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Entretien avec Jocelyne Dakhlia - Retour sur l’actualité tunisienne depuis 2011

Par Delphine Froment, Jocelyne Dakhlia
Publié le 24/06/2014 • modifié le 03/05/2020 • Durée de lecture : 23 minutes

TUNISIA, Tunis : Tunisia’s premier-designate Mehdi Jomaa attends a parliamentary session to present his new government in the constituent assembly on January 28, 2014 in Tunis. Tunisia’s leaders the previous day signed the new constitution adopted by lawmakers, a key goal of the revolution three years ago that touched off the Arab Spring.

AFP PHOTO / FETHI BELAID

Ennahda a quitté le pouvoir début 2014 : le nouveau Premier ministre est Mehdi Jomaa. Quelle est l’orientation de sa politique ? Comment se situe Ennahda dans cette configuration politique ?

Il est important de noter tout d’abord que le mouvement Ennahda a réussi à quitter le pouvoir : ce faisant, il a démontré qu’il avait la capacité d’y renoncer, alors que beaucoup d’acteurs politiques tunisiens doutaient de la capacité des islamistes à lâcher prise, et pensaient qu’une dictature islamiste s’était instaurée et qu’il ne serait pas possible de s’en débarrasser. C’est une preuve significative, même si ce résultat n’a été obtenu que dans une tension et une négociation pénibles, d’une capacité démocratique ; il ne s’agit certes pas d’un acquis, mais c’est quand même un signe fort donné par Ennahda et qui va dans le sens d’une possible construction démocratique en commun.

Certes, comme le disent beaucoup de Tunisiens, les islamistes ont quitté le gouvernement mais pas le pouvoir, et beaucoup ne leur font pas confiance en termes de sincérité à être démocrates. Mais nous avons là la preuve qu’Ennahda a su accepter l’idée d’une alternance politique – fût-ce par peur de connaître un sort semblable à celui des Frères musulmans en Egypte. Ce n’était pas un acquis ni une évidence, et ce départ de la tête du gouvernement a été très important parce que cela a immédiatement fait baisser le niveau des tensions, des crises politiques, où l’on était dans une forme de binarité politique entre partisans des islamistes et opposants aux islamistes, partisans d’une vision plus bourguibienne, plus séculariste du pouvoir. Cette situation devenait épuisante et éprouvante, et par conséquent, cette transition politique a été la bienvenue car elle a apporté une forme de détente, de relâchement à la société tunisienne. Une pause salutaire.

Ensuite et de manière tout à fait personnelle, je suis très réservée sur le principe même d’une gouvernement de technocrates : le principe même de dire que l’on va prendre un gouvernement apolitique est quelque chose de presque aberrant. Je dis apolitique, car il s’agit d’un gouvernement censé être un gouvernement de technocrates, de gens sans appartenance politique marquée. Or, faire une révolution pour dire ensuite que l’on veut des gens qui ne font pas de politique, c’est une aberration, car c’est la négation même du processus qui est en cours, c’est-à-dire l’invention d’une nouvelle société politique. C’est pourquoi je suis extrêmement réservée sur ce point : il s’agit certes d’une trêve, d’un moment de pause dont la société a besoin pour refaire ses forces, pour refaire du lien entre les citoyens, pour sortir d’un climat de dissension et de tension permanentes ; mais il ne faut pas pour autant prétendre que l’on peut gérer un pays comme on gère une entreprise, de manière technocratique. D’autant plus qu’il s’agit d’un gouvernement technocratique au sens libéral, au sens capitaliste, qui conçoit qu’il faut que l’économie reparte pour qu’il y ait à nouveau un pays en état de marche ; face à cette vision technocratique, la question de la justice sociale et l’écoute de ceux qui ont donné les mots d’ordre de la révolution sont en définitive à peu près absents : on est dans une logique entrepreneuriale.

L’économie est donc au centre, et tout ce qui avait fait la révolution, les demandes de justice et de dignité, est mis à la marge sur le plan social. On considère en effet que tout ira mieux si l’économie va mieux : il s’agit là d’une manière de remettre au centre non pas les jeunes, non pas les jeunes chômeurs, non pas les déshérités et ceux qui avaient fait la révolution et ceux qui avaient rappelé qu’ils avaient été les oubliés de la prospérité, mais de mettre au centre les chefs d’entreprises, les décideurs politiques, les technocrates, et donc de remettre sur le devant de la scène finalement les capitaines d’industrie. A mon sens, cette situation ne pourra pas tenir longtemps. Encore une fois, il s’agit d’un avis personnel, et je tiens à le souligner : c’est un avis de citoyenne et d’intellectuelle que je propose, il s’agit d’une réflexion civique, politique, sans engagement partisan particulier mais aussi sans enquête particulière, dans le sens où, réfléchissant sur les sciences sociales et la révolution et invitant dans ce séminaire des chercheurs de terrain (et exclusivement de terrain), je ne conduis pas moi-même pour le moment une enquête de sciences sociales en Tunisie.

