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Entretien avec Laurent Bonnefoy - Dynamiques historiques et contemporaines des relations entre les monarchies du Golfe (Arabie saoudite et Émirats arabes unis) et le Yémen

Par Justine Clément, Laurent Bonnefoy
Publié le 12/05/2022 • modifié le 12/05/2022 • Durée de lecture : 8 minutes

Laurent Bonnefoy

Depuis 2015, on assiste à une internationalisation du conflit, avec l’intervention d’une coalition – principalement composée de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis – en soutien au Président Abdrabbo Mansour Hadi. Quelles sont les relations historiques entre le Yémen et ces deux pays du Golfe et comment expliquent-elles leur engagement dans le conflit yéménite ?

La relation entre le Yémen et ses voisins est ancienne. Elle est marquée par un fort déséquilibre, d’abord économique, qui induit une volonté des monarchies du Golfe de considérer le Yémen comme une société « subalterne », voire « inférieure ». Son infériorisation est notamment illustrée par les composantes migratoires – puisque les Yéménites ont très longtemps été une main-d’œuvre privilégiée pour le développement de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, mais aussi du Qatar et du Koweït. Cette domination s’inscrit aussi dans des rapports clientélistes avec les tribus, dont les chefs yéménites sont financés par l’Arabie saoudite à travers des mécanismes institutionnalisés. Riyad a aussi développé cette relation avec des acteurs religieux, notamment les salafistes, mais aussi des mouvements appartenant aux Frères Musulmans, comme le parti Al-Islah.

Ces dynamiques de domination ont produit différents soubresauts historiques entre les monarchies du Golfe et le Yémen. En 1990, après l’unification du Yémen (22 mai 1990) et en pleine Première Guerre du Golfe (02 août 1990-28 février 1991), Sanaa refuse de condamner l’invasion du Koweït par l’Irak – en s’abstenant lors du vote de la résolution – au moment même où le Yémen est membre non-permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU. Les raisons sont principalement politiques, puisque le Président Saleh est idéologiquement proche des baasistes, suivant la tendance populaire régionale – absente dans le Golfe, où les monarchies se sentent menacées par cette idéologie. En rétorsion, les pays du Golfe modifient les règles d’accueil des Yéménites, dont le statut particulier leur permettait d’échapper au système de la kafala. Brutalement, ce changement de situation conduit à l’expulsion – de fait – de près d’un million de Yéménites des diverses monarchies, qui constituait autour de 20% de la force de travail du pays. Ce dernier se retrouve dans une crise inédite, où il doit absorber un grand nombre de travailleurs, situation d’autant plus précarisée par la diminution de l’aide américaine et l’arrêt des fonds saoudiens et koweïtiens.

Le deuxième évènement qui a structuré les relations entre les monarchies du Golfe et le Yémen est le soulèvement populaire de 2011. En particulier, les Saoudiens cherchent à encadrer le processus de démocratisation yéménite – c’est-à-dire mettre des freins au changement et faire en sorte que le résultat du processus préserve leur mainmise sur les acteurs politiques. Plus généralement, cette action saoudienne s’inscrit dans une politique régionale qui peut être qualifiée de « contre-révolutionnaire », surtout incarnée par Riyad et Abu Dhabi.

Face à ces logiques globales qui ont structuré les relations entre le Yémen et les monarchies du Golfe, une autre dimension a pu émerger autour du mouvement houthiste. Dès le début (2004) de sa confrontation avec l’Etat central yéménite, il est généralement considéré comme soutenu et affilié à la « galaxie pro-iranienne ». En 2009, les houthistes s’opposent même brièvement à l’Arabie saoudite et pénètrent en territoire saoudien, illustrant la faiblesse militaire du Royaume.

Ainsi, en septembre 2014, quand les houthistes prennent le contrôle de Sanaa, les Saoudiens se trouvent acculés mais perdus. C’est alors pour préserver ce qu’ils considèrent comme leur « chasse gardée » yéménite qu’ils décident d’intervenir militairement à la demande du gouvernement du Président Hadi déchu le 26 mars 2015.

Au-delà de la question des relations bilatérales et de l’enjeu liée à la domination saoudienne, il y a probablement (même si cela reste difficile à mesurer), une logique politique interne à l’Arabie saoudite qui explique alors son intervention militaire au Yémen. Celle-ci peut être liée à l’émergence d’un nouveau pouvoir– après le décès du Roi Abdallah en janvier 2015, l’arrivée sur le trône du Roi Salmane s’incarne dans une volonté de ce dernier de mettre en avant son fils, Mohammed Ben Salmane (MBS), en le nommant ministre de la Défense. L’opération au Yémen est lancée très peu de temps après sa nomination au poste et on peut estimer que dans un contexte où MBS doit légitimer son propre pouvoir, elle revêt d’un intérêt particulier – d’autant plus que la victoire est alors considérée comme facile et accessible en quelques semaines. Chacun sait maintenant qu’il n’en fut rien.

