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Jean Marcou est professeur émérite à Sciences Po Grenoble-UGA. Dans cet entretien pour Les clés du Moyen-Orient, il analyse le discours du président Erdoğan à l’encontre du Premier ministre Benyamin Netanyahou. Puis il revient sur les relations de la Turquie avec l’Iran, et notamment dans le contexte du conflit et du cessez-le-feu israélo-iranien. Le positionnement de la diplomatie turque sur la question de la résolution du conflit est également analysé par Jean Marcou.
Dès les premiers développements de la guerre de Gaza, Recep Tayyip Erdoğan n’a pas maché ses mots à l’encontre de Benyamin Netanyahou. Ces derniers ont été très durs et n’ont pas changé après le déclenchement de la campagne de frappes israéliennes massives contre l’Iran. Bien au contraire, le 18 juin 2025, parlant au groupe parlementaire de l’AKP, le président turc déclarait : « Netanyahou a de longue date surpassé le tyran Hitler dans la commission du crime de génocide. » Et il poursuivait : « Nous faisons tout ce que nous pouvons pour arrêter cette agression inhumaine contre Gaza, le Liban, la Syrie, le Yémen et notre voisin l’Iran. » Depuis 2023, la dénonciation de la guerre conduite par Israël à Gaza et ses conséquences pour les populations civiles, a été associée à « une menace » constituée par l’État hébreu pour la stabilité de la région, et pourrait-on dire pour la sécurité même de la Turquie. Significativement, en octobre 2024, dans son discours d’ouverture de la session parlementaire turque, au moment où Israël commençait à frapper le Liban et le Hezbollah, Recep Tayyip Erdoğan avait annoncé que la prochaine cible des attaques israéliennes pouvait être son propre pays.
Dans ce cadre, Erdoğan a souvent accusé Netanyahou de « terrorisme », mais plus récemment le terme le plus communément utilisé pour caractériser la stratégie israélienne au Moyen-Orient est celui de « banditisme » (haydutluk en turc). Le 18 juin dernier toujours, le chef de l’État turc estimait qu’en attaquant l’Iran, dans le sillage des opérations conduites depuis 2023, Israël était en train « d’étendre sa zone de banditisme » dans la région. La perception turque de cette menace israélienne est très concrètement reliée à deux facteurs. Le premier est de nature stratégique. Les revers militaires subis par l’Iran et ses alliés au cours de l’année écoulée placent la Turquie en première ligne des adversaires potentiels d’Israël au Moyen-Orient. Depuis la chute de Bachar al-Assad, elle est d’ailleurs elle-même perçue en Syrie comme une « menace » par l’État hébreu. Le second facteur est lui d’ordre matériel et humanitaire. Ankara redoute les effets de ces offensives israéliennes en chaine sur le plan migratoire. On sait que la guerre civile syrienne a eu des conséquences considérables pour la Turquie avec l’accueil de plusieurs millions de réfugiés syriens dont il est probable que la plupart ne rentreront pas chez eux. L’instabilité de l’Irak et celle de l’Afghanistan entretiennent depuis des flux migratoires moins spectaculaires, mais constants, vers ce pays. Ces phénomènes en outre fragilisent ses frontières. Il est significatif d’ailleurs qu’au cours de la dernière décennie, la Turquie ait entrepris, sur ses frontières syriennes, irakiennes et iraniennes, la construction de murs qui sont en partie achevés. C’est également ce risque migratoire que Recep Tayyip Erdoğan a évoqué lors d’une entrevue qu’il a eue avec le chancelier Merz dans l’espoir de faire réagir les Européens aux premières frappes israéliennes sur l’Iran.
Plus généralement, au-delà de ces deux facteurs proprement turcs, la perception de cette menace par la Turquie est géopolitique. Les initiatives israéliennes au Moyen-Orient affectent la relation d’Ankara avec le monde musulman, appelé à faire preuve d’une plus grande solidarité, et avec les Occidentaux que la Turquie espère pouvoir persuader d’atténuer, voire de revoir, leur soutien à l’État hébreu. « Nous devons faire preuve d’une plus grande solidarité pour mettre fin aux actes de banditisme israéliens, non seulement en Palestine, mais aussi en Syrie, au Liban et en Iran », a déclaré Erdoğan, le 21 juin, lors de la conférence des ministres des affaires étrangères de l’Organisation de coopération islamique (OCI), à Istanbul. « Il n’y a pas de problèmes palestinien, libanais, syrien, yéménite ou iranien, mais il y a clairement un problème israélien », a déclaré Hakan Fidan, le ministre turc des Affaires étrangères pour convaincre la société internationale « d’empêcher que la situation ne dégénère en une spirale de violence qui compromettrait davantage la sécurité régionale et mondiale ».