Vous évoquez les jeunes. Justement, comment se situe la jeunesse tunisienne aujourd’hui, aussi bien sur le plan politique que sociétal ?

C’est une question absolument essentielle.

Tout d’abord, le gouvernement de Mehdi Jomaa est un gouvernement beaucoup plus jeune que le précédent, ce qui est plutôt un bon signe, car c’est le signe que les acteurs gouvernementaux ont mieux entendu une demande forte de la jeunesse d’exister sur le plan civique et politique. Rappelons que c’est une révolution qui a été faite par des jeunes, et a fortiori par des jeunes non politisés. On met certes de plus en plus en avant le rôle de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), non pas dans sa section tunisoise (au niveau de la capitale), mais dans ses sections locales : le Syndicat aurait eu un effet d’entrainement, d’encadrement des forces révolutionnaires ; peut-être, mais tout cela s’est fait très vite, et sur une mobilisation des jeunes en grande partie sans concertation ni plan clairement préétabli.
Il demeure un vrai problème de la jeunesse, un problème non seulement de chômage mais aussi de non reconnaissance et de non encadrement de celle-ci. Il me semble qu’un gouvernement qui ne mettrait pas cette question au cœur de ses préoccupations ferait fausse route. Il y avait d’ailleurs eu un rapport de la Banque Mondiale, déjà sous Ben Ali, à propos de cette question du travail des jeunes, ce qui montre que l’on sentait déjà bien qu’il y avait un très fort malaise de ce côté-là, et l’année 2010 avait été décrétée par lui « année de la Jeunesse ». Peut-être y a-t-il d’ailleurs un parallèle possible à faire avec l’Europe occidentale où les jeunes sont les premiers à souffrir de la crise, en Espagne, en Grèce, en France… Le même phénomène d’une génération qui ne trouve pas sa place se perçoit en Tunisie.

Les premières amorces du phénomène contre-révolutionnaire qui ont été observées étaient dirigées contre les jeunes : arrestations de jeunes artistes, de rappeurs… il y a une manière de s’en prendre aux jeunes qui ne rentrent pas dans les cadres d’autrefois (car auparavant, il n’y avait pas de place pour de jeunes rappeurs, de jeunes artistes, et pour des jeunes dans la contestation, tout simplement) ; la répression les a frappés de plein fouet, alors que désormais les opposants politiques au sens classique ont trouvé une place légitime dans les cadres plus traditionnels des partis et des associations.

Ce qui est frappant, c’est qu’alors que tout un système de partis se met en place (il y a une floraison de partis depuis la révolution, on en est arrivés à près de 120 partis – ce qui en soi montre un besoin politique extrêmement fort) avec, grosso modo, un front islamiste et un front anti-islamiste, les jeunes qui ont une vingtaine d’années, eux, ne trouvent pas leur place dans ce jeu partisan : ils ne s’y reconnaissent pas, se sentent exclus de ce damier de partis, notamment parce qu’il est entre les mains d’acteurs politiques beaucoup plus âgés, d’une ancienne génération, qui sont soit des anciens Bourguibistes ou encore Benalistes ; soit des anciens opposants islamistes qui tiennent des partis islamistes ; soit des anciens opposants de gauche et d’extrêmes-gauche qui tiennent des partis de gauche. Tous ces anciens opposants qui avaient été mis à l’écart, qui avaient fait de la prison, estiment qu’avec la révolution, leur tour est venu, qu’ils en ont payé le prix, et donc qu’ils sont les nouveaux acteurs légitimes de la scène politique. Du coup, les jeunes qui n’avaient pas fait de prison, qui n’étaient pas dans l’opposition, se sentent complètement exclus et mis de côté. A cet égard encore, peut-être que l’on peut faire un parallèle sur ce point avec la manière dont les jeunes aujourd’hui, en France, se détournent de la politique au sens classique et traditionnel : il va falloir inventer d’autres modes d’action politique et civique, ou en tous cas entendre ce qui se passe de ce côté-là dans la jeunesse.

