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Entretien avec Michel Makinsky - Délégation française en Iran : décryptage

Par Michel Makinsky
Publié le 26/02/2014 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 29 minutes

Michel Makinsky

En quoi l’élection de Hassan Rohani a-t-elle permis un dégel des relations, notamment sur le nucléaire, avec l’Occident ?

Mettre fin aux sanctions - condition incontournable pour le rétablissement de l’économie, donc de la situation du peuple iranien gravement éprouvé par l’inflation et le chômage - figurait en tête des priorités du candidat Rohani. La dangereuse impasse qui a régné jusqu’à l’élection du président Rohani n’était plus supportable au sens strict du terme. Au-delà de toute aspiration de relations apaisées avec le monde extérieur, Téhéran n’a plus le choix que de négocier avec les grandes puissances, car tout simplement les caisses sont vides. Le cumul des sanctions et de la gestion calamiteuse de l’économie par la présidence Ahmadinejad a mis le pays à genoux. Les apparences superficielles sont trompeuses. Dans le pays, le royaume de la débrouille fait des miracles. Des nouveaux-riches, favoris du régime, non seulement bravent les sanctions mais font fortune grâce à elles. Dans certains quartiers s’affichent impunément de spectaculaires véhicules étrangers que fort peu d’européens même bien lotis peuvent s’offrir. Moins luxueux, des produits importés sont pourtant facilement disponibles dans de multiples commerces. Mais cet arbre cache une forêt moins glorieuse. La crise économique qui sévit depuis plusieurs années a produit des ravages en profondeur. Aux classes moyennes qui ont vu fondre leurs revenus et leur statut, la liste des victimes ajoute depuis ces dernières années les catégories modestes de la population. Le chômage (avoué autour de 12% mais en réalité massif dans les couches les plus jeunes : environ 26%) et surtout une inflation qui culminait en moyenne autour de 40% (avec des pics de 50 à 70% pour des biens de première nécessité comme la nourriture), ont causé des ravages sans précédent. La panique très clairement perceptible dans les divers niveaux de décisionnaires depuis l’effondrement de la monnaie à l’automne 2012 ne laisse plus de place à d’autres options que la négociation.

Le régime, Guide en tête, est condamné à « l’héroïque flexibilité », version actuelle du « poison amer du calice » que Khomeini dut boire en acceptant un cessez-le-feu avec l’Irak quand Rezaie l’avertit de ce que l’armée iranienne allait s’effondrer.

Cette élection inaugure un clair changement de cap, et avec lui un changement d’équipes. A l’inflexible Jalili, dont la raideur dogmatique empêchait tout dialogue succède le très expérimenté Zarif, fin connaisseur de la diplomatie et des décisionnaires de Washington (son expérience à la délégation iranienne à l’Onu lui a permis d’utiles contacts, outre le fait qu’il parle anglais). Il a attiré autour de lui un groupe de diplomates, analystes (dénommé familièrement le « groupe de New-York ») qui constitue le cœur de cette « task force » qui est au centre des négociations. Aux 5+1 (5 membres permanents du Conseil de Sécurité + l’Allemagne) se présentent enfin des interlocuteurs professionnels, qui vont se comporter comme tels. Le président Rohani a obtenu du Guide de piloter ces négociations avec son ministre des Affaires étrangères sans que d’autres structures n’interfèrent dans le processus, sauf quand elles sont consultées. M. Salehi, ministre des Affaires étrangères sous Ahmadinejad, qui n’avait pas démérité malgré son ombrageux président, est placé à la tête de l’Organisation Nucléaire de l’Iran. Il travaillera en bonne intelligence avec Rohani. Au-delà du changement de ton, avec l’abandon de l’inutile agressivité passée, c’est une approche complètement nouvelle des négociations nucléaires chez les Iraniens qui s’est déclarée à l’occasion des rencontres à New York, en marge de l’Assemblée Générale des Nations unies, à l’automne 2013. Le nouveau professionnalisme iranien s’est révélé à la fois dans un exposé clair des positions, lignes, mais aussi dans l’inauguration d’un processus sophistiqué pour le déroulement des négociations. Ayant pris la mesure de la très grande complexité de ces dernières (depuis les questions techniques sur le nucléaire jusqu’aux mécanismes juridiques et financiers des sanctions), les nouvelles équipes iraniennes se sont d’une part très soigneusement préparées à chaque étape de ces conversations, mais ont surtout adopté avec leurs interlocuteurs une méthode de travail rigoureuse impliquant un séquençage minutieux des échanges, avec des niveaux hiérarchiques calibrés (depuis l’échelon n°1 Ashton/Kerry/Zarif jusqu’aux experts techniques, en passant par les adjoints, vice-ministres, etc) avec des alternances entre séances plénières, rencontres bilatérales au sein d’un même round. Les échelons supérieurs étant appelés à trancher les difficultés politiques ou avaliser les acquis. Entretemps, les consultations informelles se poursuivent sans discontinuer. En sus, tout en préservant la nécessaire confidentialité des échanges, Zarif pratique une communication « parallèle » en s’exprimant sur des réseaux sociaux (Twitter, Facebook…), à l’instar du président, alors même qu’ils sont interdits au commun des mortels, ce qui n’empêche pas le Guide d’y recourir aussi… Les organes de censure sont pour le moins embarrassés.

