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Entretien avec Jana Jabbour – La politique étrangère de la Turquie

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Jana Jabbour
Publié le 04/05/2016 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Jana Jabbour

Quelle est l’orientation de la politique étrangère turque pendant la guerre froide ? Pour quelles raisons ?

Il est impossible aujourd’hui de comprendre l’orientation nouvelle de la politique étrangère turque sous l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) sans la mettre en perspective et la comparer avec les pratiques passées. Depuis la fondation de la République turque par Mustafa Kemal en octobre 1923 et jusqu’à la Seconde guerre mondiale, la diplomatie turque se basait sur deux principes : d’une part, l’isolationnisme, illustré par le slogan de la république « Paix chez soi, paix dans le monde », et censé protéger et consolider l’État naissant en le distanciant de l’environnement extérieur ; d’autre part, une rupture avec le voisinage arabe. En effet, souhaitant façonner une nouvelle identité turque débarrassée des influences orientales, Mustafa Kemal a délibérément tourné le dos au Moyen-Orient, celui-ci étant perçu comme un espace d’arriération culturelle, politique et économique et faisant figure de repoussoir pour une Turquie soucieuse de s’engager dans un processus de modernisation occidentale.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les menaces de l’URSS ont contribué à ancrer la Turquie davantage en Occident. Cherchant le parapluie sécuritaire occidental, Ankara a accepté la doctrine Truman en 1947, et est devenue membre de l’OTAN en 1952 après sa participation à la guerre de Corée. En parallèle, elle est membre fondateur du Conseil de l’Europe en 1949 et signe l’accord d’association avec la Communauté économique européenne en 1963. Tout au long de la Guerre froide, la Turquie occupe une place centrale dans le dispositif sécuritaire de l’Alliance atlantique ; par exemple, elle fait partie du pacte de Bagdad dont le but est d’entraver l’expansion de l’influence soviétique.

La Guerre froide a ainsi placé Ankara et les régimes arabes nationalistes dans des positions diamétralement opposées. De par son alignement sur le camp occidental, la Turquie apparut aux yeux des États arabes comme l’auxiliaire des États-Unis et le cheval de Troie de l’Occident dans la région, et ce d’autant plus qu’elle avait reconnu Israël en 1948.

Quelle fut la politique étrangère turque jusqu’à l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002 ?

Au sortir de la Guerre froide, la Turquie tente de redéfinir son identité politique et de s’adapter au nouvel environnement stratégique caractérisé par la chute des blocs et l’accélération de la mondialisation. Si l’alignement de la Turquie sur le camp occidental au temps de la bipolarité a limité la marge de manœuvre et les options diplomatiques d’Ankara, le contexte plus fluide des années 1990 lui offre l’occasion de développer une politique étrangère plus autonome et active et de diversifier ses relations. Sous le leadership du President Turgut Özal, Ankara entame une politique « panturquiste » d’ouverture vers les républiques Asie centrale. Puis, sous le leadership du Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, elle noue des relations avec les pays arabo-musulmans. De même, sous Ismail Cem, la Turquie se lance dans une politique étrangère tous azimuts en s’engageant auprès de l’Europe, du Moyen-Orient, et de l’Asie, et en tentant de jouer le rôle de « pont civilisationnel » entre l’Orient et l’Occident.

La décennie 1990 est ainsi marquée par des « tâtonnements » en matière de politique étrangère, la Turquie essayant de repenser son rôle et sa place dans un monde post-bipolaire. L’instabilité politique et la succession de gouvernements de coalition empêchent à cette époque la mise en œuvre d’une diplomatie cohérente qui s’ancre dans la durée.

En quoi l’arrivée au pouvoir de l’AKP modifie cet ancrage à l’ouest ? Pourquoi ?

La décennie 2000 témoigne d’une évolution majeure dans la politique étrangère turque, à savoir l’engagement prononcé de la Turquie au Moyen-Orient. Celui-ci se manifeste sur le plan politique et diplomatique par la pacification des relations bilatérales avec les États arabes popularisée par le slogan « zéro problème avec les voisins », ainsi que sur le plan économique à travers l’application de nouvelles mesures qui favorisent une intégration des économies et une réelle interdépendance turco-arabe. Aussi, sur le plan social, culturel et humain, les échanges entre Arabes et Turcs se multiplient, comme le montrent le développement du tourisme et l’essor des feuilletons turcs au Moyen-Orient.

