Appel aux dons mercredi 17 avril 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/2796



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

mercredi 17 avril 2024
inscription nl


Accueil / Portraits et entretiens / Entretiens

Entretien avec Matthieu Rey - La longévité du clan Assad sous le prisme de 200 ans d’histoire syrienne

Par Ines Gil, Matthieu Rey
Publié le 17/12/2018 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Matthieu Rey

Votre ouvrage développe l’idée d’une Syrie structurée autour de trois composantes : le monde nomade, le monde rural et le monde citadin. L’une des lectures de la crise révolutionnaire syrienne de 2011 est la volonté des campagnards, après l’exode rural, de s’assurer une représentation politique dans un système de pouvoir accaparé par les notables urbains. Qu’en pensez-vous ?

A la fin du XVIIIème, deux forces dominantes cohabitent dans cette région, alors contrôlée par l’Empire ottoman : le monde urbain (les citadins) et le monde nomade (les tribus). Ce phénomène n’est pas propre au territoire syrien, c’est aussi le cas en Irak, et dans une moindre mesure, en Egypte. Dans cet espace géographique, le pouvoir ottoman n’a pas les moyens ni l’ambition de contrôler au-delà des villes. Il maîtrise l’ensemble des territoires à partir du monde urbain, car il serait trop complexe, pour la Sublime Porte, d’entrer en confrontation avec les tribus, de déployer un tissu administratif sur l’ensemble du territoire.
Entre ces deux forces dominantes, un troisième monde apparaît alors, celui des campagnes. Ces sédentaires dépendent de la ville, qui assure leur protection.

Tout au long du XIXème siècle, le monde urbain va repousser le monde tribal en s’appuyant sur l’Empire ottoman. Il en sort victorieux. Durant la période mandataire, les Français vont parachever cette dynamique, en mettant fin aux violences entre les groupes bédouins. Le mécanisme tribal est progressivement bloqué, celui permettant à la tribu de s’enrichir. A cette époque en outre, les cheikh tribaux s’installent en ville, faisant que les espaces nomades adoptent les traits de la campagne.

En parallèle, dans les années 1860-1870, la crise de l’Empire ottoman produit des revendications constitutionnelles qui naissent dans le monde urbain. Ce dernier s’impose alors. La classe moyenne qui se forme dans ces villes aspire à une place nouvelle dans l’empire, sans pour autant remettre en cause le pouvoir ottoman, considéré comme un rempart aux possibles incursions coloniales. Mais ce projet n’est pas universel, il est revendiqué uniquement par les notables - du moins à cette période - qui vivent dans les villes, à l’intérieur de l’Empire ottoman.
Une opposition se forme alors entre la cité, qui incarne la “civilisation”, et le monde rural, considéré comme “arriéré”. D’ailleurs, jusqu’à la fin du XIXème siècle, les habitants de Damas ne sont pas appelés “Arabes”, car ce terme s’applique uniquement aux bédouins. Le monde rural ne fait pas partie de ce projet constitutionnel. Les ruraux sont généralement perçus comme une main d’oeuvre, qui apporte la richesse aux villes. Les urbains ne se posent donc pas la question de leur intégration.

Ces deux mondes n’interagissent-ils pas ?

Le monde urbain et le monde rural sont entrés en dialogue à plusieurs moments.

En 1920, quand l’Empire ottoman s’écroule, et que le mandat français sur la Syrie débute, la contestation anti-coloniale se forme, et une partie des ruraux, principalement des druzes, entrent en contact avec des leaders nationalistes de Damas contre le pouvoir colonial. La présence française, chrétienne de surcroît, est vue comme un danger. Un dialogue se forme alors entre ces deux mondes. Les Bakri de Damas échangent avec les Atrache. Plus au nord, Ibrahim Hananu mène la lutte dans le plateau calcaire aux côtés des paysans insurgés. Cependant, ce rapprochement est limité, car une partie des urbains s’appuie sur le pouvoir mandataire pour assurer ses privilèges et une autre partie finit par négocier avec les autorités mandataires un ordre constitutionnel excluant en partie les populations rurales.

Dans les années 1950-1960, certains petits notables ruraux, qui s’en sortent mieux dans la campagne mais n’ont pas accès aux villes, envoient leurs enfants dans des centres urbains. Ils y travaillent principalement dans l’administration et dans l’armée. Dans les années suivantes, ils participeront à la contestation à travers les nouveaux partis progressistes.