Depuis le traité de Qasr-i-Chirin, au 17éme siècle, ces deux pays ne se sont pas affrontés militairement. Mais, s’ils se connaissent bien et savent comment prévenir leurs conflits potentiels, ils entretiennent des relations inégales, faites tantôt de rapprochements stratégiques spectaculaires, tantôt d’antagonismes persistants. Au cours de la dernière décennie, la Turquie et l’Iran se sont retrouvés face-à-face lors de la crise syrienne, la première soutenant l’opposition, le second, le régime de Bachar al-Assad. En 2015, Ankara a également apporté son appui à l’intervention saoudienne au Yémen, dénonçant même à cette époque les visées « impérialistes » de Téhéran dans la région. Cela n’a pas empêché les deux pays de se retrouver en 2017 pour soutenir résolument le Qatar face à l’embargo que lui imposaient les autres monarchies du Golfe. Peu après, au sein du processus d’Astana, Ankara et Téhéran ont essayé de promouvoir avec Moscou une stabilisation de la guerre civile en Syrie. En 2024, la chute du régime de Bachar al-Assad a bien sûr constitué la revanche stratégique de la Turquie en Syrie, sur l’Iran et la Russie, mais on observe que les Turcs se sont attachés à maintenir le contact avec les Iraniens pendant la progression du processus de transition politique, et en tout cas, ont veillé à ne pas les humilier.
Au lendemain des premières frappes israéliennes sur l’Iran, Recep Tayyip Erdoğan a dénoncé une attaque contraire au droit international, mettant en exergue « la menace irresponsable représentée par Israël pour les stabilités régionale et globale », en estimant que le Moyen-Orient ne pouvait pas se permettre de connaitre une nouvelle guerre, et que l’Iran avait « le droit de se défendre ». Peu après, le président turc a même dénoncé le risque d’instauration dans la région « d’un nouvel ordre Sykes-Picot dont les frontières seraient tracées dans le sang ». Cette diatribe contre le bouleversement en cours du Moyen-Orient et le soutien apporté à son voisin iranien étaient d’autant plus incontournables et importants qu’Istanbul accueillait, les 21 et 22 juin 2025, une conférence de l’OCI. Mais ils n’étaient pas sans risque pour la Turquie dans la mesure où ils étaient susceptibles d’affecter aussi ses relations avec les Etats-Unis, alors même que le chef de la diplomatie iranienne, Abbas Araghchi, s’exprimait depuis la Turquie sur la crise en cours. L’entrée en guerre des Américains est d’ailleurs intervenue alors que cette conférence était en cours, complexifiant encore la situation pour Ankara. Toutefois, l’engagement américain s’est produit dans un contexte où la Turquie, au-delà de la rhétorique hostile à Israël que nous observions précédemment, n’a cessé de lancer des appels à la retenue et à la préservation de la stabilité régionale. Recep Tayyip Erdoğan en particulier a multiplié les contacts téléphoniques avec les États-Unis, les Européens et ses voisins régionaux, jouant une partition complexe combinant une condamnation véhémente d’Israël et un discours plus posé mettant en exergue la préservation de la sécurité collective.
L’attaque israélienne de l’Iran et le soutien militaire que lui ont apporté les États-Unis, dans la nuit du 21 au 22 juin, a constitué un nouveau défi pour la politique étrangère de la Turquie. Au cours des dernières années, cette politique s’est caractérisée, notamment dans le cadre du conflit ukrainien, par l’adoption réussie d’une posture de grand écart entre l’Est et l’Ouest, condamnant l’agression russe, sans appliquer les sanctions contre Moscou. Il restait à démontrer que la Turquie était capable de gérer sa relation contradictoire avec les Etats-Unis et Israël. C’est en grande partie chose faite.
À cet égard, le positionnement de la Turquie lors du 32e sommet de l’OTAN, qui s’est tenu à La Haye, les 24 et 25 juin 2025, au lendemain de l’annonce par Donald Trump de la conclusion du cessez-le-feu entre Israël et l’Iran, est révélateur. Recep Tayyip Erdoğan, placé à côté du président américain, lors de la photo officielle de la conférence, a déclaré que son pays saluait le cessez-le-feu en question, ajoutant qu’il attendait des deux parties qu’elles « se conforment pleinement et sans condition » à l’appel de son « ami Trump ». Dans son discours à l’issue du sommet, Erdoğan a souligné les efforts diplomatiques intenses entrepris par son pays, dès le début de la crise, en rappelant la gravité des risques que celle-ci avait fait courir à la région. Il a redit sa conviction qu’en ce qui concerne le dossier nucléaire iranien, « seuls la négociation et le dialogue » pouvaient parvenir à une solution durable. Mais ce discours conciliant n’a pas empêché le président turc d’évoquer la situation de Gaza. Rappelant que « 56 000 Gazaouis (pour la plupart des femmes et des enfants) avaient perdu la vie du fait des frappes israéliennes », il a pointé du doigt le blocage actuel des produits de première nécessité par Tsahal pour affirmer qu’on ne pouvait « rester silencieux face à une telle barbarie ». Il reste que l’objectif d’Erdoğan en l’occurrence était surtout d’accréditer l’idée que son pays pouvait être désormais une puissance d’équilibre dans la région. Interrogé sur sa rivalité avec Israël et sur la question de savoir si l’OTAN défendrait la Turquie en cas de conflit avec Israël, le chef de l’État turc a minimisé ce risque. On se souvient d’ailleurs que les deux pays s’étaient rencontrés de façon confidentielle en Azerbaïdjan, il y a quelques semaines, pour gérer la présence de leurs forces aériennes dans le ciel syrien.