Ceci n’a été rendu possible, évidemment, qu’en raison de l’axe de confiance et d’autorité entre Rohani et le Guide dont l’appui a été confirmé à plusieurs reprises chaque fois que nécessaire. Un des canaux privilégiés de cet axe étant Ali Velayati, le Conseiller diplomatique du Guide, (dont on se souvient de la précieuse intervention télévisée contre Jalili, clair signal de la préférence de Khamenei pour Rohani). Nommé depuis à la tête du Center For Strategic Research (think tank du Conseil du Discernement), succédant au président Rohani à ce poste, il est un des garants de la ligne retenue. Ce qui témoigne, au passage, de la convergence retrouvée entre Khamenei et Hashemi Rafsandjani, faux « perdant » des présidentielles, et dont l’ancien bras-droit a été élu président. Un autre axe, décisif, est l’étroite coordination entre le président et son gouvernement avec le Parlement et son président Ali Larijani. Une concertation non dénuée de nuages du fait que le Majlis est composé très majoritairement de conservateurs et abrite même quelques ultras perturbateurs, mais aussi qu’il est fermement décidé à faire entendre sa voix, contrôler, voire critiquer le gouvernement, n’acceptant plus d’être piétiné comme ce fut le cas sous Ahmadinejad. Mais Larijani et Rohani veillent au maintien d’un consensus dans cet axe.

Cette ligne s’accompagne naturellement de la recherche affichée d’une normalisation avec les occidentaux, Américains compris. La tendance générale affichée dès sa campagne par le nouveau président est : modération et restauration du pays. Outre le dossier nucléaire, d’autres signaux sont lancés au niveau régional, le président et son entourage ayant clairement compris l’urgence d’une diminution de la tension (en particulier avec Riyad) éminemment dangereuse pour l’Iran. Particulièrement notable est la constitution d’un cabinet de vice-présidents et conseillers, et d’un gouvernement constitué de ministres (qui se sont longuement préparés) et qui se présentent comme des professionnels. Il est hautement significatif que plusieurs d’entre eux soient diplômés d’universités américaines. Le vice-président Nahavandian, qui dispose de contacts étroits en Amérique (on le dit titulaire de la fameuse Green Card), a occupé d’abord la présidence de la Chambre de Commerce d’Iran. L’option libérale du programme économique, avec un plaidoyer pour l’ouverture aux investissements étrangers, pour les privatisations, sont des orientations de nature à favoriser un retour à de meilleures relations bilatérales. Les grands groupes américains ne s’y sont pas trompés en « montant à l’assaut » des dirigeants politiques et économiques iraniens.

Barack Obama a très tôt compris qu’une fenêtre s’est ouverte avec l’élection de Rohani et dès celle-ci, des contacts discrets sont lancés pour « préparer l’avenir », notamment avec le concours de la monarchie Omanaise. A Washington comme à Téhéran, une prise de conscience s’opère de l’absolue nécessité d’envisager à horizon, certes inconnu, une reprise des relations directes dont l’absence pèse lourdement. Des obstacles politiques sérieux contrarient encore ce rapprochement inéluctable que d’aucuns (des deux côtés) s’emploient à torpiller. Le passif historique est présent dans les mémoires. Aussi, l’extrême sensibilité du dossier (la méfiance viscérale de Khamenei à l’endroit de Washington ne se dément pas, entretenue par la poursuite d’une politique d’étranglement de l’Iran par sanctions et pressions financières américaines imposées par les lobbys conservateurs à l’œuvre au Congrès).On a vu que le coup de téléphone entre Obama et Rohani avait suscité de fortes contrariétés chez les ultras iraniens, et un agacement non dissimulé du Guide.
Obama est obligé de lutter pied à pied contre les poussées des élus qui cherchent maladivement à ajouter des sanctions supposées bloquer le nucléaire iranien au risque de « tuer » tout compromis. Les pressions extrêmes exercées par Nétanyahu et ses relais atteignent un niveau paroxysmique au point de desservir la cause défendue qui va perdre fortement de sa crédibilité dans la période récente. Tout sera tenté par lui en direction des 5+1 pour les persuader de refuser une « capitulation suicidaire ». A l’occasion du round du 8/10 novembre 2013 qui s’est conclu par un blocage, on a vu que certains pays, dont la France, n’étaient pas imperméables à ces pressions.

En bref, un président soucieux de normalisation avec les occidentaux, doté d’une politique enfin visible, et disposant d’un soutien régulièrement renouvelé du Guide, sans oublier d’une légitimité populaire (son élection reflète le vœu de la population), a créé les conditions d’une nouvelle politique d’autant plus crédible que, d’une part elle est pour la première fois depuis longtemps cohérente et surtout se traduit vite en actes concrets. Autres facteurs importants à prendre en compte : Rohani a clairement en vue la « dépasdaranisation » de l’économie et du pouvoir, comme il l’a signifié dans son discours du 16 septembre 2013 devant la haute hiérarchie des pasdarans. Les Gardiens sont devenus trop encombrants, y compris pour Ali Khamenei, et, fait nouveau, le Guide a donné son aval à la réduction de l’emprise des pasdarans sur la vie économique et politique du pays dans un discours du 17 septembre devant le même auditoire. Un tournant majeur.

Un accord provisoire sur le nucléaire a été signé le 24 novembre 2013. En quoi consiste-t-il ?

Ce curieux texte signé in extremis le 24 novembre 2013 aurait pu ne pas voir le jour. On se rappelle le « round avorté » qui a pris fin le 10 novembre. La France (sans doute aussi animée du désir de ménager Israël et Riyad, mais surtout de ne pas être considérée comme simple témoin d’un compromis préempté par Washington et Téhéran, et voulant aussi laver l’humiliation subie lors de l’abandon de l’option des « frappes punitives » contre Damas), avait beaucoup contribué à ce blocage, considérant d’une part que les problèmes posés par le réacteur au plutonium d’Arak étaient insuffisamment pris en compte dans le projet d’accord, et également inquiète des demandes répétées de l’Iran de reconnaissance préalable de son « droit inaliénable » à l’enrichissement. La question d’Arak en réalité était en discussion à l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique (AIEA) et le calendrier était moins urgent vu l’avancement des travaux et aussi du fait que l’Iran ne dispose pas des installations de traitement. Mais, sensible aux sirènes israéliennes, Paris craignait que le site ne puisse plus être détruit. Or, dès le 11 novembre, un accord préliminaire est conclu entre Téhéran et l’Agence sur le principe de visites de cette installation. Beaucoup de bruit pour rien ?
La question de la reconnaissance du droit « inaliénable », plus délicate en apparence, s’est avérée en réalité contournable. Le 17 novembre, peu avant le début du second round, Zarif lève le blocage en déclarant que ce droit faisant partie intégrante du TNP, dont l’Iran est signataire (une lecture sans doute un peu spécieuse), il n’est pas besoin d’en faire un objet de négociation. Dès lors un compromis est accessible. Il sera obtenu à l’arraché le 24 novembre, un résultat qui était loin d’être acquis. On peut penser que le « feu vert » du Guide était essentiel.

