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Joseph Bahout est professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et chercheur à l’Académie diplomatique internationale.
Les 3 et 4 mai 2013, des frappes attribuées à Israël détruisaient des objectifs militaires dans la banlieue de Damas sans qu’une réaction, même symbolique, n’ait été enregistrée de la part du régime syrien. Quelques semaines plus tard, le 21 mai, des accrochages opposaient dans le Golan des militaires syriens fidèles à Bachar el-Assad et Tsahal sans que ces incidents aient non plus porté à conséquence. La position d’Israël dans un conflit où s’affrontent djihadistes sunnites et radicaux chiites pose question. La crise syrienne semble en effet avoir mis Israël dans une situation inédite où les principes stratégiques qui régissaient auparavant ses relations de voisinage ne sont plus opérants et doivent être adaptés. Joseph Bahout, enseignant à l’Institut des Sciences Politiques de Paris et spécialiste du Proche-Orient revient sur les enjeux de cette nouvelle donne stratégique en construction.
A partir des années 1990 et de la fin de la guerre civile libanaise, les relations d’Israël avec l’espace syro-libanais pouvaient être résumées à un rapport de force triangulaire entre Tel-Aviv, Damas et le Hezbollah. Le Syrie respecte scrupuleusement ses engagements sur la démilitarisation du Golan. Ses forces armées sont alors présentes au Liban et pour améliorer sa situation à la table des négociations avec les Israéliens, Damas utilise le Hezbollah agissant au sud du Liban, sous occupation israélienne, comme une force de substitution. En fonction de leur évolution, la Syrie réchauffe ou refroidit le front du Sud-Liban. Ce système prévaut quinze années durant avec quelques irruptions ponctuelles de violence. Le retrait unilatéral du Sud-Liban voulu par Ehud Barak en 2000 ôte donc la Syrie d’un levier d’action puissant. La résistance du Hezbollah sur la frontière israélienne continue cependant et mène à la guerre de 2006. Un autre tournant majeur est pris entretemps en 2005 avec le départ des troupes syriennes du territoire libanais suite à l’assassinat de Rafic Hariri. Le retrait fait évoluer le rapport de force. Le Syrie, qui utilisait le Hezbollah comme un instrument sous tutelle, devient dépendante du parti chiite qui se mue lui-même en protecteur du régime syrien dans le grand jeu régional. Pour Israël, avant la révolution syrienne, l’espace syro-libanais est envisagé d’un point de vue sécuritaire classique et selon une grille de lecture simple. On sait à Tel-Aviv que le régime syrien restera fidèle à ses engagements sur le Golan. C’est donc le Hezbollah qui pose problème, et ce d’autant plus qu’il échappe progressivement au contrôle de Damas et que l’emprise de l’Iran sur le mouvement s’accentue. Le souci principal d’Israël devient donc de maintenir le statu quo en rétablissant ponctuellement l’équilibre par des frappes ciblées ou des offensives plus importance.