Pour leur part, les Émirats arabes unis, sans frontière commune avec le Yémen, en intervenant aux côtés des Saoudiens, ont probablement d’autres intérêts immédiats liés à une volonté d’émerger en tant que puissance régionale. Depuis lors, ils s’appuient au Yémen sur d’autres réseaux clientélistes, présents notamment dans le sud, qui impliquent des lectures, non pas en opposition avec la vision saoudienne, mais divergentes sur un certain nombre de points. Pour Abu Dhabi, il y a certes, la question iranienne qui se joue autour des houthistes, mais elle reste secondaire. Les Emiriens semblent surtout motivés par les enjeux liés à l’islam politique, et leur détestation des mouvements affiliés aux Frères musulmans. Leur grille de lecture est, par conséquent, différente de celle des Saoudiens qui ont maintenu leur alliance avec les acteurs proches du parti al-Islah, issu de cette composante du paysage politique.

Alors que l’Arabie saoudite mène une coalition en soutien au gouvernement yéménite, l’Iran, de son côté, apporte son soutien aux houthistes, opposés au Président Abdrabbo Mansour Hadi. Peut-on finalement dire que le conflit yéménite s’inscrit plus globalement dans une guerre d’influence entre chiites et sunnites ?

Ce qui est intéressant, c’est que cette réflexion structure assez largement la grille de lecture du conflit yéménite. Les médias, mais aussi un certain nombre d’autres acteurs, le considèrent comme « confessionnel », avec d’un côté les chiites représentés par les houthistes et de l’autre, les sunnites incarnés tant par le pouvoir reconnu par le communauté internationale que par la coalition emmenée par l’Arabie saoudite. Cette approche impliquerait d’une part, que les houthistes soient principalement motivés par des questions religieuses et d’autre part, qu’ils soient en lien direct avec l’Iran. Or, dans les deux dimensions, il y a cette nécessité de nuancer.

D’abord, concernant la dimension religieuse, les houthistes sont en effet engagés dans des logiques de confessionnalisation. On observe depuis leur prise de pouvoir à Sanaa une transformation de l’identité zaydite qui passe, par exemple, par l’adoption de pratiques en rupture avec la tradition locale zaydite yéménite et davantage rattachées au chiisme duodécimain iranien. Elle est indéniable quand on voit la place qu’ils accordent au martyr Hussein, moins central dans le zaydisme que dans le chiisme duodécimain. Cette évolution produit certes, une lecture confessionnelle du conflit, mais elle vient être nuancée par une volonté des houthistes de développer un discours nationaliste et d’ouverture – en s’alliant notamment avec un certain nombre de groupes salafistes. Ils insistent, de même, dans leurs discours, sur le fait qu’ils réagissent à une agression par l’Arabie saoudite ainsi qu’à une marginalisation économique, sociale et politique plus ancienne. Leur rhétorique évacue elle-même cette vision proprement essentielle du conflit, qui se résumerait à l’opposition entre sunnites et chiites.

La deuxième dimension, liée aux relations avec l’Iran, est aussi incomplète. Les motivations des combattants houthistes s’inscrivent plus volontiers dans des logiques locales, plus profondes. Certes, il y a vraisemblablement des flux financiers, et même, selon les différents rapports de l’ONU, des flux de matériel militaire en provenance de l’Iran, mais cette relation est incomparable avec l’implication de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, qui eux, ont une empreinte bien plus élevée sur le conflit. Il est d’ailleurs probable que si l’Iran reculait, la guerre se poursuivrait d’une certaine manière. Le retrait iranien serait marqué d’une « implication positive », dans la mesure où il enverrait un signal aux voisins du Golfe pour entamer un processus de négociations, face à des houthistes affaiblis. Au contraire, le désengagement de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis – qui en plus de fournir une aide financière et militaire, sont actifs dans l’aide au développement et la reconstruction – serait beaucoup plus problématique et ne règlerait pas la question du conflit. Ainsi la relation entre le Yémen et ses voisins immédiats est-elle une nécessité, il convient simplement de la rendre fonctionnelle et non destructrice. Plus globalement, l’implication saoudienne s’inscrit dans une logique de domination, où la « chasse gardée » yéménite est menacée, qui plus est, par un rival. Ce qui a vraiment justifié l’intervention de Riyad, c’est la volonté du pays de s’autonomiser et d’engager sa démocratisation. Cette relation de domination et de dépendance, structurelle, s’est néanmoins accrue dans le contexte où l’Iran est aussi impliqué sur ce terrain-là.