C’est un bien curieux document qui est publié sur le site de Catherine Ashton (Union Européenne) alors même que Washington a d’abord diffusé de son côté une « Fact Sheet » donnant sa lecture du compromis [1] . Une position que dénoncera vigoureusement Téhéran en soulignant les divergences qu’il comporte par rapport au compromis officiellement convenu. Le texte de référence se dénomme « Joint Plan of Action » (JPA) [2]. Bizarrement, il ne se présente pas comme revêtu de noms de signataires l’ayant approuvé. Sa nature est mystérieuse. S’il est bien considéré comme document de référence accepté par les parties, sa portée est incertaine. Pourquoi cet anonymat ? Il semble que ce qui est présenté comme une feuille de route ne pouvait pour les Iraniens prendre la forme d’un texte signé par plusieurs Etats et donc revêtir le statut de traité international. En ce cas, il aurait dû faire l’objet d’une ratification au parlement (Majlis), vote dont l’issue était incertaine, au vu de l’extrême minceur des allègements - symboliques - accordés à l’Iran en contrepartie des concessions très importantes consenties par Téhéran. L’approbation n’était pas évidente, et en tout cas un délai substantiel était à prévoir, insupportable pour les dirigeants iraniens impatients de récupérer quelques devises tant attendues et voulant éviter de surcroît une crise politique interne.

En échange d’une imposante série de « mesures de confiance » sur son programme nucléaire que nous ne détaillerons pas ici (gel de l’enrichissement à 20%, limitation du programme de centrifugeuses, droit limité à l’utilisation d’uranium faiblement enrichi ne dépassant pas 5%, restrictions sur le réacteur d’Arak, ouverture d’inspections extensives de l’AIEA, etc…) l’Iran obtient quelques très modestes allègements aux sanctions, transitoires, réversibles (ils peuvent être annulés), sectoriels. Le JPA est donc provisoire (il dure 6 mois) et peut être renouvelé une fois pour une autre période de 6 mois. Ce laps de temps est consacré à la conclusion d’un accord final qui doit inclure la levée de toutes les sanctions. Tâche imposante tant les chapitres de ce dossier sont nombreux et compliqués ; à titre d’exemple, le « détricotage » des sanctions est on ne peut plus épineux. Si amender ou abroger un Règlement communautaire est assez simple et rapide, en revanche, toucher aux textes américains pose de redoutables problèmes. Certes, le président Obama dispose d’une autorité sur les Executive Orders qu’il a émis, en revanche, les textes législatifs émanant du Congrès ne peuvent être amendés ou abrogés que par un vote de ce dernier. Or, comme les élus (républicains et démocrates) ne cessent, sous l’influence des lobbys pro Netanyahu (dont le fameux AIPAC), de s’opposer à tout compromis et de proposer de nouvelles sanctions, la liberté de manœuvre de la Maison-Blanche est réduite. A noter : si le JPA et le Règlement Communautaire incluent une clause de reconduction possible sur accord des parties, les Américains sont restés silencieux à ce sujet. Obama est sans doute pressé d’en finir, de peur de subir d’incontrôlables pressions au Congrès à l’occasion des mid-term élections. On devine que les Iraniens sont tout aussi pressés, à la recherche de toute urgence de devises étrangères pour faire face à leurs besoins. Le défi est rude car le chantier des négociateurs est vaste.

Le texte du JPA a posé immédiatement d’épineuses difficultés d’interprétation liées à l’obscurité des dispositions mais aussi à l’absence de précisions essentielles sur plusieurs d’entre elles. Le caractère hâtif de sa rédaction suffit-il à expliquer ces incertitudes ? Il se présente sous l’aspect d’une double liste d’obligations, apparemment parallèles : d’une part des mesures de confiance nucléaire exigées de Téhéran ; d’autre part des allègements consentis. Il se termine par un développement consacré au but à atteindre à l’expiration des 6 mois, l’accord final dans le cadre duquel Téhéran accepterait de faire ratifier par le Parlement le Protocole Additionnel au TNP qui ouvre à l’Agence de très larges facilités supplémentaires d’inspections, et ce, en vue de l’abolition complète des sanctions.

Le JPA prévoit plusieurs types d’allègements, assortis de conditions spécifiques :

i) un déblocage d’une fraction très limitée (elle sera chiffrée à $ 4,2mds) des montant en devises tirées des exportations pétrolières, gelés dans des banques étrangères. Un canal financier ad hoc doit être établi pour en permettre le rapatriement. Ce montant est minuscule par rapport aux quelque $ 80 à 100 mds qui sont détenus dans ces banques.

ii) sont aussi levées les restrictions aux exportations « humanitaires ». Sous cet étrange vocable, sont comprises aussi bien des exportations de nourriture que de produits agricoles dont les très profitables ventes de grains par Cargill, de médicaments, dispositifs et appareils médicaux….Un canal financier dédié est aussi prévu.

iii) symboliquement des allègements sont concédés pour permettre le paiement de frais de scolarité d’étudiants iraniens à l’étranger.

iiii) des allègements sectoriels.
Ainsi, les exportations de biens et services à destination du secteur automobile iranien ne sont plus sanctionnées. Les prestations de transport et d’assurance correspondantes sont elles aussi autorisées. L’industrie française devrait s’en réjouir, car la suppression de ces sanctions avait été âprement demandée. Mais l’absence de précision sur les circuits financiers rend cette ouverture inopérante. La levée des sanctions porte aussi sur des « services financiers » sans que l’on sache ce que ceci signifie.
Les exportations iraniennes de produits pétrochimiques sont pareillement rétablies, mais là aussi les circuits financiers autorisés ne sont pas indiqués.
Les échanges (exportations et importations) d’or et de métaux précieux sont aussi libéralisés.

