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Igor Delanoë est directeur-adjoint de l’Observatoire franco-russe (CCI France-Russie) et docteur en histoire de l’université Côte d’Azur (Nice). Il est chercheur associé à l’IRIS (Paris), au Middle East Institute Switzerland MEIS (Genève), au Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine (CMMC) et au Laboratoire de Droit international et Européen (LADIE) de l’université Côte d’Azur.
Igor Delanoë revient pour Les clés du Moyen-Orient sur le positionnement des BRICS pendant le conflit israélo-iranien, et sur le partenariat stratégique entre l’Iran et la Russie. Il analyse également le positionnement de la Russie à l’égard de l’Iran pendant le conflit et la rencontre entre le président Poutine et le ministre iranien des Affaires étrangères Abbas Araghchi le 23 juin à Moscou. Il évoque ensuite le positionnement russe à la suite des bombardements des sites d’enrichissement nucléaire iraniens par les Etats-Unis, et du cessez-le-feu annoncé par le président Trump et entré en vigueur le 24 juin.
Traditionnellement, les BRICS ont cherché à ne pas politiser leur agenda, et évitent donc d’évoquer et de prendre parti sur des dossiers internationaux clivants. Ceci étant dit, ils avaient manifesté, lors du sommet de Sanya de 2011, leur inquiétude et leur opposition à l’égard des bombardements franco-britanniques en Libye. Le communiqué final du sommet des BRICS de Kazan en 2024 constitue une nouvelle exception puisqu’ils adoptent une tonalité ferme et sévère à l’égard d’Israël, au grand dam de l’Inde, membre fondateur des BRICS, qui entretient d’excellentes relations avec l’État hébreu. De l’autre côté du spectre des sensibilités, l’Afrique du Sud a adopté une posture intransigeante à l’égard de Tel-Aviv depuis l’opération israélienne à Gaza. Moscou et Pékin se situent entre les deux. Les Émirats arabes unis, qui ont rejoint les BRICS+ l’an dernier, se trouvent dans une position inconfortable en raison de leurs intenses liens économiques avec la République islamique. Autrement dit, je dirais qu’il n’y a pas de consensus, même si la position des BRICS penche d’une manière générale en faveur de l’Iran.
Il s’agit d’un accord cadre plus qu’autre chose. Ce document, intitulé « Accord pour le partenariat stratégique global », a été signé à Moscou par les présidents russe et iranien pour une durée de 20 ans. Il succède au précédent document, signé en 2001 lui aussi pour 20 ans, et qui était arrivé à expiration en 2021. Comme on le voit, son renouvellement a quelque peu traîné en raison de la pandémie en 2020-2021, de l’éclatement de la guerre en Ukraine en 2022, puis du décès du président Ebrahim Raïssi en mai 2024, dans le crash de son hélicoptère.
L’accord russo-iranien couvre de très nombreux champs de la relation bilatérale – l’économie, l’énergie, la culture, la sécurité… – mais ne possède aucun caractère contraignant. Il pose le décor de la relation, telle que Russes et Iraniens l’envisagent, pour les vingt prochaines années, ni plus, ni moins. Enfin, il n’est assorti d’aucune promesse d’investissements de la part de la Russie dans l’économie iranienne. Au final, je dirais que cet accord reflète bien la nature de la relation russo-iranienne : un partenariat géopolitique sans réelle substance économique, mais avec une charpente idéologique anti-occidentale. Il existe bien des projets structurants (construction de la centrale nucléaire de Busherh par l’opérateur atomique civil russe Rosatom, projet de corridor logistique international Nord-Sud), mais je me garderais bien de surinterpréter leur portée. Enfin, le mode de fonctionnement de cette relation reste surtout tactique et instrumental, et la confiance y est toute relative.
Moscou a condamné fermement les frappes iraniennes et américaines. Ceci étant dit, la Russie n’a pu aller réellement plus loin car elle ne dispose d’aucun levier sur Israël avec qui elle ne souhaite pas non plus brûler les ponts. En outre, cultiver une forme d’équidistance entre Téhéran et Tel-Aviv lui permet de conserver un potentiel de médiation. Car le Kremlin a proposé d’emblée ses bons offices. Rappelons que le sujet iranien fait partie de l’agenda de discussion russo-américain depuis la reprise des contacts directs en février dernier, et que Moscou avait joué un rôle constructif dans les négociations qui ont abouti à la conclusion du JCPOA en 2015.
Le Kremlin a toutefois déjà engrangé quelques bénéfices de cette crise : le baril s’est renchéri d’une dizaine de dollars dans les heures qui ont suivi les premiers bombardements israéliens, ce qui est évidemment une bonne nouvelle pour le budget fédéral. Par ailleurs, l’attention portée à l’Ukraine s’amenuise alors que se tiennent des rendez-vous importants pour Kiev : le sommet du G7 au Canada et celui de l’OTAN à La Hague, où le thème de la guerre Iran-Israël s’est brusquement invité. Enfin, suite à la campagne aérienne israélienne et aux représailles iraniennes, l’arsenal de l’État hébreu devra être reconstitué, notamment pour la partie intercepteurs. Autant de capacités qui n’iront pas en Ukraine, au moment où le pays fait face à un cruel déficit de missiles anti-aériens.