Enfin, sur le plan sociétal, les jeunes continuent d’être livrés à eux-mêmes, de subir le chômage le plus important, et ce, d’autant plus que la révolution a déstabilisé l’économie et renforcé le chômage. On culpabilise ceux qui tentent d’immigrer clandestinement en Europe, on stigmatise ceux qui veulent rejoindre la Syrie, en pensant qu’ils ont été embrigadés par des réseaux internationaux, mais sans se demander d’abord pourquoi des jeunes veulent renoncer à une révolution faite par des jeunes comme eux et quelles sont leurs motivations personnelles. On n’écoute pas la jeunesse, en un mot : on l’a vu lors de la grosse crise à l’université de la Manouba autour de la question du niqab, où pour ainsi dire aucune interview d’étudiants n’a été réalisée à ce sujet, une fois que l’on a salué l’héroïsme de la jeune Khaoula Rachidi qui a défendu le drapeau national face aux salafistes. De manière générale, tant que les jeunes ne seront pas considérés comme des citoyens au sens plein ce sera un signe d’échec pour la société elle-même.

Alors que ce nouveau gouvernement se met en place, qu’en est-il du mouvement Ennahda ?

Curieusement, on en parle beaucoup moins maintenant qu’ils ne sont plus au pouvoir. Bien sûr, il y a cette crainte politique que bien qu’ils aient quitté le pouvoir, ils soient en train de refaire leurs forces pour mieux revenir. Mais rappelons que dans un système démocratique, il n’y a rien de scandaleux ni d’illogique à prétendre revenir au pouvoir : c’est la logique même d’un système démocratique que d’être dans l’alternance et c’est démocratiquement, par le vote, que l’on peut entreprendre de contrer ce retour.

Ce qui devient apparent aussi, c’est que tous les désordres post-révolutions avaient été mis sur le compte de l’équipe au pouvoir, ce qui est assez logique. Maintenant qu’Ennahda est parti, et que de nombreux désordres persistent, plus ou moins graves, du terrorisme aux problèmes d’édilité, cela amène de nombreux Tunisiens à avoir un peu plus de recul par rapport à cette façon de faire des islamistes des bouc-émissaires de tous les dysfonctionnements, puisque l’on se rend compte que même avec ce gouvernement de technocrates apolitiques, la police, par exemple, continue de commettre des exactions graves, des abus de pouvoir, que la torture se maintient. C’est le signe qu’il persiste des problèmes propres à cette société postrévolutionnaire, qui ne sont pas directement imputables aux islamistes et à leur gestion, mais qui sont plutôt des problèmes de sortie de crise, ou de vacance du pouvoir, propres à une société en transition politique. Le cas des forces de l’ordre est un cas très important et crucial : elles étaient par définition au service de Ben Ali et de son régime, et même si elles ont été en situation de faiblesse relative au lendemain de la révolution, on voit bien qu’il n’y a pas eu de réforme profonde des structures répressives et policières effectuée au lendemain de la révolution.

Par ailleurs, s’est banalisée, pendant un moment, une assimilation par les opposants d’Ennahda des islamistes aux salafistes, ou aux djihadistes : on pensait qu’il s’agissait là d’une seule et même réalité, alors que ce sont des réalités politiques et sociologiques différentes. Je renvoie sur ce point à la compétence des politistes de plus en plus nombreux à étudier le mouvement salafiste. Or, avec la transition politique qu’offre le nouveau gouvernement Jomaa, on voit bien que l’assimilation systématique des islamistes aux salafistes ou aux djihadistes est en train de s’affaiblir, et l’on prend mieux conscience qu’il peut y avoir différents niveaux de réalité d’un islam politique. On va vers une complexification du spectre politique. Le travail de dialogue et d’affrontement, souvent virulent, qui s’est effectué au sein de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC), travail en commun au coude-à-coude de députés islamistes et non-islamistes, a permis de décanter dans une certaine mesure ces réalités : on a travaillé avec des islamistes dont on voyait bien qu’ils n’étaient pas des suppôts du djihadisme. L’acceptation de la complexité politique en Tunisie est un principe de réalité qui finit peu à peu par s’imposer (et je ne dis pas cela évidemment pour réhabiliter politiquement les islamistes).

Justement, par rapport aux représentations que l’on a des islamistes, une question revient souvent : celle des droits des femmes en Tunisie. On considère que sous Bourguiba, Ben Ali, il y a eu un grand progrès à ce niveau, mais qu’avec la révolution et les islamistes, il y a eu une régression. Faut-il nuancer cette idée ?