Enfin, au nom d’une contribution à la sécurité de l’aviation civile iranienne, la fourniture de pièces détachées et de services associés est autorisée, des licences d’exportation seront décernées. Là encore, les canaux financiers restent à préciser.

iiiii) exportations de pétrole
Les 6 pays qui importent encore du pétrole iranien pourront encore le faire dans la limite des plafonds déjà autorisés.
Les précisions attendues sur les canaux financiers n’interviendront qu’ultérieurement et progressivement.

Une querelle interviendra cependant rapidement entre Iraniens et les 5+1 (les Américains suivis par leurs partenaires). Alors que le JPA se contente de décliner les obligations réciproques, Washington et ses partenaires imposent à Téhéran de débuter unilatéralement ses mesures de confiance, les allègements ne pouvant rentrer en application que lorsque l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique aura constaté que l’Iran a commencé significativement à appliquer ces mesures. Une crise s’ouvre, et la rupture n’est pas loin. Les négociations s’interrompent à la veille de Noël et reprennent en début janvier 2014. L’Iran est piégé et chacun voit que l’entrée en vigueur du JPA suppose aussi que d’importants points soient réglés.

On observe dès la publication du JPA un accroissement visible de l’intérêt des entreprises étrangères qui entrevoient la perspective, même lointaine, d’un retour sur le marché iranien. Ceci inquiète visiblement Washington qui craint à juste titre une réaction vigoureuse du Congrès, poussé par les lobbys pro-israéliens et néoconservateurs qui veulent à tout prix adopter de nouveaux textes de sanctions destinées à parfaire l’étranglement financier de l’Iran, au risque (et plus probablement avec l’espoir) de torpiller les négociations. Une partie de bras de fer est engagée entre la Maison Blanche et les parlementaires pour persuader ces derniers de ne pas « tuer » la voie diplomatique. Ils finiront, divisés, par accepter (ou faire semblant) une pause, mais l’Exécutif est obligé de leur donner des gages. Ils consistent largement à limiter au minimum l’application du JPA, et même de « compléter » les sanctions existantes au mépris des engagements pris. Devant l’irritation iranienne, John Kerry est obligé de convaincre Zarif que lui aussi doit ménager ses « durs » du Congrès. Mais une autre dimension prend de l’ampleur. De plus en plus clairement, Washington entend que les ouvertures prévues du marché iranien ne profitent qu’aux seules entreprises américaines, les sanctions et pressions étant un outil protectionniste pour éliminer la concurrence étrangère. Ceci est apparu dans les déclarations menaçantes de David Cohen, en charge des sanctions au Trésor, qui a averti clairement : les sanctions demeurent, le marché iranien n’est pas ouvert, et les banques étrangères devront choisir entre l’Iran et le marché américain. Le message est limpide : http://online.wsj.com/news/articles/SB40001424052702303497804579240710793962446

Le 12 janvier 2014, Téhéran et les 5+1 décident que le JPA entre en vigueur le 20 janvier si l’AIEA peut rapporter et confirmer que l’Iran est en marche. Le 20 janvier au matin, cet aval est donné par l’Agence, et le même jour le Département d’Etat publie un texte (Fact Sheet) fort complexe [3] assorti d’un Guide d’interprétation (Guidance) [4], tandis que l’Union européenne publie son propre règlement, nettement plus simple, le régime des sanctions Communautaires étant construit sur un mécanisme juridique plus facile à traiter (Décisions du Conseil des Ministres de l’Union rendues applicables dans les Etats-Membres par voie de Règlements) [5].

Ces documents américains confirment ces allègements et, ce qui est nouveau, indiquent que des canaux financiers seront mis en place pour les allègements sectoriels, condition absolument nécessaire à leur mise en oeuvre. Pour l’ensemble des allègements, des canaux spécifiques sont prévus, sachant qu’en outre, pour les exportations « humanitaires », la possibilité de recourir aux canaux financiers déjà autorisés demeurera également ouverte.
La désignation de banques dédiées doit en découler, circuit dont la mise en place est complexe, sachant que Téhéran a proposé pour sa part une série de banques iraniennes non sanctionnées (on parle des banques : Saman, Parsian, Karafarin, Keshavarzi, Pasargad, Maskan et Middle East Bank). Une banque suisse, la Banque de Commerce et de Placement (BCP) a reçu en début février le premier versement de $55Omillions (sur le total de $2,4mds). Le nom de Heritage Bank avait été évoqué par certaines sources comme autre établissement considéré comme acceptable par les Américains. Il semblerait par ailleurs que la Banque du Japon ait procédé à un paiement d’importations de pétrole iranien. Cette situation est éminemment évolutive.

La Fact Sheet indique le calendrier de libération des $4,2mds par tranches successives, débutant le 1er février par un premier versement de $ 550 millions, le dernier montant étant prévu le 20 juillet (fin de l’accord) et soumis à la validation préalable par l’AIEA du respect par l’Iran des engagements souscrits. En principe, il était question que ces tranches soient dédiées au paiement par Téhéran des importations « humanitaires ». Dans ce même texte, une annexe désigne les entreprises iraniennes autorisées à exporter des produits pétrochimiques. Ce document américain renvoie pour d’autres précisions à des guides (« guidances ») aussi détaillés que d’interprétation délicate (voir ci-dessus).

