationales (Paris, L’Harmattan, préface d’Olivier Roy).
Les chercheurs, surtout s’ils font des sciences sociales, définiront plutôt le salafisme comme une religiosité au sein de l’islam sunnite dont le fondement est que la croyance, la pratique voire le modèle de société doivent être ceux des tous premiers temps de l’islam, ceux de l’époque des Salaf Salih (« Sages Anciens » ou « Vertueux Devanciers »). La norme islamique la meilleure est la plus ancienne. Afin de ne risquer aucune dénaturation ou innovation, les fidèles, à commencer par les clercs chargés de l’interprétation de la religion et de la gestion de biens de salut, doivent constamment chercher à épurer leur foi par un chemin incessant entre leur période et celle de l’origine. En cela, il s’agit de faire revivre voire de restaurer un temps de l’authenticité.
Dès qu’une question morale, cultuelle, sociale voire politique doit être tranchée, cela doit se faire par le retour à l’âge premier, lorsque les musulmans étaient les contemporains du Prophète notamment. C’est pour cette raison qu’en pratique il y a tant de débats. Si tous les salafis (« ceux qui mettent leurs pas dans ceux des Salaf ») sont d’accord sur le raisonnement et la centralité de certaines sources (Coran, Sunna et Athar, exemple des Salaf), les conclusions tirées sont souvent différentes voire opposées, par exemple sur le rôle de l’action politique. Certains s’en méfient, d’autres en font l’élément central de leur prédication. Il y a donc des salafismes aujourd’hui plus qu’un salafisme.
De différents ordres. Au niveau de l’Etat qui a le plus fait ces dernières décennies pour faire émerger puis renforcer les narratifs salafis, à savoir l’Arabie saoudite, il y a eu une crainte puissante de voir la monarchie emportée par les dynamiques révolutionnaires qui se déploient depuis plusieurs années. La réaction doctrinale initiée par les institutions religieuses officielles dans ce pays ont clairement consisté en une solidarité inébranlable avec le régime et la famille royale. S’en prendre aux al-Saoud c’est s’en prendre d’une certaine manière à l’islam car dans cette optique, remettre en cause un pouvoir musulman est une abomination.
Dans le même temps, ce pays a sur le plan extérieur cherché à se positionner dans le jeu politique de certains Etats comme la Tunisie voire l’Egypte en appuyant des mouvements salafis choisissant d’évoluer vers des partis politiques. Ce changement de taille a signifié l’émergence d’un nouvel islam politique, traditionnellement représenté par les Frères musulmans. Aujourd’hui, de nombreux partis dans certains pays musulmans affichent leur salafité afin de faire valoir leurs vues religieuses.
Enfin, les révolutions ont également ouvert l’espace politique dans de nombreuses sociétés, ce qui a profité aux partisans d’une violence transnationale, qu’on appelle « jihadistes » et dont l’agenda est insurrectionnel. La fin de certaines dictatures parallèlement parfois à des phénomènes de résilience voire de restauration autoritaire ont profité aux discours et positionnements les plus violents voyant dans l’activisme politique classique un leurre, légitimant ainsi la violence, parfois la plus exacerbée comme en Syrie.
Aujourd’hui, on dit autant s’intéresser à la question des porosités sociologiques, politiques et idéologiques entre les différentes facettes du salafisme qu’aux phénomènes d’autonomisation. Pendant longtemps, on a par exemple cru que le passage à la radicalité voire la violence jihadiste ne pouvait se faire qu’après une socialisation fondamentaliste. J’ai été le premier à parler d’autonomisation du jihadisme pour décrire la dynamique à la fois idéologique et sociologique selon laquelle il n’est plus nécessaire de passer par le salafisme pour doctrinalement et intellectuellement embrasser le jihadisme. En cela, il y a des éléments de similarité mais aussi surtout des questions d’autonomisation.