La bataille des perceptions et des récits profite aussi à la Russie : Israël et les États-Unis se sont affranchis du droit international pour mener une attaque contre un État souverain au nom de ce que l’on nomme la « légitime défense préventive », un argument qui avait été mis en avant par le Kremlin pour déclencher son « opération spéciale » en Ukraine. Enfin, tout au plus une quinzaine d’États ont soutenu Israël. Vu de Moscou, il s’agit d’une nouvelle manifestation de ce que les Russes appellent la « majorité mondiale » – la déclinaison russe du concept de Sud global – contre le camp occidental, par ailleurs divisé sur cette question. Ceci étant, le chef de la diplomatie russe Serguei Lavrov a bien pris soin de souligner que ces deux guerres – en Ukraine et l’opération israélo-américaine contre l’Iran – n’ont rien à voir. Moscou souhaite en effet continuer de capitaliser politiquement sur le rejet par une majorité de pays des actions entreprises par Israël depuis le 7 octobre, dont cette crise est une nouvelle séquence.
Ceci étant dit, à plus long terme, les conséquences du conflit sont plus difficiles à mesurer. Il y a fort à parier que le régime iranien ressortira affaibli de cette guerre, et, on peut l’imaginer, plus déterminé à acquérir une arme atomique afin de se prémunir contre de futures attaques. Or, la nucléarisation de l’Iran ne serait pas une bonne perspective pour la Russie. Cela pourrait notamment provoquer une nucléarisation d’autres États de la région, voire au-delà, en Asie.
Pas vraiment. Ces frappes ont amplifié les craintes, palpables en Russie, du risque d’effritement du pouvoir central iranien, et celles liées à l’implémentation d’un possible scénario de changement de régime par les Israéliens et les Américains, qui paraît abandonné à ce stade. Cette hypothèse serait la pire pour la Russie, car elle pourrait conduire à la « yéménisation » de l’Iran, avec de probables funestes répercussions sur le Caucase et l’Asie centrale, des zones stratégiques pour Moscou.
Celle-ci est intervenue trois jours après la rencontre de ce même ministre à Genève avec ses homologues français, allemand et britannique (format dit E3), et Kaya Kallas, la représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères, qui a été infructueuse. La rencontre entre Vladimir Poutine et Abbas Araghchi ne semble guère avoir produit plus de résultats. Je pense que le chef de la diplomatie iranienne est venu chercher en Russie un soutien plus affirmé et faire part de son amertume à l’égard de la retenue dont a fait preuve Moscou sur cette crise. Cette déception a été clairement exprimée par l’ambassadeur d’Iran en Russie, Kazem Jalali, qui a déclaré il y a quelques jours que Téhéran « n’oubliera pas les pays qui l’ont soutenu, ni ceux qui sont restés indifférents et spectateurs ». Très clairement, la République islamique n’a pas pu compter sur un « renvoi d’ascenseur » de la part de la Russie alors même que Moscou avait pu compter sur le soutien militaire iranien en 2022-2023, sous la forme de livraisons de drones.
Si le cessez-le-feu fonctionne, alors potentiellement, oui, car cela aura pour résultat d’ouvrir la voie à une possible phase diplomatique. Reste à voir si les bons offices russes seront acceptés par Israël. Ce qui est sûr, c’est que Téhéran aura besoin du soutien et du bouclier diplomatique russe au Conseil de sécurité de l’ONU. L’Iran reste évidemment demandeur de livraisons de matériels militaires, notamment en matière de défense anti-aérienne, sans parler de la reconstitution de ses forces aériennes. Bref, le rapport de force dans la relation bilatérale russo-iranienne est plus que jamais en faveur de la Russie, après un rééquilibrage intervenu en 2022-2023 suite aux livraisons de drones iraniens. Pour le moment, Moscou donne la priorité à l’approvisionnement de ses troupes pour le champ de bataille ukrainien. Mais qui sait, si un cessez-le-feu en Ukraine survient à l’automne, la Russie en profitera certes pour régénérer ses forces, mais elle pourrait aussi entreprendre de reconstituer à minima les défenses du bastion perse. Car c’est sous l’angle géopolitique et eurasien que la République islamique reste aussi perçue à Moscou : un contrefort eurasien anti-occidental, désormais un peu plus à la merci de l’assistance diplomatique et militaire russe. Quand Moscou le pourra et le souhaitera.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.
Igor Delanoë
Igor Delanoë est directeur-adjoint de l’Observatoire franco-russe (CCI France-Russie) et docteur en histoire de l’université Côte d’Azur (Nice). Son expertise porte sur la géopolitique de la Russie, sur la présence et les intérêts russes en mer Noire, en Méditerranée et au Moyen-Orient, et sur les questions de sécurité et de défense russe. Il a effectué en 2013 un post-doctorat à la John F. Kennedy School of Government (Harvard University), au sein du National Security Program. Il est chercheur associé à l’IRIS (Paris), au Middle East Institute Switzerland MEIS (Genève), au Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine (CMMC) et au Laboratoire de Droit international et Européen (LADIE) de l’université Côte d’Azur. Il a été consultant pour les ministères français des Affaires étrangères et des Armées ainsi que pour le Centre pour le Dialogue humanitaire (Genève).
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