De nombreuses interrogations subsistaient sur ces circuits financiers à la veille de la visite des entreprises françaises en Iran ; elles sont loin d’avoir disparu. Des questions très délicates demeurent quant à l’imputation des fonds libérés et quant au « partage » de leur utilisation. La place spécifique des 6 pays importateurs de pétrole iranien dans ces circuits financiers est un des multiples sujets d’ajustements à organiser, tout comme le rôle éventuel de banques européennes. Un très sérieux problème, non traité dans le JPA, reste entier. Les entreprises étrangères qui veulent exporter vers l’Iran des biens ou services non sanctionnés, et qui obtiennent l’autorisation des autorités nationales (en France le Trésor), ne peuvent procéder à leurs exportations car les banques étrangères refusent d’effectuer les transactions financières correspondantes, craignant des représailles américaines (blacklistage, perte d’accès au marché américain, perte d’accès au dollar). Seules de petites banques locales sans établissement outre-Atlantique ni intérêt aux Etats-Unis peuvent oser réaliser des transactions avec l’Iran.
Nous n’aborderons pas ici les réserves des conservateurs iraniens à l’encontre de ce compromis, qui ont donné lieu à un véritable déchaînement notamment d’ultras au Parlement, ce qui a contraint Rohani à demander au Guide de faire mettre un terme à ces obstructions.

Profitant de ce dégel sur le nucléaire et de la levée partielle des sanctions économiques qui en a découlé, des chefs d’entreprises français emmenés par le Medef se sont rendus en Iran début février. Vous même avez fait partie de cette délégation. Par qui cette initiative a-t-elle été prise ? Quel a été l’objectif de cette délégation ?

Cette initiative résulte de la conjonction de plusieurs facteurs :

La perspective, ou du moins l’espoir d’une levée des sanctions qui pour la première fois comporte un horizon doté d’une certaine visibilité, c’est-à-dire à l’issue de l’accord transitoire entre les 5+1 (5 membres permanents du Conseil de Sécurité + l’Allemagne). Ce vent d’optimisme a connu un dynamisme renouvelé dès l’annonce le 12 janvier que cet accord transitoire entrerait en vigueur le 20 janvier, et prendrait fin le 20 juillet (sauf prorogation), créant un appel d’air.

Le succès d’une précédente délégation d’industriels du secteur automobile (constructeurs et équipementiers) sous l’égide de la FIEV (Fédération des Industries d’Equipements de Véhicules), qui s’est rendue à Téhéran du 30 novembre au 3 décembre 2013 à l’occasion du Forum International de l’Automobile. A cette occasion, il est apparu clairement, au vu de l’accueil très favorable aussi bien des autorités iraniennes (en particulier de M. Nematzadeh, ministre de l’Industrie), que des partenaires industriels rencontrés, qu’il y avait un souhait manifeste de la part de l’Iran de nouer ou renouer une coopération avec l’industrie française. Ces réactions ont montré que la démarche sectorielle pouvait largement être élargie à tous les autres.
Une inquiétude grandissante quant aux conséquences extrêmement dommageables pour la France d’une présence insuffisante des entreprises françaises, jusqu’à présent peu encouragées par les plus hauts responsables de notre diplomatie à développer des transactions ou investissements en Iran. Or, dans le même temps, depuis l’élection de Hassan Rohani, les délégations politiques de tous les pays se succèdent en Iran pour tenter de séduire les autorités iraniennes sur la relance des relations économiques tandis que des représentants d’entreprises notamment européennes (Allemagne, Italie, Grande-Bretagne, pays scandinaves, Belgique, etc) ont très activement démarché leurs clients potentiels sans complexe avec l’appui visible de leurs gouvernements. Les asiatiques (Coréens, Chinois, Indiens, Japonais, Indonésiens, Pakistanais, etc) ne sont pas en reste.

Cette tendance a conduit à une inquiétude croissante dans notre pays sachant que les Français ont constaté dès l’été 2013 que les sanctions sectorielles (Executive Order du 3 juin 2013) supposées viser le secteur automobile iranien, frappent en réalité les entreprises françaises car la France est le principal acteur étranger de ce secteur en Iran. Le comble a été atteint lorsqu’il est apparu que leurs concurrents américains, abrités par les sanctions, étaient en train d’investir le marché iranien en en expulsant leurs rivaux. La campagne de Presse de General Motors sur le thème « We are back » qui s’est étalée des mois durant dans de pleines pages de la presse iranienne, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Pire encore, des signes clairs d’approches d’entreprises américaines vers des partenaires habituels des Français en vue d’évincer ces derniers ont confirmé qu’il était urgent de se manifester malgré les réticences du Quai d’Orsay. Il faut souligner, par contraste, l’excellence de la traditionnelle coopération des services du Trésor du ministère de l’Economie qui ont en charge la gestion des dossiers d’autorisation de transactions avec l’étranger dans le contexte des sanctions.

