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Hamit Bozarslan est directeur d’études à l’EHESS.
Titulaire d’un doctorat en histoire (EHESS) et en sciences politiques (IEP de Paris), il a fait porté ses travaux sur la sociologie politique au Moyen-Orient et en Turquie. Il a notamment publié La question kurde : Etats et minorités au Moyen-Orient (1997), Une histoire de la violence au Moyen-Orient. De la fin de l’Empire ottoman à al-Qaida (2008), Sociologie politique du Moyen-Orient (2011), ainsi que Histoire de la Turquie. De l’Empire à nos jours (2013).
Je pense que le vote de cette loi est un événement très important, mais qu’il faut l’inscrire dans un cadre chronologique plus large. L’an dernier, la loi sur les services de renseignement a été modifiée. Ces services sont devenus un des piliers du régime, tant sur le plan politique que militaire. Ils ont désormais la haute main sur la politique extérieure, notamment en Irak et en Syrie. En janvier 2014, des camions remplis d’armes affrétés par les services de renseignement se dirigeant vers la frontière syrienne ont été interceptés par les services de gendarmerie. Sur décision du Premier ministre de l’époque, les gendarmes ont été arrêtés et les camions ont pu poursuivre leur route. On voit ainsi que l’Etat joue aujourd’hui le rôle qui était autrefois tenu par l’armée et que s’amorce un virage vers un Etat policier. De ce point de vue, le vote de la loi de sécurité intérieure est inquiétant mais ne représente qu’une étape de plus dans ce processus. La police aura le droit de juger ou d’apprécier la nécessité d’utiliser ou non la violence, y compris la violence létale, en contournant les procédures judiciaires. Chaque manifestant cagoulé risquera désormais plusieurs années de prison. On a l’impression que les mécanismes de contrôle et d’équilibre qui caractérisent une démocratie – mais qui n’ont jamais véritablement fonctionné en Turquie – sont désormais totalement supprimés par le régime.
Le terme de société civile ne convient pas véritablement. Il existe une résistance, mais celle-ci relève pour l’AKP d’une forme de trahison. Le principe démocratique de reconnaissance du dissensus politique n’existe pas aux yeux du parti. La doctrine d’Etat de l’Islam n’accepte pas la résistance. Les forces qui tentent de résister, à savoir la jeunesse, le mouvement féministe et le mouvement kurde sont directement visées par cette nouvelle loi. On ne peut pas faire de prédiction, mais les marges de manœuvres des opposants au régime sont très limitées. Plus précisément, deux processus rentrent en contradiction. D’une part, la société turque demeure largement conservatrice : depuis 1950, environ 65 % des électeurs se prononcent pour un parti conservateur ou un autre. D’autre part, l’affaire Gezi a fait déplacer les lignes de force. L’AKP demeure certes le parti majoritaire, mais Gezi a donné naissance à une nouvelle génération politique, dans une société où la jeunesse était considérée comme très largement dépolitisée. Une alliance intergénérationnelle s’est créée. Une grande partie de la société féminine s’est associée au mouvement. Même si la résistance a été brisée à Gezi, les cercles de socialisation qui en sont issus sont toujours là. On est donc bien en face de deux dynamiques contradictoires. Mais au-delà de ces dynamiques, ce sont les contradictions internes au parti qui pourrait ébranler le régime et faire chanceler ses décisions, même s’il faut rester extrêmement prudent dans les prédictions.
Ces contradictions sont liées à l’émergence d’un régime que l’on peut définir comme bonapartiste et plébiscitaire. Les institutions existantes – y compris partisanes – sont vidées de leur contenu au profit du régime. Or, un tel régime ne peut fonctionner qu’en créant sans cesse de nouveaux ennemis : la gauche, la mouvance alévie, le mouvement kurde. Mais on a l’impression que cette recherche d’un « ennemi de l’intérieur » tend progressivement à se déplacer vers des éléments internes à l’AKP. On voit s’opérer des licenciements à l’intérieur du parti. On lit aujourd’hui dans la presse de l’AKP des attaques très virulentes contre tel ou tel membre du parti. Encore une fois, ceci est une conséquence directe du système, qui cherche à vider de leur sens les institutions. Ce sont davantage les oppositions structurelles que suscite cette politique à l’intérieur du parti que la résistance de la société qui menacent la stabilité du nouvel autoritarisme du régime turc.
Il ne faut pas oublier que la mouvance kurde a toujours déclaré que le vote de la loi de sécurité intérieure constituait une ligne rouge, qui compromettrait la poursuite des négociations. Öcalan s’est dit prêt à négocier, mais pas à déposer aussi vite les armes. La presse turque a exagéré la portée de ses propos, en annonçant le dépôt des armes du PKK. La presse française, qui s’est inscrite dans une temporalité très courte, a largement relayé ce message. Mais dans les faits, la lutte armée n’est pas du tout terminée. D’une part, on a vu que l’AKP était prêt à soutenir les djihadistes contre les mouvances kurdes. D’autre part, le gouvernement turc propose en quelque sorte aux Kurdes la même chose qu’aux Arméniens en 1914, toutes proportions gardées. Certes, le contexte et l’ampleur des deux conflits sont très différents. Le discours est toutefois similaire. En 1914, le gouvernement se disait prêt à reconnaître la communauté arménienne, ses partis politiques et ses droits. Mais il exigeait en contrepartie que les Arméniens soient au service de la turcité, et non pas de l’Empire ottoman. L’une des clés de lecture du massacre se trouve dans le refus des Arméniens de ne devenir qu’une extension de la turcité dans le Caucase. La situation est aujourd’hui analogue : le régime est prêt à reconnaître ses fautes passées, à accorder quelques droits aux Kurdes, à autoriser leurs partis politiques. Mais en contrepartie, il faudrait que les Kurdes réintègrent la nation turque et sunnite.