Hafez Al-Assad (père de Bachar Al-Assad), est un exemple typique de ce phénomène. Issu du monde rural, il va se rendre à Lattaquié, la grande ville de la côte syrienne dominée par des chrétiens et des musulmans. En plein milieu des années 1940, il découvre sa condition de campagnard minoritaire, et accessoirement alaouite. C’est une expérience violente pour lui. A ce moment, il rejoint le Baas, pas tellement par conviction idéologique, mais plus parce que ce parti laisse une place aux campagnards. Hafez Al-Assad fait l’académie militaire puis entre dans l’armée. Il commence la contestation à partir de 1963, et prend finalement le pouvoir en 1971. Une fois à la tête du pays, il s’entoure de cette élite du monde des campagnes qui pèse de plus en plus dans ce nouveau régime syrien.

Comment Hafez Al-Assad parvient-il à se maintenir au pouvoir ?

Selon Hafez Al-Assad, le recours de la violence est normal pour renverser les urbains, car ces “libéraux” abusent eux-mêmes de la violence par l’envoi de milices privées dans les campagnes pour protéger les propriétés. Son expérience violente de campagnard arrivée en ville renforce ses convictions. Les coups d’Etat de plus en plus violents deviennent le mode de contestation. En 1963, il y a quelques morts. En 1966, le coup d’Etat est accompagné de bombardements. A partir du moment où Hafez Al-Assad prend le pouvoir, les contestations urbaines sont très violemment réprimées.
Après son coup d’Etat, il construit son projet en opposition au pouvoir urbain. Il s’appuie sur un mouvement social qui reproche à ces privilégiés de promouvoir les libertés constitutionnelles et la démocratie, mais de ne pas y intégrer les campagnards.

Son arrivée au pouvoir marque la fin des coups d’Etat. Hafez Al-Assad réduit l’expression de l’État syrien au monopole de la violence. C’est par l’usage de la violence qu’il va réussir à se maintenir à la tête du pays. Il s’assure alors de soutiens solides à des postes et institutions stratégiques. En cela, il est un peu comparable à Staline. Le dictateur soviétique a augmenté de façon massive les rangs dans lesquels il pouvait s’assurer des soutiens pour pouvoir mener à bien sa politique, principalement le parti communiste.

Hafez Al-Assad s’est assuré du soutien de l’armée d’une part, en y augmentant significativement les effectifs. L’armée syrienne comptait 40 000 soldats en 1967, et 250 000 en 1971. Il a donc donné un travail à des milliers de Syriens, qui deviennent des soldats reconnaissants, et donc à sa merci.

Le dirigeant syrien s’appuie également sur les services de renseignement. Il place à leur tête des personnes de confiance, qu’ils soient parentés, frères d’armes ou compagnons de promotion militaire. Il multiplie les services de renseignements, qui deviennent relativement autonomes, pourvu qu’ils n’empiètent pas les uns sur les autres. A la fin des années 1970, près de six services de renseignement coexistent, leurs puissantes prérogatives leur permettent d’écraser toute résistance.

Par ailleurs, le déploiement des forces syriennes au Liban durant la guerre civile libanaise (1975-1990), offre des débouchés à l’armée syrienne. Sur place, les soldats vont se rémunérer aux checkpoints, les généraux quant à eux vont s’enrichir dans les différents trafics. Un moyen donc, d’entretenir l’armée sans avoir à prendre dans les caisses de l’Etat syrien.

Qu’est-ce qui change avec l’arrivée au pouvoir de Bachar Al-Assad en 2000 ?

En 2005, les troupes de Bachar Al-Assad doivent quitter le Liban. A partir de cette date, l’Etat syrien doit trouver de nouvelles sources d’enrichissement. En 2005-2006, il met en place un système économique capitaliste très dure dans le pays, basé sur une forme d’exploitation, que l’on pourrait aussi qualifier de prédation. Dans le sud par exemple, il multiplie les projets touristiques, achète des terres en utilisant la contrainte et acquiert des terroirs, véritable grenier de la Syrie, alors que le pays souffre de la sécheresse pour mener des projets parfois incohérents. Les chefs tribaux observent avec impuissance l’accaparement de leurs terres par une petite élite venue du clan présidentiel.