De façon inattendue, la nervosité américaine face aux espérances commerciales des entreprises étrangères depuis l’élection du président Rohani, et qui connaît une intensité croissante à l’issue de la conclusion de l’Accord transitoire du 24 novembre, a atteint un niveau inégalé qui a peut-être fini par produire un effet inverse de celui escompté, notamment au vu du double-discours (sanctions et conquête du marché par les entreprises américaines). Les pressions exercées sur les entreprises et les banques (terrifiées par les risques de représailles) se sont accrues jusqu’à la veille de la mission, alimentées par la perspective d’une délégation beaucoup plus importante (plus de 110 entreprises) qu’initialement envisagé. En effet, au cours de l’automne, puis dans les mois qui suivent, les déclarations et attitudes des dirigeants politiques français avaient suscité un mécontentement croissant dans plusieurs milieux iraniens. Hommes politiques, responsables ministériels, mais aussi parfois entrepreneurs publics et privés, ne cachent plus leur incompréhension, qui se transforme progressivement en exaspération. La culture iranienne d’un secteur public massivement dominateur, avec ses entreprises nationales ou contrôlées par des entités para-publiques, conçoit difficilement que les entreprises françaises ne soient pas les porte-voix ou défenseurs des intérêts du gouvernement. Il est vrai que l’omniprésence de l’Enarchie dans les conseils d’administration ou dans des postes de direction de maints groupes français, pour ne pas parler du « cordon ombilical » qui instinctivement lie bien des entreprises aux cabinets ministériels dont elles sollicitent l’appui tout en pestant officiellement contre l’omniprésence de l’Etat, contribue à entretenir cette vision chez les Iraniens. En bref, dans les semaines précédant la visite des entreprises françaises, le paysage n’est pas très ensoleillé : les échos sur un désagréable « french bashing » dans de nombreux cercles se multiplient. La délégation s’achemine vers un effectif modeste (une quarantaine de personnes), qui sera sans doute accueillies fraîchement, probablement dans des locaux médiocres, et surtout par des interlocuteurs de niveau subalterne. Il faut s’attendre à entendre des propos peu amènes.

Or, au cours de ce mois de janvier, une dynamique inattendue se déclenche, s’accélère et une masse impressionnante de responsables d’entreprises décide, parfois tardivement, de s’inscrire ; dans les derniers jours précédant le départ, alors que plus de 100 responsables ont rejoint la délégation, le petit déplacement se transforme en un événement important. Dans un laps de temps brévissime, tout change d’échelle, les autorités iraniennes ont réalisé que la présence de la plus importante délégation commerciale étrangère qu’ait connu l’Iran depuis des lustres est une étape majeure, qui à défaut d’être « historique », est lourde de sens. Dès lors, très probablement selon des instructions provenant d’échelons proches du sommet de l’Etat, un dispositif de toute autre ampleur se met en place. Les Iraniens ont compris que les entreprises françaises adressent un signal fort à Téhéran. Le message véhiculé par la délégation est toutefois sans ambiguïté. Le risque était grand de tomber dans plusieurs pièges : faire comme si les sanctions n’existaient pas ou plus, ce qui était contraire à la réalité, se laisser bercer par des sirènes iraniennes, mais aussi, plus dangereux encore, s’exposer à de très graves représailles, pressions et sanctions américaines. Egalement périlleux, le piège consistant à céder à la tentation de critiquer le gouvernement français, quitte à mettre les autorités françaises et les entreprises en porte-à-faux.

Devant la mobilisation croissante des acteurs économiques, l’agacement de Washington s’amplifie. Le vendredi 31 janvier, un certain nombre de dirigeants d’entreprises ont été « invités » à l’Ambassade des Etats-Unis pour entendre les mises en garde du sous-secrétaire d’Etat au State Department Peter Harell à ne pas dépasser des « lignes rouges ». Des démarches analogues ont été simultanément dans d’autres capitales, y compris à Ankara par David Cohen, sous-secrétaire d’Etat au Trésor. Ces gestes lourds ont été probablement aux yeux de beaucoup, pas seulement en France, mais aussi en Europe, comme le « coup » de trop. A trop vouloir peser, Washington, dont les appétits commerciaux en Iran s’étalent partout (à New York, à Davos, en Iran et ailleurs), a fini par énerver les plus frileux. Au moment où la délégation s’embarque, le Secrétaire d’Etat John Kerry appelle Laurent Fabius pour lui faire part de son mécontentement devant cette visite qu’il considère comme « inappropriée », alors que Wendy Sherman, au Congrès, fait savoir son hostilité à l’égard des sociétés étrangères qui devraient ne pas oublier les sanctions.

Pour contourner cette difficulté, les entreprises françaises adoptent une ligne, communiquée à tous (autorités françaises, américaines, iraniennes, partenaires ou éventuels clients iraniens), qu’elles conserveront sans défaillir. Le message véhiculé est simple : les entreprises respectent scrupuleusement les sanctions et n’ont pas l’intention de les violer. Elles ne viennent pas pour signer des « contrats du siècle » ou conclure des affaires mirobolantes ; elles veulent prendre la température du pays, examiner aussi ses perspectives. Elles veulent manifester solennellement (d’où la taille de la délégation) aux Iraniens qu’elles ne l’ont pas abandonné malgré les sanctions, d’autant que les liens multiples, notamment d’amitié, entre les deux nations sont anciens et que la France entend les raviver au-delà des seuls objectifs commerciaux. Il s’agit de réconforter les relations existantes pour les sociétés déjà présentes, et d’en ouvrir pour celles qui découvrent ce marché. L’objectif annoncé est de se positionner dans une relation de coopération à long terme, de partenariat dans un esprit « gagnant gagnant », se voulant une contribution au développement économique de l’Iran et s’inscrivant dans les priorités définies par lui. C’est un pari sur l’avenir de la République Islamique riche de plus de 75 millions d’habitants (largement éduqués), de ressources multiples considérables, représentant un marché qu’on ne peut négliger. Tout au long de son séjour, la délégation ne se départira pas de ce langage, évitant notamment les discussions politiques et les sollicitations des media très présents. Cette cohérence a contribué à éviter divers malentendus sur place et a prévenu les risques de contradictions franco-françaises qui auraient inutilement mis le gouvernement français dans une position guère tenable. Cette ligne a permis à celui-ci de répondre sereinement à la mauvaise humeur de Washington rendue malhabile. Pierre Moscovici, ministre de l’Economie, a pu ainsi prendre la défense de la délégation en s’appuyant sur cette position inattaquable ; plus inattendu, Laurent Fabius jusque-là très réservé sur cette visite, a affiché une certaine neutralité qui peut être vue comme une inflexion. Mais il semble que la Maison Blanche, soucieuse de ménager un Congrès qu’elle essaie de neutraliser, (avec un certain bonheur, comme on l’a vu avec les premiers revers enregistrés par l’AIPAC même si ce n’est qu’une bataille), afin de préserver les chances d’un accord définitif, n’a pas mesuré le décalage causé par la détermination des entreprises françaises. En lançant à François Hollande que les sanctions étant toujours vivaces, les entreprises qui tenteraient de faire des affaires en Iran s’exposent à une « pluie » de représailles, Barack Obama a commis un impair.