Absolument aucun. Cette rhétorique traduit plutôt un désir de la Turquie de contrôler l’intégralité des territoires kurdes. Il faut ici rappeler la forme de guerre froide qui oppose aujourd’hui la Turquie et l’Iran. Il y a une quinzaine d’années, la question kurde était déterminée par quatre Etats. Maintenant que l’Irak et la Syrie sont paralysés, le conflit est devenu irano-turque. Les deux Etats veulent contrôler le Kurdistan dans sa totalité. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la volonté hégémonique de l’AKP, ainsi que ses références au passé ottoman.
En réalité, il n’y pas de convergence de leur politique à ce sujet. On sait que la Turquie, tout comme l’Arabie saoudite, a soutenu les mouvances djihadistes pour affaiblir la Syrie de Bachar al-Assad et miner l’influence de l’Iran au Moyen-Orient. Le phénomène n’est pas neuf. De son côté, l’Iran avait développé une stratégie par le biais de groupes armés dans la région dès les années 1981 et 1982. Le Hezbollah en était la première manifestation. Depuis, on a assisté à une généralisation de cette diplomatie. Cela passe par des soutiens financiers, logistiques et militaires des Etats à des groupes armés, y compris djihadistes, dans la région. Au cours des dernières années, le régime d’Erdogan a fermé les yeux lorsque 3 000 djihadistes tunisiens sont passés en Syrie en passant par la frontière turque.
Il est vrai que l’Arabie saoudite et la Turquie se rendent maintenant compte qu’elles ont construit une situation qu’elles ne peuvent plus contrôler. De ce point de vue, il est vrai que l’on a une légère convergence des luttes menées contre l’Etat islamique par les différents Etats de la région. Mais il faut bien comprendre que c’est une convergence très provisoire et très ponctuelle. Il ne faut pas oublier que la frontière turque n’est toujours pas contrôlée.
Pour le moment, non. Mais il est difficile de prévoir les développements de la politique turque à ce sujet. La Turquie est malgré tout très inquiète des développements de l’Etat islamique. D’après la presse turque, 3 000 membres de cette organisation se trouveraient aujourd’hui sur le territoire national, ce qui est colossal. La région de Gaziantep [au Sud-Est du pays] n’est aujourd’hui plus contrôlée par la Turquie. On a appris récemment que trois jeunes filles britanniques avaient pu gagner la Syrie en étant prises en charge par des éléments officiels de l’Etat islamique dans cette région même de la Turquie. Le problème fondamental est que les frontières nationales ne sont pas reconnues par l’Etat islamique.
Le curseur va plutôt du côté de l’éloignement. La difficulté est que depuis 2003 environ, la Turquie passe six mois de l’année à provoquer une crise avec l’Occident et six autres à rééquilibrer ses relations. Il faudrait faire une chronologie plus précise, mais la fréquence des crises est telle qu’il est certain que l’on est face à quelque chose de systémique. A ceci s’ajoute la personnalisation croissante du pouvoir et la suppression des mécanismes de contrôle. Plus qu’un éloignement, on est face à une absence de constance de la politique turque face à l’Occident. La Turquie a pu dans le même temps condamner fermement les attentats de Paris et continuer à soutenir, au moins implicitement, l’Etat Islamique. De la même manière, le président Erdogan critique très violemment l’inaction occidentale en Syrie mais n’hésite pas à se rapprocher de la Russie de Vladimir Poutine. Il y a une contradiction fondamentale entre les deux politiques. Finalement, on a l’impression que le culte de puissance de la Turquie d’aujourd’hui est tel qu’elle a beaucoup de mal à se projeter dans l’espace sur le long terme. Il y a une très forte nostalgie de l’Empire qui peine à trouver une traduction politique et géographique concrète. La Turquie n’arrive pas à penser sa place dans le Moyen-Orient et à engager ses minorités dans ses politiques d’affermissement territorial. C’est d’ailleurs l’une des fragilités actuelles de l’AKP. Il n’est donc pas étonnant que l’Occident peine également à penser la place de la Turquie dans la région. Dans ce contexte d’incompréhension, il semble en tout cas qu’un rapprochement ne soit pas à attendre à moyen-terme.
Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
Hamit Bozarslan
Docteur en histoire et en science politique, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Hamit Bozarslan est, entre autres domaines de recherche, spécialiste de l’histoire de la violence au Moyen-Orient.
Il est notamment l’auteur de Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris, La découverte, 2011 ; Conflit kurde, Le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris, Autrement, 2009 ; Une histoire de la violence au Moyen-Orient, De la fin de l’Empire ottoman à al-Qaida, Paris, La Découverte, 2008.
Nicolas Hautemanière
Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.
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