Cette ouverture de la Turquie sur son voisinage arabe est liée à la nouvelle variable des années 2000, à savoir l’arrivée et le maintien au pouvoir du parti AKP. Celui-ci développe une conception nouvelle du rôle et de la place de la Turquie sur la scène internationale qui repose sur la vision d’un intellectuel devenu diplomate puis Premier ministre : Ahmet Davutoğlu. Dans son opus magnum « Profondeur stratégique : la position internationale de la Turquie » (Editions Kure Yayinlari, 2011), Davutoğlu énonce que la Turquie est une puissance moyenne émergente en quête de statut et d’influence à l’échelle mondiale dans une ère post-bipolaire. Dans ce contexte, le Moyen-Orient représente une importance stratégique : la Turquie devrait construire une sphère d’influence au Moyen-Orient et utiliser cette région comme « hinterland » et arrière-cour, afin d’accroître sa valeur stratégique et d’acquérir à terme le statut d’« acteur central » et de « puissance mondiale ». Le Moyen-Orient est ainsi conçu de façon instrumentale comme un tremplin nécessaire pour l’affirmation de la Turquie comme puissance à l’échelle mondiale.

En ce sens, ce n’est pas l’identité « islamiste » de l’AKP ni une quelconque pulsion impériale ou « néo-ottomane » qui ont poussé la Turquie en Orient, mais tout simplement les dynamiques propres à tout pays émergent. Étant une puissance moyenne émergente en quête de statut sur la scène internationale, la Turquie était naturellement et mécaniquement amenée à s’ériger en pôle d’attraction de son environnement régional proche, à savoir le Moyen-Orient.

Quelles sont les relations de la Turquie avec la Syrie de Bachar al-Assad, de 2002 à aujourd’hui ?

Alors que tout au long du XXème siècle les relations entre Damas et Ankara sont tendues (notamment en raison d’une dispute historique sur la province d’Alexandrette, du soutien accordé par Hafez al-Assad au leader du PKK Abdullah Ocalan, et d’une dispute sur le partage des eaux du Tigre et de l’Euphrate), les deux pays connaissent au cours de la décennie 2000 une véritable lune de miel. En effet, la Syrie occupait une place centrale dans la « politique arabe » de l’AKP, Damas étant conçue comme la porte d’entrée et la fenêtre de la Turquie sur le Moyen-Orient. C’est ainsi que tout au long de cette décennie Erdogan a valsé avec Bachar : mise en place d’un conseil de coopération stratégique entre les deux pays, levée des visas, doublage des feuilletons turcs en Syrie par une société de production détenue par l’État, excellentes relations entre les dirigeants des deux pays, Bachar et Asma al-Assad passant leurs vacances d’été dans la maison privée des Erdogan à Bodrum. D’ailleurs, ce rapprochement turco-syrien était présenté comme la « success story » de la politique turque de bon voisinage.

Le déclenchement de la révolution syrienne a mis la Turquie dans l’embarras : ne voulant pas sacrifier ses relations avec l’allié syrien, le gouvernement AKP a choisi dans un premier temps de garder le silence vis-à-vis des révolutionnaires syriens. De mars à septembre 2011, dans une tentative de sauver le régime de leur « ami », Davutoğlu et Erdoğan ont pratiqué la « diplomatie de la navette », faisant des allers-retours réguliers entre Ankara et Damas pour convaincre al-Assad d’offrir des concessions aux révolutionnaires afin d’assurer la longévité de son régime. Mais la sourde oreille qu’al-Assad a montrée à ceux qui se considéraient comme ses « parrains » ainsi que le durcissement de la répression contre les révolutionnaires en août 2011, ont eu raison de la patience de l’AKP. A partir de septembre 2011, la Turquie passe d’une politique de réaction et d’adaptation au changement à une politique d’impulsion du changement en Syrie : Ankara se fixe désormais comme objectif prioritaire de renverser le régime de son ancien « ami » et de construire un nouvel ordre régional post-Assad qui graviterait autour d’elle.

Quel est le positionnement de la Turquie par rapport à l’Etat islamique ? Comment s’intègre la question kurde dans ce positionnement ?