En parallèle, Bachar Al-Assad revalorise les deux grandes métropoles Alep et Damas, ce qui incite les jeunes Syriens à se rendre en ville pour trouver du travail. Ces derniers y découvrent les côtés positifs de la vie urbaine, comme l’accès à internet, et les libertés individuelles, alors que les universités se développent. A l’Université d’Alep, plus de la moitié des étudiants ne sont pas originaires de la ville. Issus de migrations internes, ils sont attirés par la vie dans un grand centre urbain. Dans les grandes villes, on assiste à un brassage social et culturel, les Syriens découvrent de plus en plus leur pays et sa diversité.
Mais en même temps, ce système reste verrouillé par deux acteurs : le clan Assad et les grandes familles urbaines alliées au clan, qui se satisfont de leur place de privilégié. Ils ne jouissent certes pas de libertés politiques, mais ils possèdent d’importantes ressources financières grâce au régime.

En parallèle, la jeunesse issue des campagne ou des petites villes ne trouve pas de travail, car dans ce système capitaliste, une partie des campagnes est en décrochage. Quand ces jeunes arrivent en masse dans les grandes villes, la compétition est d’autant plus rude. Ceux qui lanceront la révolution sont ces nouveaux urbains qui n’ont pas réussi à trouver leur place, mais aussi les campagnards qui vivent à proximité des villes.

Bachar Al-Assad avait donc beaucoup d’ennemis sur le plan interne au début de la crise révolutionnaire. Ses alliés externes ont-ils été déterminants pour lui permettre de se maintenir au pouvoir ?

A l’été 2012, les révolutionnaires ont pris la plupart du pays. Les grandes villes comme Damas ou Alep sont tenues par le régime à un prix humain démesuré. Bachar Al-Assad emploie tout type d’armements car il comprend que l’avenir n’est pas assuré. En plus de la répression violente, il parvient à noyer les révolutionnaires sous le flux de réfugiés. Dans le camp palestinien de Yarmouk par exemple, l’armée syrienne bombarde massivement. En quelques jours, des centaines de milliers de réfugiés fuient vers d’autres zones tenues par les rebelles, qui ne parviennent pas à faire face à ces arrivées massives de civils.

Mais ce sont les alliés externes de Bachar Al-Assad qui vont faire la différence. En 2013, le Hezbollah s’engage en Syrie. Le groupe chiite libanais y envoie des hommes de qualité, comme son artificier en chef. Le Hezbollah remporte alors des victoires importantes. D’abord en avril 2013, à Qousseir, puis en 2014, quand il permet la reprise de Homs. Les Russes s’engagent à leur tour en septembre 2015. Contrairement au Hezbollah et à l’armée syrienne, ils ont un plan cohérent, ordonné, basé sur le mode de la répression coloniale. Les Russes ont adopté la stratégie dont les Américains avaient rêvé au Vietnam : ils misent tout sur la force aérienne, ne perdent pas d’hommes et s’appuient sur des alliés présents sur le terrain. Face à la force de frappe russe, les rebelles ne tiennent pas.

On ne peut donc penser la survie du régime syrien sans ces soutiens extérieurs. Par ailleurs, ils sont intervenus en Syrie parce que personne ne les en a empêché, les Occidentaux, à la tête desquels les Américains mais aussi les Français, n’ont pas réagi. Ceux-ci ont constamment repoussé la limite de la ligne rouge pour ne pas avoir à intervenir. D’ailleurs, le seul à avoir été clair dans la définition de ses lignes rouges a été Israël. L’Etat hébreu bombarde des positions militaires en Syrie seulement quand le Hezbollah et l’Iran déploient des armements massivement.

Vous avez évoqué les chefs tribaux un peu plus tôt. Quel rôle jouent-ils dans la guerre syrienne ?

Il est impossible de généraliser les prises de position des tribus syriennes. Chaque chef de tribu a sa propre politique.
Si on opère un retour quelques décennies plus tôt, quand Hafez Al-Assad était au pouvoir, il a habilement joué sur les divisions des tribus et a réussi à casser ces dynamiques tribales. Ainsi, quand l’Organisation Etat Islamique entre en action en Syrie, les prises de position de ces chefs tribaux sont très variées. Elles dépendent avant tout de ce qui s’est passé sur leur propre territoire entre 2011 et 2014. En 2012, une grande partie des zones tribales sont libérées par l’opposition syrienne, et une partie de cette opposition ne laisse pas la place aux familles tribales proche du régime. Ces dernières finissent par se tourner vers Daesh. L’organisation EI est vue comme la solution, car elle leur propose une révolution dans la révolution, un ordre musulman nouveau et inédit.