Suivant d’abord la ligne politique de l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ont été accusés de soutenir les « sudistes » du Conseil de transition du Sud, favorables à la partition du pays. Leurs divergences dans le conflit yéménite ont-elles impliqué une rupture de l’alliance entre Riyad et Abu Dhabi ?

Le retrait des Émirats arabes unis, annoncé en 2019, est essentiellement formel, puisqu’Abu Dhabi continue à être actif sur ce dossier. Il relève moins d’une tension avec l’Arabie saoudite que d’une coordination avec une politique d’apaisement entre le pouvoir légitime de Hadi et les sudistes formalisée à travers l’accord de Riad signé en novembre 2019.
Comme dit précédemment, les deux monarchies ont historiquement des alliés de terrain différents.

Ces logiques d’alliances produisent régulièrement des tensions qui s’incarnent dans la relation entre le mouvement sudiste (soutenu par les Émirats arabes unis) et le gouvernement considéré comme légitime (soutenu surtout pas l’Arabie saoudite). Contrairement aux Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite n’envisage aucune sécession du territoire yéménite et est prête à former un gouvernement avec la mouvance frériste pour contrer les houthistes – situation longtemps inenvisageable pour Abu Dhabi et les sudistes. Leurs alliés sur le terrain se combattent alors parfois sur le terrain, conduisant certains observateurs à considérer la survenue d’une rupture entre Émirats arabes unis et Arabie saoudite va se produire. Or, systématiquement, on observe une mise en scène d’un rapprochement entre Riyad et Abu Dhabi, qui signale que – quand bien même les alliances sur le terrain sont différentes – les monarchies ne considèrent pas le Yémen comme suffisamment central pour entraîner une scission dans leur alliance.

Une autre implication est liée au choix des Émirats arabes unis de très tôt considérer que le Président Hadi n’est pas une « carte maîtresse », une solution pour régler le conflit. Abu Dhabi cherche donc un moyen de l’écarter – chose faite en avril 2022 – pour mettre en place d’autres acteurs. En effet, fin mars 2022, les Saoudiens ont organisé, à Riyad, des discussions inter-yéménites – proposées aux houthistes, qui ont cependant refusé d’y participer. L’ensemble du spectre anti-houthiste s’est donc réuni, montrant une volonté de Mohammed Ben Salmane (MBS) et Mohammed Ben Zayed (MBZ) d’écarter Abdrabbo Mansour Hadi. Pour respecter la forme, ce dernier a lui-même fait une allocution présidentielle le 7 avril 2022 dans laquelle il déclarait transmettre son pouvoir à un Conseil Présidentiel, composé de huit personnes. Cette nouvelle institution collégiale, représentant les courants anti-houthistes et dirigée par un ancien ministre de l’Intérieur Rashad al-Alimi, est chargé de prolonger le cessez-le-feu négocié avec les différents fronts et de poursuivre le dialogue avec les houthistes. On remarque alors, dans la composition du Conseil, que les Saoudiens ont montré une volonté forte d’intégrer des « acteurs pro-émiriens ». Cependant, il reste formé de diverses figures tribales ou militaires, dont les visions parfois divergentes amènent à penser à une unité illusoire. Toujours est-il que la phase entamée au printemps 2022 est la plus encourageante depuis le début de la guerre. On décèle une forme de volontarisme des Saoudiens et Émiriens de se mettre d’accord – pour sortir du bourbier yéménite – et une volonté des houthistes de discuter, aussi parce que l’accord de cessez-le-feu est censé répondre à un certain nombre de leurs demandes. Il inclut notamment l’arrêt des bombardements, la réouverture de l’aéroport de Sanaa et l’arrivée de pétroliers dans le port d’al-Hodeïda, contrôlé par les houthistes. Cependant, la réouverture de l’aéroport est difficile et divers fronts, notamment à Marib, restent actifs. Chaque partie rejette sur l’autre les violations de l’accord.

Publié le 12/05/2022


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


Laurent Bonnefoy est politiste et arabisant, spécialiste de la Péninsule arabique contemporaine. Il est aujourd’hui chargé de recherche au CNRS, affecté au CERI depuis janvier 2013 et chercheur associé au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA), anciennement Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales de Sanaa (CEFAS), où il a séjourné durant quatre années. Ancien chercheur à l’Institut Français du Proche Orient (IFPO), il a été responsable de son antenne palestinienne entre 2010 et 2012. Il a été affecté par le CEFREPA à Mascate, en Oman, entre 2018 et 2021.


 


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