Quels ont été les interlocuteurs de la délégation française à Téhéran ?

En premier lieu se distingue un lot de personnalités. Mohammad Nahavandian, ancien président de la Chambre de Commerce d’Iran et actuel secrétaire général à la présidence de la république, a donné le ton par un discours inaugural très clair. Il a rappelé l’urgence pour les entreprises françaises de s’impliquer dans l’économie iranienne. Ceci vaut tant pour les groupes déjà implantés que pour les nouveaux-venus. Il les a invités à agir vite, ne dissimulant pas que si elles ne se tournent pas vers ce marché, la concurrence déjà agressive (comme celle des Allemands, Italiens, etc) prendrait la place laissée vide. Il a non moins clairement suggéré aux entreprises françaises « d’ouvrir les yeux » de leur gouvernement. Les délégués ont été accueillis par Mehdi Miraboutalebi, vice-président de la Trade Promotion Organization. Le gouvernement était représenté par M. Nematzadeh, ministre de l’Industrie, et un certain nombre de vice-ministres attachés au ministère de l’Economie, à celui du pétrole, au ministère de l’Energie, du Transport et de l’Aménagement urbain, au ministère de la Communication et des Technologies de l’information… ainsi que des représentants de la Banque Centrale d’Iran. Mais surtout, de nombreux responsables d’entreprises nationales de l’énergie et d’autres secteurs, des hauts-fonctionnaires, quelques banquiers, ainsi qu’un nombre impressionnant de chefs ou cadres supérieurs d’entreprises privées de secteurs (et de taille) très divers étaient présents et ont pu avoir des échanges utiles avec leurs visiteurs français. La Chambre de Commerce d’Iran était hautement représentée, de même que l’organisation en charge des privatisations, le TSE-Tehran Stock Exchange (par son responsable, M.Qalibaf à ne pas confondre avec le maire de Téhéran), tout comme les pôles industriels tels que IDRO. La Chambre de Commerce franco-iranienne avait naturellement toute sa place dans ce dispositif.

Quels sont les résultats obtenus pour les entreprises françaises ?

Comme je l’ai déjà dit, l’objectif n’était pas de signer quelques contrats mais de délivrer un message fort : les entreprises françaises veulent prendre l’exacte mesure de la situation du pays, confirmer leur attachement à l’Iran et une volonté de construire à long terme, pour « l’après sanctions », des partenariats inscrits dans la durée. Elles entendent, tout en respectant rigoureusement les sanctions en cours, et sans sombrer dans de périlleuses illusions, faire un pari sur l’avenir de l’Iran, afficher leur confiance sur la capacité du pays, les épreuves passées, à connaître un développement prometteur auquel elles souhaitent contribuer.

Au regard de ces objectifs, réalistes et loin de dangereux mirages, il est permis de dire que les résultats ont été largement à la hauteur des attentes. La visibilité de la délégation a été renforcée par une importante couverture médiatique tant iranienne qu’internationale. Le niveau des officiels iraniens, comme le lieu privilégié de la réception de la mission française (le prestigieux Headstate Conference Center réservé aux hôtes de marque), ont retenu l’attention des medias et des Iraniens en général. En bref, le « message » est passé. L’autre objectif, les rencontres avec des interlocuteurs iraniens, a également été atteint, de multiples échanges privés (B2B dans le jargon des affaires) ont permis de fort utiles échanges.

En dehors de la France, d’autres pays ont-ils été reçus par Téhéran ?

Ainsi que je l’ai évoqué, les délégations de très nombreux pays se succèdent à Téhéran, à la fois pour renforcer des relations politiques, mais surtout pour profiter des ouvertures en vue pour prendre des parts de marché. Allemands, Italiens, Britanniques, Belges se succèdent mais tous les continents sont présents. Leurs entreprises multiplient les contacts et investissent les nombreux forums professionnels. A titre d’exemple, environ 5 000 délégués, majoritairement étrangers, ont suivi le Forum mondial de l’automobile en fin novembre 2013.

Mais les interlocuteurs iraniens rencontrés au cours de cette visite ne cachent pas, dans tous les secteurs économiques, les signes d’une offensive des entreprises américaines de très grande ampleur. Les démarches de leurs représentants directs ou d’intermédiaires de diverses nationalités agissant pour leur compte sont largement attestées. En clair, Washington se prépare activement pour l’après sanctions et entend recueillir les dividendes de sa stratégie. D’où l’importance des pressions sur les Européens pour purger le marché iranien de cette concurrence. Pour imposante qu’elle soit, cette percée américaine n’est pas assurée de balayer tout sur son passage, même si les moyens alloués sont conséquents (à l’image de la taille du marché), et même si l’Amérique exerce une fascination quasi–extatique sur les Iraniens de tous milieux. L’ampleur des liens de maintes natures entre les Iraniens et les Américains ne doit pas être sous-estimée : des milliers d’étudiants poursuivent leur formation outre- Atlantique et les Etats-Unis abritent, notamment dans la région de Los Angeles, la plus grande diaspora iranienne à l’étranger. Le fait que plusieurs dirigeants iraniens soient diplômés d’universités américaines crée un avantage naturel pour les entrepreneurs américains qui dialogueront avec des interlocuteurs dotés des mêmes références. Les entreprises françaises qui étaient déjà implantées en Iran disposent toujours d’un atout et leur réputation reste forte. Mais les nouveaux arrivants risquent de trouver une concurrence sévère dont les Iraniens, redoutables négociateurs, sauront tirer profit. Ceux qui, quoique présents dans le passé, ont produit l’impression d’abandonner l’Iran en période de difficultés, parviendront peut-être à se réimplanter, mais le « ticket d’entrée » sera facturé plus cher.