La guerre syrienne se joue aussi au bas de l’échelle avec ces alliances divergentes d’une tribu à l’autre, d’un groupe social à l’autre. Les violences peuvent d’ailleurs se manifester sous forme de règlement de compte, sur des zones très réduites géographiquement.
Dans certaines localités, on observe la renaissance de vieilles divisions oubliées depuis longtemps. A Raqqa par exemple, à la fin du XIXeme siècle, deux mondes s’étaient déployés : un monde urbain et un monde tribal autour de la ville. Tous deux clivés. A partir de 2012-2014, ces lignes de clivages entre les familles sédentaires, plutôt représentées dans l’opposition syrienne, et familles tribales, plus souvent représentées dans l’Organisation Etat Islamique, se reforment. On assiste à une téléportation de la vieille histoire sur la nouvelle.

Ce type de phénomène n’est pas spécifique à la Syrie. On l’a déjà observé au Liban. En 1978, la bataille de la montage reproduit les mêmes clivages que les violences de 1858. Les populations ont préservé une mémoire pendant 110 ans et ont fini par régler leurs comptes.

Ainsi, pour comprendre la guerre syrienne, il faut saisir l’importance de la mémoire et des fractures dessinées il y a déjà plusieurs décennies.

Dans une précédente interview, vous avez affirmé que le régime syrien se nourrit de la violence pour survivre. La paix est-elle impossible tant que Bachar Al-Assad est au pouvoir ?

Le régime de Bachar Al-Assad génère effectivement de la violence. Agir pour rétablir la paix demande d’importants efforts. Il est plus facile de ne pas agir pour perpétuer un niveau de violence latente. On l’a vu en Irak avec la politique du Premier ministre Nouri Al Maliki (2006-2014). Il a alimenté les divisions sectaires, plus faciles à gérer que la paix. Contrairement à certaines affirmations, il n’avait pas prévu la création et l’expansion de Daesh, mais il a engendré un climat favorable à l’installation et au développement du groupe EI.

De la même façon, Bachar Al-Assad n’a pas anticipé l’apparition de Daesh. Quand il retire ses hommes de la frontière à l’est, il sait que des groupes violents peuvent entrer en Syrie à partir de l’Irak. Il sait aussi que l’opposition risque de se diviser dans la violence. Dans le même temps, il libère de prison des hommes potentiellement dangereux, comme le fondateur de Hayat Tahrir al Cham. Il savait qu’une fois dans la nature, ces combattants mettraient en difficulté l’opposition laïque. Mais il n’y a pas de grand plan.
Une fois que l’Organisation Etat Islamique et les autres groupes islamistes sont en place, il va jouer avec, mais il n’anticipe pas l’évolution de ces groupes longtemps à l’avance.

Cependant, Bachar Al-Assad n’est pas le seul responsable de la radicalisation de certains groupes et de la perpétuation de la violence. A partir de l’hiver 2012, l’opposition au régime syrien connaît des mutations. Des opposants laïques se font “pousser la barbe”, islamisent leur discours. Un tournant qui s’explique notamment par leurs appuis extérieurs. Les alliés occidentaux, qui devaient soutenir la révolution, ne sont pas intervenus, se détournent. L’opposition s’est donc tournée vers d’autres financements, et elle a changé son discours.

Publié le 17/12/2018


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Matthieu Rey est chargé de recherche à l’IREMAM-CNRS et chercheur associé à l’Institut français de l’Afrique du Sud et au History Workshop à l’Université de Witwatersrand à Johannesburg. Également chercheur associé à la Chaire d’histoire contemporaine du Monde arabe au Collège de France, il est l’auteur de l’ouvrage Histoire de la Syrie XIX-XXIè siècle aux éditions Fayard. Dans son ouvrage, Matthieu Rey retrace 200 ans d’histoire syrienne. Il analyse l’évolution des structures internes dans le pays depuis 2 siècles, mais aussi les raisons de la longévité du clan Assad à la tête de l’Etat syrien.


 


Culture

Syrie

Politique