Il s’agit d’une question tout à fait symbolique et importante. La question des femmes occupe en Tunisie une place très spécifique par rapport à d’autres pays du monde arabe. Le statut des femmes est une sorte de charte nationale, de la même façon que la France est labélisée « patrie des droits de l’homme ». En Tunisie, il y a une fierté nationale d’être le pays qui a le statut le plus avancé en matière de droits des femmes dans le monde arabe, il s’agit là d’un motif de cohésion nationale très fort. Dans ce cadre, les islamistes, très vite, et Ghannouchi le premier, ont annoncé qu’ils ne demanderaient pas le changement du Code du Statut Personnel instauré par Bourguiba. Très vite, il s’est imposé une forme de consensus sur les acquis en matière de droit des femmes, dont il est vrai que Ben Ali les avait renforcés (en matière de divorce notamment).

Mais il faut voir aussi que la question des femmes (et pas qu’en Tunisie mais aussi en Egypte, en Afghanistan, en Iran) a été centrale dans tous les mouvements nationalistes de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle. On s’est livré à des débats extraordinaires sur les femmes dans ces périodes où le monde islamique tentait de se dégager de la tutelle coloniale ou d’une forme d’inféodation à l’Occident : il y a eu des débats extrêmement nombreux et riches sur la question de savoir s’il fallait libérer les femmes sur un modèle occidental, c’est-à-dire les émanciper, ou s’il fallait au contraire les éduquer, mais en revenant à des modèles plus traditionnels, plus religieux. La question des femmes n’est pas dans ce cadre historique une question en soi, c’est au contraire une question toujours liée à des impératifs de redressement national, de refondation de la nation. Cela a été un alibi de la dictature de Bourguiba et de Ben Ali (j’assume pleinement l’emploi du terme de « dictature » pour la période bourguibienne, il me semble que c’est difficile d’en douter), et ce fut à la source d’une forme de malentendu avec les nations occidentales et les régimes occidentaux : comment des dirigeants aussi libéraux en matière de droits des femmes auraient-il pu être en même temps des dictateurs ? Cela paraissait incompatible, car dans notre système démocratique, on a tendance à penser que quiconque reconnait des droits aux femmes est quelqu’un d’éclairé. Aussi, les femmes ont bénéficié de statuts très avancés sous Bourguiba et Ben Ali, mais pas non plus d’une égalité complète de droits, d’où l’existence de mouvements féministes qui ont été actifs ; c’était à la fois des mouvements démocratiques (et donc soumis à une répression), et en même temps des mouvements qui étaient d’une certaine façon protégés. Ces mouvements féministes ont eu d’une certaine manière beaucoup de chance parce que c’était dans un contexte où le statut des femmes était un objectif politique prioritaire : il y a eu une forme d’instrumentalisation de la question des femmes dans la Tunisie indépendante jusqu’à la Révolution.

Et donc avec la chute du système benaliste, je ne dirais pas que la question des droits des femmes a régressé, parce que les femmes féministes et les mouvements féministes se sont battus : il n’y a pas eu de régression, à la fois parce que les islamistes savaient qu’ils ne pouvaient pas toucher au code du statut personnel (car cela aurait remis en cause d’une certaine façon les fondements de la nation), et parce qu’il y a eu une mobilisation forte des associations féministes, qu’il y a eu aussi une forme de consensus citoyen pour avoir un statut avancé des femmes. Mais le statut des femmes n’était plus aussi intouchable. Toutes les voix pouvaient s’exprimer désormais sur ce plan. Comme suite logique de la liberté d’expression, certains courants islamistes ou certains prédicateurs lancent périodiquement des ballons d’essai pour parler de retour à la polygamie, pour parler de voile intégral, y compris pour les petites filles… etc. Et l’on envisager d’autres velléités d’un retour en arrière… Mais voyez le cas de l’Espagne avec la question de l’avortement.

Et, sur ce point, le président tunisien a commis des maladresses épouvantables en décidant d’emblée que le niqab allait être autorisé, ce qui ouvrait la voie à toutes sortes de problèmes, notamment dans les universités. Mais ce n’est même pas cela qui est le fond du problème, parce que l’on peut aussi considérer, même si cela ne va pas de soi, qu’avec l’avènement d’une société libre, le port du niqab peut être envisagé, peut être vu comme une liberté. Le problème, c’est qu’il a adopté des termes extrêmement péjoratifs pour parler des femmes qui, elles, ne portaient pas le voile, et de ce fait on a eu l’impression d’une sorte d’inversion brutale de l’histoire, où d’un seul coup, ce qui devenait anormal, c’était de ne pas porter le voile, c’était d’être dans un mode de vie détaché de l’islam, séculariste.