La Turquie a entretenu des relations complexes et ambiguës avec l’État islamique. A partir de septembre 2011, et afin de hâter la chute du régime baathiste, Ankara a apporté un soutien logistique à l’opposition syrienne, sans se préoccuper de l’identité et de la nature des mouvements qui recevaient ce soutien. C’est ainsi que progressivement, et dans un contexte d’enlisement de la crise syrienne et de radicalisation de l’opposition, la Turquie s’est retrouvée comme sponsor et parrain de Daech : certains membres de l’EI étaient accueillis de façon officieuse en Turquie ; des ONG turques proches du gouvernement sont soupçonnées d’avoir offert un soutien matériel à l’EI ; la police turque est accusée d’avoir fermé les yeux sur les mouvements de contrebande de pétrole à ses frontières, une contrebande ayant profité à l’EI. Ce soutien tacite que le gouvernement AKP a octroyé à Daech ne découle pas d’une quelconque connivence idéologique avec ce mouvement radical, mais obéit tout simplement à la logique de « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », l’EI étant conçu comme un instrument nécessaire pour la lutte contre al-Assad.

En parallèle, l’émancipation progressive et la montée en puissance des Kurdes de Syrie a représenté une réelle menace pour la Turquie. Depuis le traité de Sèvres de 1920 qui a dépossédé l’Empire d’une grande partie de ses territoires, la Turquie craint que les velléités indépendantistes des Kurdes ne posent un danger à son intégrité territoriale. La perspective d’une potentielle autonomisation des Kurdes de Syrie qui aurait un « effet domino » en Turquie a ainsi contraint la diplomatie turque : lors de la bataille de Kobané à l’été 2014, Ankara a choisi de garder le silence sur les massacres commis par l’EI et de ne pas prêter main forte aux Kurdes, et ceci précisément dans le but de contrer leur montée en puissance.

En ce sens, le soutien tacite accordé par Ankara à Daech obéit à une double logique : il s’agit d’instrumentaliser ce mouvement à la fois pour renverser al-Assad et pour freiner l’autonomisation et l’empowerment des Kurdes syriens.

Or, la prise en otage par Daech de 49 citoyens turcs au consulat de Turquie à Mossoul, ainsi que la multiplication d’attentats en Turquie revendiqués par ce groupe, ont révélé que l’EI a son propre agenda et qu’il pose désormais un réel danger à la sécurité nationale turque. Cela a rendu le gouvernement AKP déterminé à le combattre : aujourd’hui, Ankara participe à la coalition internationale contre l’EI et la police turque procède à des arrestations systématiques de toute personne en Turquie jugée proche de ce mouvement.

Comment ont évolué les relations entre la Turquie et Israël, depuis 2002 ?

Avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, la relation israélo-turque a été soumise à un test existentiel : d’une part, étant d’origine islamiste, l’AKP serait enclin à avoir une perception négative de l’État hébreu ; d’autre part, la seconde intifada débutée en 2000 et la souffrance de la population palestinienne auraient pu constituer un motif légitime pour remettre en cause les relations historiques avec Israël. Pourtant, le gouvernement AKP ne bouleverse pas la donne. Lors de son premier mandat (2002-2007), les relations avec Israël sont maintenues, Ankara allant même jusqu’à se poser en médiateur et en parrain des pourparlers indirects entre Israël et la Syrie sur le dossier du Golan. En novembre 2007, pour la première fois dans l’histoire des deux pays, un président israélien - Shimon Peres - s’est adressé à l’Assemblée parlementaire turque.

Toutefois, l’opération « Plomb durci » de Tsahal à Gaza entre décembre 2008 et janvier 2009 a marqué une véritable crise de confiance entre les deux pays, conduisant à une détérioration notable de leurs relations. En effet, le déclenchement de cette opération, quelques heures seulement après une visite du premier ministre israélien Ehud Olmert à Ankara et sans que le gouvernement turc en ait été informé, avait été vécu par Ankara comme une humiliation et une trahison. Cet événement a ainsi concouru à une escalade des tensions entre Ankara et Tel Aviv qui se manifeste par la sortie spectaculaire d’Erdoğan contre le président israélien Shimon Peres lors du sommet de Davos en janvier 2009, par l’annulation de la participation d’Israël à l’exercice militaire aérien commun « Aigle anatolien » en septembre 2009, et par l’envoi en mai 2010 de la flottille turque du Mavi Marmara (Flottille de la Liberté) dans le but de briser le blocus israélien sur Gaza. En parallèle, sur le plan de la rhétorique politique, Erdoğan se livre au jeu tribunitien de la défense de la cause palestinienne. Conscient que le chemin vers les cœurs et les esprits des populations arabes passe par Jérusalem et Gaza, Erdoğan a fait du « Israel bashing » un pilier essentiel de son discours, gagnant ainsi en prestige et en popularité dans la « rue » arabe.