En réalité, à La Haye, Erdoğan a réussi ce que les Européens ne peuvent pas faire : entretenir une relation de proximité avec Trump tout en se permettant de critiquer sévèrement Israël. L’annonce de la tenue du prochain sommet de l’OTAN en Turquie vient en outre conforter les ambitions internationales de la Turquie. Pour autant, le statut de médiateur de ce pays est loin d’être acquis, tant sur le dossier ukrainien, que sur la scène moyen-orientale. On se souvient que les négociations russo-ukrainiennes qui ont eu lieu récemment à Istanbul n’ont pas donné de résultats probants. Quant à la capacité de la Turquie à être un acteur diplomatique central au Moyen-Orient, elle est encore à démontrer, car sa relation avec l’État hébreu est trop dégradée pour le permettre. Les grands écarts de la Turquie en Europe orientale et au Moyen-Orient sont certes des postures diplomatiques réussies, mais pour être des facteurs durables de réelle stabilité, ils requièrent plus de résultats tangibles.
Ce constat amène d’ailleurs à s’interroger sur la relation turco-américaine en elle-même. Erdoğan est indiscutablement parvenu à conforter sa relation avec Trump, mais il n’a guère obtenu de sa part de concessions effectives significatives, que ce soit sur le plan économique, ou sur le plan militaire. Lors d’une rencontre en marge du 32e sommet de l’OTAN (la première entre les deux dirigeants depuis le début du second mandat de Donald Trump), la question d’un retour de la Turquie dans le programme F35 qui lui permettrait de moderniser sa flotte aérienne de combat (au moment où le conflit entre Israël et l’Iran vient de rappeler l’importance de l’aviation dans les conflits contemporains), a été évoquée. Mais tout cela n’a pas débouché sur des décisions concrètes. Il semble bien que Donald Trump hésite encore sur les rapports qu’il entend établir avec la Turquie et le rôle ultime qu’il lui voit jouer dans la région.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.
Jean Marcou
Jean Marcou est actuellement Professeur des Universités à l’IEP de Grenoble (France) après avoir été pensionnaire scientifique à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul où il a dirigé, de 2006 à 2010, l’Observatoire de la Vie Politique Turque (OVIPOT – http://ovipot.hypotheses.org/). Il a été aussi directeur de la Section francophone de la Faculté d’Économie et de Sciences Politiques de l’Université du Caire (Égypte), entre 2000 et 2006.
A l’IEP de Grenoble, il est directeur des relations internationales et dirige également le Master « Intégration et Mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient. » Ses principaux champs d’enseignement et de recherche concernent la vie politique turque (Constitutions, élections et partis politiques…), les transitions politiques dans le sud de l’Europe, l’Union européenne, et l’évolution des équilibres politiques au Moyen-Orient (vue notamment au travers de la politique étrangère turque).
Derniers articles parus (2011-2012)
– Nombreux articles dans le « Blog de l’OVIPOT » : http://ovipot.hypotheses.org
– Marcou (Jean), « Turquie. La présidence de la République, au cœur des mutations du système politique », P@ges Europe, 26 mars 2012 – La Documentation française © DILA http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000481-turquie.-la-presidence-de-la-republique-au-caeur-des-mutations-du-systeme-politique-par/article
– Marcou (Jean). « Le modèle turc controversé de l’AKP », in Moyen-Orient, N°13, janvier-mars 2012, p. 38 à 43.
– Marcou (Jean). « La place du monde arabe dans la nouvelle politique étrangère d’Ahmet Davutoglu », in Dorothée Schmid (dir.), Le retour de la Turquie au Moyen-Orient, Editions du CNRS - IFRI, décembre 2011, p. 49-68
– Marcou (Jean).- « La nouvelle politique étrangère de la Turquie », Les Clés du Moyen-Orient, décembre 2011, http://www.lesclesdumoyenorient.com/La-nouvelle-politique-etrangere-de.html
– Marcou (Jean). « Les multiples visages du modèle turc », Futuribles, N°379, novembre 2011, p. 5 à 22.
– Marcou (Jean). « La politique turque de voisinage », EurOrient (L’Harmattan), N°35-36, novembre 2011, p. 163-179
– Marcou (Jean). « Recep Tayyip Erdogan, plus que jamais maître à bord », Grande Europe (La Documentation française), N°36, Septembre 2011, p. 12 à 21.
– Marcou (Jean). « Turcs et Arabes : vers la réconciliation ? » in Qantara (Revue de l’Institut du Monde Arabe), N°78, janvier 2011, p. 49 à 54.
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