Au final, ça n’a pas été le cas, et en termes de droits, la Constitution tunisienne sanctionne plutôt une avancée des droits des femmes plutôt qu’un recul : il y a notamment un droit à la parité dans les instances élues qui est acquis depuis la Constitution de 2014.

Par ailleurs, au féminisme laïc tunisien vient aujourd’hui s’ajouter un féminisme religieux : islam et féminisme ne sont pas incompatibles dans les dynamiques sociales contemporaines. Il est important de dire qu’il y a une laïcité tunisienne qui est presque aussi tenace et féroce que la laïcité française, et qui en est d’ailleurs très proche en termes de références et de modèles. C’est au point que je vois parfois sur des réseaux sociaux des laïques tunisiens qui vont relayer des sites d’extrême-droite islamophobes au nom de la laïcité : la crainte des islamistes et le rejet des islamistes amènent à des positions laïques forcenées, qui sont parfois limite. Du coup, il y a une telle empathie entre les féministes laïques françaises et ce féminisme laïque (des relations qui se sont constituées autour d’une référence au féminisme des années 1970, le féminisme de la deuxième génération…) que l’on peut avoir l’impression en France que ces féministes laïques tunisiennes parlent pour toutes les femmes tunisiennes ; or, la réalité qu’il ne faut pas oublier, c’est que les Tunisiennes ont voté majoritairement pour Ennahda, au même degré que les hommes, et que l’extrême majorité des femmes qui siègent à l’ANC (au total, elles sont au nombre de quarante-neuf) sont des femmes islamistes. Il ne faut pas perdre de vue cette réalité, et le fait que le féminisme en Tunisie est en train de bouger, c’est-à-dire qu’un féminisme dit « islamique » est en train de se développer. Il s’agit d’un féminisme religieux (comme celui interne au christianisme ou au judaïsme), c’est-à-dire d’un courant qui veut faire changer la place des femmes sur la base d’une réinterprétation des textes sacrés, qui se livre à un travail d’exégèse, ou veut concilier de manière concrète un engagement dans la foi et un engagement féministe. Jusque-là ce courant était peu représenté voire absent en Tunisie, mais il y prend forme, comme ailleurs dans le monde. Ces questions sont de mieux en mieux étudiées et l’on observe des courants très divers, avec des positions extrêmement différentes, où certaines féministes musulmanes vont défendre le voile, et où d’autres vont dire au contraire que la pudeur de la femme n’a pas besoin du voile. Par exemple en Egypte, certaines théologiennes féministes sont plutôt dans un mouvement de dévoilement, pour dire que la vraie pudeur de la musulmane ne nécessite pas un morceau de tissu. Il y a des positions qui sont donc extrêmement plurielles, avec des désaccords : il faut donc prendre en compte cette complexité de la question des femmes, qui n’est pas perçue si l’on se positionne uniquement dans le cadre d’un féminisme français de tradition laïque, héritier du MLF. D’autant plus que les « femmes tunisiennes », ce n’est pas une réalité insécable.

Une question qui est sous-jacente à votre séminaire de cette année, et qui se pose aussi avec la question des femmes, c’est celle des attentes qu’il a pu y avoir autour de cette révolution, tant en Tunisie, que dans toute la région et aussi dans l’Occident. Y a-t-il eu une incompréhension par l’Occident des conséquences de la révolution ?

C’est ça qui est très intéressant, et très difficile à vivre pour la Tunisie. Immédiatement, dans l’euphorie qui a suivi les débuts révolutionnaires, chacun a projeté sa révolution : il y avait une révolution des jeunes, une révolution de la justice sociale pour la dignité, il y avait celle des islamistes, celle des salafistes pieux. Chacun avait son projet pour l’avenir. Et pour une grande partie des élites économiques tunisiennes, la révolution était une simple « révolution de palais » : c’est ce que certains politologues ont pu très vite penser. Selon cet establishment, on s’était débarrassé de Ben Ali, de la branche pourrie de l’arbre, de cette branche corrompue qui empêchait de faire des affaires, sa famille était une sangsue pour le pays ; mais le système, lui, ils l’estimaient sain, et ne voyaient pas de raison d’en changer. Pour beaucoup de représentants de ces élites urbaines et industrielles, le système de Bourguiba et de Ben Ali était un bon système dès lors qu’il n’y avait pas de corruption : cela amène à une position qui est de l’ordre du statu quo, et pas du tout de l’avancée révolutionnaire ; il y a à cet égard un malentendu complet, et cela justifie d’ailleurs aujourd’hui le discours des jeunes qui disent qu’il n’y a pas eu de vraie révolution. C’est vrai aussi qu’il y a des révolutions qui sont des échecs, et il y a peut-être plus d’échecs révolutionnaires qu’il n’y a de succès révolutionnaires.