Initialement, ni la révolution ni la guerre civile n’intéressent directement Israël bien qu’Assad, auquel Israël pouvait se fier en tant que garant des engagements passés de la Syrie, n’est plus le seul maître dans son pays. Tout change en fait avec l’implication croissante du Hezbollah. C’est à partir de ce moment que cette révolution, qui s’est dégradée en guerre civile, commence à intéresser Israël puisque tout l’équilibre des quinze dernières années est remis en question. L’importance prise par le Hezbollah qui commence à intervenir directement en territoire syrien pour protéger le régime, renforce encore la position du parti chiite et donc, celle de l’Iran, dans son environnement immédiat. Par sa participation au conflit, le Hezbollah est fondé à recevoir des armes de plus en plus nombreuses et sophistiquées via les canaux iraniens et syriens. Partant, toute intervention israélienne n’aura d’autre objet, en frappant des convois et des dépôts d’armes, que de maintenir un certain statu quo en ce qui concerne précisément le Hezbollah et sans jamais chercher à modifier le rapport de force général qui oppose le régime, ses alliés et les différentes factions rebelles. Or, les camps qui s’affrontent en Syrie, le radicalisme chiite et le djihadisme sunnite, sont tout aussi dangereux l’un que l’autre pour Israël. Cette situation explique l’hésitation relative des stratèges israéliens mais est susceptible d’aller dans leur intérêt. Pour Tel-Aviv, l’affrontement et l’épuisement de deux adversaires actuels et potentiels est une perspective favorable. Cependant, le champ de bataille est bien trop proche des frontières israéliennes pour que sa sécurité ne soit pas directement en jeu. Une option « supplémentaire », et qui commence à être évoquée en Israël, est la constitution d’une « zone tampon » avec la Syrie, sur le mode de ce qui avait été fait au Sud-Liban dans les années 80 et 90. Cette « zone », si elle se fait, devrait recouvrir, en gros, des portions de territoire où les druzes syriens sont majoritaires. Ils auraient la charge de soustraire leur territoire à la fois aux jihadistes et aux combattants du Hezb ; cela suppose leur armement et leur soutien discret… Voudront-ils eux-mêmes jouer ce jeu ? Rien n’est moins sûr…
On peut envisager une posture cynique qui consisterait à tirer parti malgré tout d’un éventuel épuisement de l’Iran et du Hezbollah dans le bourbier syrien. Cependant, la possibilité de les voir triompher ne peut être écartée. Si Bachar el-Assad et ses alliés gagnent la bataille de Qussayr et parviennent à consolider un réduit alaouite allant de la côte méditerranéenne à Damas, le régime syrien se trouvera dans une situation de dépendance accrue vis-à-vis de Téhéran du fait de l’affaiblissement de sa base après plusieurs années de guerre. Le territoire encore placé sous son contrôle deviendrait alors le poste avancé de l’Iran qui pourra alors exercer une pression physique sans commune mesure avec ce que pouvaient offrir les seules positions du Hezbollah avant 2011. Depuis le réduit alaouite, l’Iran aura accès à la côte ravitaillée par la Russie et pourra construire un système dissuasif voir offensif potentiellement très dangereux pour Israël, qui compliquerait logiquement toute frappe israélienne contre son dispositif nucléaire. Cette nouvelle position géopolitique, inédite dans l’histoire de l’Iran, sera par ailleurs renforcée par l’existence d’une continuité territoriale entre l’Iran, l’Irak méridional, chiite et sous influence iranienne, et enfin la Syrie où la jonction s’opère avec le réduit alaouite. Les Israéliens pourront alors tenter de convaincre les Occidentaux de hâter la chute du régime par un soutien plus franc aux rebelles. Mais cette option paraît peu réaliste, car contribuer à la montée en puissance des islamistes sunnites est un pari risqué. Du point de vue israélien, il paraît plus opportun de maintenir une politique de surveillance attentive et d’intervention ponctuelle contre tout renforcement des positions militaires irano-chiites dans son environnement immédiat. Cependant, cela rapprocherait le risque d’une confrontation de grande envergure avec l’Iran.
Il n’y a pas d’accommodement facile dans le logiciel stratégique israélien concernant le nucléaire iranien : la doctrine militaire israélienne ne pourra pas accepter un Iran nucléaire dans un environnement devenu immédiat. L’Iran continue à avancer ses pions, à pousser ses avantages dès qu’il le peut pendant que les négociations se prolongent sans aboutir, ce qui incite plus les Israéliens à l’escalade sécuritaire qu’à la modération. Si Israël est toujours le maître de l’outil militaire, elle ne peut cependant pas tout à fait contrôler son environnement. Au delà du seul terrain syrien, le Sinaï pose problème, la Jordanie traverse une période de trouble, et si on y ajoute la Syrie, cela a de quoi inquiéter Tel-Aviv.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
Joseph Bahout
Joseph Bahout est professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et chercheur à l’Académie diplomatique internationale.
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