Cette ouverture économique signifie-t-elle qu’une évolution politique et sociale est en cours en Iran ?

Ouverture économique et évolution politique sont supposées être distinctes. On se souvient de la fascination exercée par le modèle chinois (développement économique cohabitant avec autoritarisme politique) ; ce distinguo est une tentation permanente au nom du pragmatisme. Une part non négligeable du corps électoral, correspondant en gros aux sympathisants des réformateurs et autres « verts », a contribué de façon significative à la victoire du président Rohani. Il a été élu à la fois sur une attente d’amélioration de la situation économique du pays, et de celle de ses concitoyens, mais aussi sur l’espoir d’une restauration démocratique, d’un respect de la société civile. Si le Guide et les Conservateurs ont accepté l’option d’un compromis sur le nucléaire, pour obtenir la fin des sanctions, sans exclure (avec méfiance et réticences) une détente avec une Amérique qui cesserait de « menacer » la République Islamique, ces derniers ne sont pas disposés à accepter une démocratisation à l’occidentale, vilipendée par les ultras conservateurs, présents notamment dans la haute hiérarchie des pasdarans, comme le fruit d’épouvantables complots « américano-sionistes » sous couvert de « révolution de velours » suscitée par la propagation d’idées « séditieuses » qui visent à anéantir les bases du régime (le primat du religieux) et de la société. Face aux attaques des « durs », notamment chez les pasdarans et au Parlement, qui accusent Rohani et son gouvernement de capituler sur le nucléaire devant les grandes puissances, le président a été contraint de négocier un « deal » avec le Guide. En échange d’une ferme pression sur les « durs » pour qu’ils cessent leurs attaques contre le gouvernement, Rohani s’engage à « lever le pied » (provisoirement) sur la défense de la démocratie. Une concession qui fâche les amis des réformateurs, mais inévitable car le gouvernement ne peut lutter sur tous les fronts. S’il parvient à améliorer le sort de ses concitoyens, le président pourra alors envisager de promouvoir la démocratie. Même s’il déplore les atteintes aux droits de l’Homme, il n’a guère de moyens de s’y opposer à court terme, tant que les sanctions ne sont pas levées. Il doit se contenter de quelques gestes symboliques.

Pour autant, en évitant de provoquer frontalement les adversaires de la démocratie, Rohani avance à très petits pas pour donner quelques gages ou signaux malgré les « mauvais coups » qui perdurent (fermeture de journaux). Ainsi Karroubi a pu regagner son domicile où il est toujours assigné à résidence. Facebook et Twitter, interdits aux citoyens, sont accessibles aux dirigeants et même au Guide… Mais plus encore, une masse conséquente de citoyens aspire à une vie « normale ». Le niveau d’instruction est le plus élevé du Moyen-Orient : 75% de la classe d’âge primaire et secondaire est scolarisée, et 40% de la classe d’âge en enseignement supérieur, dont une majorité de filles, fréquente l’université. Une mutation en profondeur est en cours depuis 20 ans. La pratique d’internet est massive, le pays est entré dans la globalisation. Les dirigeants politiques, quels qu’ils soient, n’ont plus le choix que de s’adapter à une société en profonde mutation. Les indicateurs parlent d’eux-mêmes. Les programmes d’éducation sexuelle initiés sous le Chah, poursuivis par ses successeurs, ont abouti à une chute sévère du taux de fécondité désormais inférieur à 2 enfants/femme, situation aggravée par les très graves restrictions d’accès au logement en ville (coûts inaccessibles aux jeunes). On assiste à un renversement progressif de la pyramide des âges. Du coup, le gouvernement Rohani, avec l’accord du Guide, étudie la mise en place d’un programme d’encouragement à la natalité (les crédits destinés au contrôle des naissances devraient être supprimés dans le budget mars 2014 /mars 2015) car le vieillissement de la population en cours aboutira d’ici 50 ans à une insuffisance d’actifs pour financer les régimes de retraites.

En réalité, il est permis de se demander si le président Rohani n’ambitionne pas une véritable transformation du pays. Il n’a pas caché sa volonté d’ouverture et surtout de modernisation. Sur ce chemin, il doit affronter un obstacle majeur : les pasdarans et leurs alliés qui ont pris le contrôle de pans entiers de l’économie et de la vie politique. Comme nous l’avons indiqué plus haut, le président a officiellement annoncé le 16 septembre 2013 son objectif de réduire l’emprise économique des pasdarans, et de les écarter de la sphère politique. Nous avons dit que le 17 septembre le Guide a donné son aval à ce programme. Signe qui ne trompe pas, le nouveau gouvernement est très largement exempt de pasdarans ou anciens Gardiens (à de rares exceptions) et le président a remplacé les gouverneurs de province par des titulaires qui pour la plupart ne faisaient pas partie de ce groupe. Rohani fait face à une résistance acharnée des Gardiens mais jusqu’à présent Ali Khamenei ne lui a pas retiré son soutien. Si le président parvient à desserrer le carcan des pasdarans, une transformation de régime pourrait voir le jour. Elle sera en adéquation avec une société qui a changé, une économie en mutation.
Le système politico religieux iranien n’a-t-il pas trouvé son talon d’Achille avec la fin des sanctions ? On comprend que ceux qui profitaient de la fermeture de l’économie pour prospérer grâce à la juteuse économie parallèle voient avec inquiétude le risque de déclin de leurs revenus occultes ou protégés.

Publié le 26/02/2014


Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).


 


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