Mais pour ma part, je pense qu’il s’agit d’une vraie révolution, même si on ne s’en rend pas encore compte, et ce, même si l’on voit clairement des forces contre-révolutionnaires à l’œuvre ; ce qui était à craindre au début, c’était qu’il se produise ce qui s’est passé sous le régime de Ben Ali : Ben Ali a fait un coup d’état médico-légal, a chassé Bourguiba ; pendant quelques années, quatre ans environ, on a eu l’impression qu’il soufflait un vent de liberté, de libéralisme ; mais le système a continué de fonctionner comme il était, c’est-à-dire que par exemple, les journalistes, qui étaient tellement habitués à chanter les louanges du chef de l’Etat, ont poursuivi de la même façon, et le système fonctionnait tout seul. Or, on aurait pu redouter que le même principe mimétique s’applique avec les islamistes, que petit à petit la presse redevienne une presse complètement aux ordres, et qu’il y ait des formes d’opportunisme, d’autres acteurs se coulant dans le même moule. Mais cela n’a pas du tout été le cas, finalement : la liberté d’expression qui a explosé au moment de la Révolution s’est maintenue, et le citoyen tunisien a désormais le sentiment qu’il a le droit de dire ce qu’il veut et ce qu’il ressent, il le dit et il l’exprime ; il y a également des mouvements sociaux de tous les côtés qui continuent, des grèves… Il s’agit de quelque chose qui n’a pas faibli : le sentiment d’un droit à l’expression et l’assurance d’avoir des droits à faire valoir. Aussi, c’est un processus irréversible que nous observons. Et c’est en cela que je parle d’une « vraie » révolution. Par ailleurs, une révolution, cela s’évalue sur plusieurs décennies, ce n’est pas quelque chose que l’on peut évaluer facilement en quelques mois ou même en quelques années : il y a donc bien un processus enclenché, qui est un mouvement irréversible, mais dont on ne sait pas ce qu’il produira, dont on ne sait pas où il mènera.

Pour revenir plus précisément à votre question sur les malentendus et les attentes qui ont émergé autour de cette révolution, il faut rappeler que si la révolution tunisienne a eu un écho si extraordinaire dans le monde, c’est parce qu’il s’agissait d’une révolution sans modèle au préalable, sans leader apparent, sans idéologie toute faite : il s’agissait vraiment de la révolution de la dignité. On sait bien l’écho qu’elle eu partout dans le monde, ce qui était inouï pour la Tunisie, mais cet élan est trop rapidement retombé : en effet, toutes sortes d’intellectuels dans le monde ont salué la révolution en 2011, mais dès qu’il y a eu les élections d’octobre et le vote qui a porté Ennahda en tête des partis élus, on est tout de suite passé à « l’hiver islamiste », le jasmin s’étant « fané »… Soudainement, dans le monde et surtout dans le monde occidental, on ne croyait plus à cette révolution, car partout où apparaissent les islamistes, on considère que c’est en soi un échec. L’islamophobie a beaucoup joué, de la part des Occidentaux, et de manière évidente : il persiste l’idée que l’on ne peut pas comparer la démocratie chrétienne d’après-guerre avec les partis islamistes d’aujourd’hui, parce que l’islam serait d’une essence tellement différente que cette comparaison serait impossible. Je ne dis pas que construire une démocratie à référent musulman sur le modèle de la démocratie chrétienne soit vraiment la solution, car toute problématique d’un « modèle » est discutable. Mais on n’a pas affaire à des histoires incommensurables et c’est ce principe qu’il faut défendre. Je pense juste qu’il y a une place pour les islamistes dans le jeu démocratique, et qu’il faut de toute façon construire cette place : je ne dis pas qu’ils sont démocrates par essence, car d’une certaine manière, on n’est jamais démocrate que quand on est obligé d’être démocrate, car la démocratie est un système institutionnel et c’est dans les institutions que l’on doit avoir confiance, pas dans les partis, ni dans les hommes ou les femmes ; mais la démocratie islamiste reste à être inventée, et en Tunisie, on avance dans cette voie. Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a eu des expériences de participation politique d’islamistes au pouvoir qui ne se sont pas traduites par des catastrophes, comme l’a bien montré le cas de la Jordanie, par exemple, que l’on oublie trop souvent. Il peut donc y avoir une forme de banalisation et de routinisation de cette participation politique de gens qui représentent des composantes majeures du corps politique. C’était donc une vision catastrophiste et excessive que de décrier le caractère universaliste de la révolution tunisienne au prétexte que des islamistes y participaient dorénavant. C’est l’idée qu’il ne peut pas y avoir d’universalisme avec l’Islam et cette idée n’est pas recevable.