Pourtant, malgré ces tensions apparentes, les diverses formes de coopération commerciale et militaire entre la Turquie et Israël sont maintenues : les accords de coopération militaire de 1996 ne sont pas révoqués, les exercices militaires communs ont toujours lieu, le volume du commerce bilatéral atteint les 4 milliards de dollars, et depuis quelques mois des négociations ont lieu pour la construction d’un nouvel oléoduc entre les ports d’Askhelon et de Ceyhan. En ce sens, les relations de la Turquie avec Israël dans la décennie 2000 sont un symbole fort de la politique de grand écart menée par le gouvernement AKP : celui-ci dénonce Israël sur le plan du discours afin de gagner en popularité sur la scène moyen-orientale, mais veille en coulisse à maintenir le « business as usual » et les relations solides avec Tel Aviv.

Comment expliquer la dérive autoritaire actuelle du pouvoir ?

On a tendance à imputer cette dérive à la personnalité du Président Erdoğan, ou au style de gouvernance « exclusiviste » de l’AKP. Il s’agit là d’une lecture simpliste. Cette dérive doit en réalité être replacée dans un contexte plus large. D’une part, il existe aujourd’hui une forte corrélation entre les dérives du pouvoir à l’intérieur du pays, et le contexte régional, extérieur, auquel la Turquie fait face. Celle-ci se sent encerclée à ses frontières, piégée au Moyen-Orient et entourée d’ennemis. Or, ce sentiment d’insécurité aux frontières conduit à une crispation autoritaire à l’intérieur, qui se traduit par une chasse aux sorcières contre tous ceux qui sont jugés comme des ennemis de la nation – l’opposition, les Kurdes, les journalistes, Fethullah Gulen. D’autre part, l’activisme du PYD (branche syrienne du PKK) et la reprise de la lutte armée par le PKK remet la Turquie dans un contexte de « guerre intérieure », ce qui conduit à une rigidification du pouvoir.

Pourquoi, malgré cette dérive, l’AKP continue de remporter les élections ?

Plusieurs facteurs expliquent le maintien au pouvoir de l’AKP et sa victoire aux dernières élections. D’une part, le facteur sécuritaire : gardant une mémoire noire des années 1980 où le pays était en proie à une guerre civile, les Turcs ont tendance à soutenir l’AKP pour prévenir un retour à la violence et à l’insécurité, surtout dans un contexte de déliquescence totale des États voisins. D’autre part, le facteur social : aux yeux d’une très grande partie des électeurs, Erdoğan continue d’être un leader légitime, parce qu’il est le représentant des « Turcs noirs », c’est-à-dire des masses anatoliennes conservatrices ayant longtemps été marginalisées par l’élite kémaliste de « Turcs blancs ». En ce sens, la force de l’AKP est d’avoir réussi à renverser le clivage centre-périphérie qui a longtemps caractérisé la vie politique en Turquie, en faisant de la « périphérie » d’Anatoliens un nouveau « centre » hégémonique dominant l’échiquier politique. Enfin, un facteur économique : l’originalité de l’AKP réside en sa capacité à rassembler les gagnants et les perdants de la mondialisation. Ceci est dû au mélange savant qu’il opère entre le néolibéralisme d’une part, et les politiques de redistribution visant à la réalisation d’un certain degré de justice sociale, d’autre part. Ainsi, des classes socioéconomiques variées aux intérêts divergents votent pour l’AKP, faisant de cette formation politique un parti « attrape-tout ».

Publié le 04/05/2016


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


Jana Jabbour est docteure associée au CERI, enseignante à Sciences Po Paris et à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth).


 


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