Les quiétistes sont aujourd’hui en guerre ouverte contre les jihadistes qu’ils accusent de vouloir excommunier tous les musulmans, à tel point qu’ils intègrent dans la définition de leur salafisme le rejet des idées des groupes comme al-Qaïda ou l’Etat islamique. A cet égard, je dirais qu’il y a davantage une différence de nature que de degré malgré des constructions religieuses communes. On assiste à l’émergence de nouvelles formes de violence qui malgré leur identification proclamée au salafisme représentent à mon avis un changement majeur dans les liens traditionnellement observés entre fondamentalisme et violence. C’est une nouvelle époque.
Dans de nombreux cas, oui. Il faut désormais compter avec ces mouvements dont l’assise sociale et politique est certes due à leur capacité de pourvoir aux besoins de la population sur fond de crise de l’Etat, mais également à la force d’un discours qui passe pour de l’authenticité religieuse. Personne ne peut dire si ce sera nécessairement durable mais pour encore de nombreuses années, on ne peut nier l’importance de ces mouvements, devenus parfois des partis, dans le jeu identitaire et politique au sein de nombreux pays.
Un rapport de plus en plus concurrentiel. La volonté d’exercer initialement le monopole sur le marché religieux n’est pas faite pour unir islamistes et salafistes. Toutefois, là également, les réalités sont plus subtiles. Au niveau macro-politique, on a vu des phénomènes de coopération par exemple pour faire voter une constitution plus ou moins libérale, plus ou moins conservatrice selon les points de vue. Au niveau plus local, parfois les deux offres s’adressent aux mêmes groupes sociaux (jeunesse, classes pauvres, classes moyennes pieuses…), donc il y a là frottement. Sur le plan idéologique, les salafistes mettent sous pression les islamistes qui recherchent aussi bien à passer pour des modernes au point de vue politique que de véritables défenseurs de l’islam sur un plan culturel, religieux, identitaire voire juridique. Les salafistes poussent les islamistes à se positionner sur des questions claires (mœurs, droit…) tout en leur permettant de passer pour des acteurs plus modérés car pouvant toujours dire qu’ils représentent un juste milieu entre salafistes et laïques coupés du reste de la population. S’il y a là clairement une part de stratégie, il y a aussi une dialectique Etat/société/mouvements religieux où chaque élément joue à plein pour expliquer le contexte actuel et à venir. Rached Ghannouchi, lorsqu’il affirme que l’islam politique est dépassé, semble prêter l’oreille à des évolutions sociodémographiques profondes en vertu desquelles l’idéologie n’est plus nécessairement ce qui va orienter l’action politique alors que certains salafistes, même s’ils ont fait du chemin, portent encore l’idée d’un grand dessein religieux à même de redéfinir l’ensemble de l’appareil de l’Etat et du corps social.
Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
Recension de l’ouvrage de Roel Meijer (ed.), Global Salafism : Islam’s New Religious Movement
Salafisme (1) : Origines et évolutions doctrinales
Salafisme (2) : manifestations et classifications contemporaines
Salafisme (3) : le cas tunisien
Théo Blanc
Théo Blanc est actuellement étudiant du master Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble sous la supervision de Jean Marcou. Il s’intéresse en particulier aux questions de salafisme, d’islam politique et de jihadisme.
Mohamed-Ali Adraoui
Mohamed-Ali Adraoui, docteur en sciences politiques de l’IEP de Paris, est chercheur à l’Institut Universitaire Européen ainsi qu’au Middle East Institute de l’Université nationale de Singapour. Ses recherches portent sur l’islam politique et le salafisme auquel il a consacré sa thèse publiée en 2013 sous le titre Du Golfe aux banlieues. Le salafisme mondialisé (Paris, PUF, préface de Gilles Kepel). Il a également contribué aux ouvrages collectifs Qu’est-ce que le Salafisme ? (Paris, PUF 2008) dirigé par Bernard Rougier et Global Salafism (London, Hurst 2009) dirigé par Roel Meijer. En 2015, il a dirigé l’ouvrage collectif Les Islamistes et le monde. Islam politique et relations internationales (Paris, L’Harmattan, préface d’Olivier Roy).
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