Ainsi, il y a eu une attente très forte, puis un très fort malentendu ; mais aujourd’hui, le vote de la Constitution a été une seconde sorte de divine surprise où la Tunisie redevenait tout d’un coup fréquentable, parce qu’elle s’était dotée d’une constitution laïque, progressiste : on ne s’y attendait plus, et on avait cette impression que cela s’était fait contre les islamistes. Cela s’est certes fait en partie contre eux, et il a fallu batailler pied à pied sur certains points, mais avec un parti islamiste majoritaire à l’assemblée, cela n’a pas non plus pu se faire sans eux : il faut en être conscient et l’accepter.

Pouvons-nous revenir sur la question de l’exemplarité tunisienne que vous avez également abordée cette année au sein de votre séminaire à l’EHESS ?

C’est une question aussi importante et difficile. Dans un premier temps, je dirais que la problématique de l’exemplarité tunisienne pose problème : c’est ce qui a permis à un régime dictatorial de paraître légitime aux yeux du monde occidental. La Tunisie était ainsi le premier pays en matière de statut des femmes, exemplaire aussi en matière d’abolition d’esclavage (sauf qu’aujourd’hui, l’enracinement du problème des Noirs tunisiens a éclaté avec la révolution, et l’on découvre toute l’ampleur du racisme). Il y a toute une série de satisfecits en matière d’exemplarité qui ont servi d’alibis pour que le régime dictatorial soit laissé tranquille par l’Occident : aussi, appuyer cette question d’exemplarité peut être pernicieux et avoir des effets pervers. Mais en même temps, il y a bien une singularité et une exemplarité tunisienne, quand on voit à quel point la Tunisie essaye de s’en sortir sans guerre civile, sans affrontements meurtriers, alors même qu’on aurait pu craindre cette guerre civile l’été dernier (2013) ; au contraire, on observe beaucoup de sagesse et de pondération de la part des acteurs politiques, du peuple tunisien, de la société tunisienne. Donc sur ce point, il faut bien s’interroger sur une forme d’exemplarité tunisienne.

Il y a un argument qui revient tout le temps en faveur de l’exemplarité, c’est celui de l’éducation, car depuis Bourguiba, l’Etat tunisien est celui qui a fait le plus d’efforts pour l’éducation dans le monde arabe (il y a un taux d’alphabétisation très fort), et ce serait pour cette raison, d’après cet argument, que les Tunisiens pourraient entrer en transition démocratique. A mon sens, cet argument à lui seul ne tient pas, car si l’éducation était la clef du changement politique, cette transition démocratique se serait effectuée plus tôt, quand le système d’instruction fonctionnait bien, et pas quand on trouvait qu’il se dégradait et que le niveau de l’instruction baissait etc…

Mais il y a quelque chose en Tunisie que je ne retrouve pas dans d’autres pays, et qui pour moi explique beaucoup des traits de cette phase de transition politique : c’est le sens de l’Etat, qui, en Tunisie, est très fort. J’entends par là que même quand on écoute les citoyens qui sont déçus par la révolution et qui disent que rien n’a changé, on voit bien que, même dans la contestation, même lorsqu’ils insultent les représentants de l’Etat parce qu’ils ne font pas ce qu’ils devraient, ils ont cependant une attente persistante par rapport à l’Etat. Cela prouve qu’ils ont le sens d’un dû : l’Etat a un devoir envers eux, l’Etat existe, le sens du bien commun existe. Il s’agit de quelque chose que l’on ne retrouve pas de la même façon, que ce soit au Maroc ou en Egypte par exemple (en Egypte, dans les premiers mois de la révolution, on a déploré plusieurs scènes de lynchages, pour punir des voleurs, les villageois se faisaient justice eux-mêmes. En Tunisie, la notion de l’Etat empêche ce type de pratiques). Cela est sans doute aidé par la géographie : l’Etat est proche, car la Tunisie est un petit pays, ce qui permet aussi une proximité de ses représentants.

Vous avez à plusieurs reprises, au cours de cet entretien, évoqué la Constitution tunisienne qui a été votée en janvier 2014. Justement, penchons-nous sur le cas d’un autre texte : la nouvelle loi électorale, qui a été adoptée le jeudi 1er mai 2014. Que permet-elle ?

La loi va permettre la tenue d’élections législatives et présidentielles dans l’année. Mais je voudrais revenir sur les points d’achoppement de cette loi : c’est une loi qui est passée difficilement, car sur 217 députés, seulement 132 l’ont votée. C’était une loi contestée, difficile à mettre au point, avec deux nœuds importants de tension.

Il y a un premier échec à relever : la Constitution avait adopté le principe d’une parité de genre des listes pour toutes les instances élues. A cet égard, il y avait un enjeu pour la loi électorale : celui d’imposer une parité des têtes de listes. En effet, lors du vote pour l’ANC, il y avait déjà un principe de parité à l’œuvre, mais les partis ont alors presque systématiquement placé des hommes en tête de liste : se retrouvaient en position éligible des hommes, et ensuite des femmes ; par conséquent, seules les listes qui remportaient de forts scores ont eu deux élus ou plus, et donc ont eu des femmes ; et dès lors, la très grosse majorité des femmes élues à l’ANC ont été des femmes islamistes. La loi électorale a été un échec du fait qu’il y avait cette demande pour que la parité soit également instaurée au niveau des têtes de liste : mais cela n’a pas été voté.

Elle a également été un échec pour une autre question très importante : l’inéligibilité des anciens cadres du parti et du régime de Ben Ali n’a pas été votée. C’était un enjeu majeur que d’éliminer la possibilité de se présenter aux élections pour les soutiens de l’ancien régime, ceux qui avaient vraiment été impliqués dans la politique de Ben Ali, ou qui avaient été des cadres importants du parti au pouvoir : avec l’accord des islamistes qui se sont rapprochés de leurs anciens bourreaux d’hier, qui les avaient mis en prison et opprimés, il y a eu une sorte de transaction politique ; du coup, les anciens Benalistes sont libres de se présenter aux prochaines élections. Il s’agit là d’un problème parce que même si l’on peut penser qu’un esprit de réconciliation n’est pas en soi une mauvaise chose, il demeure problématique d’imposer cette réconciliation avant que la justice soit passée. La justice transitionnelle a tardé à se mettre en place et cela favorise un mouvement contre-révolutionnaire. Certes, comme tous les historiens, je sais que la contre-révolution va de pair avec la révolution : dès qu’on a une révolution, on sait que l’on va avoir une nostalgie, cela fait partie du processus et c’est quelque chose à quoi il faut s’attendre. Ce processus contre-révolutionnaire est clairement en cours, et nous avons toute une série de partis qui sont des anciens partis benalistes recyclés. Mais le problème est qu’il n’y a pas même eu de sanction politique envers les anciens cadres du régime, sans parler du judiciaire. Et cette décision a été prise avant qu’il y ait une justice transitionnelle, la commission Vérité et Dignité vient seulement d’être inaugurée : il existe un décalage flagrant entre le besoin de justice d’une majorité de la société tunisienne, et cette tolérance qui tout d’un coup est accordée aux anciens cadres du régime.

Enfin, sur le plan régional, où en est le projet de l’Union du Maghreb Arabe ?

Dès la révolution, et dès son arrivée au pouvoir, le président Marzouki avait annoncé une relance du projet de Maghreb Arabe. Cet enjeu est revenu très vite comme un horizon politique, alors qu’il s’agissait d’un vœu pieux qui avait été plus ou moins enterré auparavant. La Constitution de janvier 2014 est également revenue sur ce projet, et le valide. Et récemment, la visite du roi du Maroc à Tunis, et le fait que la première visite officielle de Mehdi Jomaa ait été pour l’Algérie, sont autant de signes qui relancent évidemment ce processus.

Publié le 24/06/2014


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


Historienne et anthropologue du Maghreb, actuellement directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Jocelyne Dakhlia mène une recherche au long cours sur l’Islam méditerranéen. Durant l’année universitaire 2013-2014, elle a animé le séminaire de recherche à l’EHESS « Un paradigme tunisien ? Histoire et sciences sociales en révolution ».


 


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