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Entretien avec Hamit Bozarslan – La question de la responsabilité politique dans un Moyen-Orient en proie à des troubles communautaires

Par Gabriel Malek, Hamit Bozarslan
Publié le 04/11/2019 • modifié le 27/02/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Hamit Bozarslan

Vous présentez l’année 1979 comme une année pivot de l’histoire du Moyen-Orient avec la Révolution iranienne et l’occupation de l’Afghanistan débutant une guerre de quarante ans. En quoi sommes-nous encore dans cette temporalité ?

Jusqu’en 1979, les régimes de contestation au Moyen-Orient étaient largement déterminés par la gauche, et cet espace faisait alors partie d’un mouvement tricontinental avec l’Asie et l’Amérique centrale. Une entité imaginaire et réelle mais qui déterminait la syntaxe politique de la période. Ensuite, entre 1979-1980, il y a une rupture. Avec la Révolution iranienne et la guerre en Afghanistan, nous entrons dans une période où la contestation au Moyen-Orient se pense principalement en termes islamiques, ce qui induit un rétrécissement de l’universel. Ainsi, les mouvements contestataires ne luttent plus contre l’impérialisme mais partent de l’opposition entre la « maison de l’islam » et la « maison de la guerre » soit l’Occident. Symboliquement, cette rupture marque la fin de la contestation de gauche au Moyen-Orient.

De plus, suite à 1979, on entre dans un cycle de contestation d’une extrême violence : la Révolution iranienne puis la guerre Iran-Irak est très brutale, tout comme la guerre en Afghanistan. Tant la matrice contestataire chiite qui mènera à la formation du Hezbollah libanais que la matrice sunnite conduisant à la mouvance Al-Qaïda ont émergé à ce moment là. On ne peut pas comprendre l’état de fait actuel des contestations islamiques au Moyen-Orient sans prendre en compte cette année pivot. Il faut aussi mentionner la guerre civile libanaise qui débute elle en 1975. Elle est un lieu de refuge et de fondation politique comme pour le PKK kurde. Il ne faut pas oublier que la première guerre du PKK a lieu en 1982 contre l’État d’Israël. Ainsi l’année 1979 acte un changement radical des lignes de force politiques, et constitue une année rupture lorsqu’on remonte la généalogie des mouvances islamiques.

Vous dites que les dirigeants du Moyen-Orient « trouvent la source du malheur dans des revers de fortune ou dans les complots interminables des « sionistes-impérialistes » ». Vous écartez quelque peu les arguments postcoloniaux dans votre analyse, mais ne pensez-vous pas que l’action impérialiste à travers ses relais locaux dans la région dépossède encore les habitants du Moyen-Orient de leurs destins propres ?

Je ne nie pas l’importance de la question palestinienne, notamment dans son symbolisme central, ni de l’intervention américaine en Irak, ni la non-intervention d’Obama qui a couté très cher au début de la guerre civile syrienne. De même, l’interventionnisme russe en Syrie depuis 2015 est un jeu sanglant, cynique et calculé de manière froide. Poutine joue en quelque sorte le rôle d’arbitre en Syrie, mais je ne sais comment il pourra maitriser la situation.

Cependant, je ne pense pas que les interventions externes soient le principal élément de la tragédie que connait le Moyen-Orient. Les acteurs locaux comme l’Arabie saoudite, la Turquie, le Qatar, l’Iran ou encore les Émirats contribuent lourdement aux déstabilisations régionales avec un soutien certain à des milices communautaristes ou à des régimes dictatoriaux. On peut donner l’exemple du soutien sans faille de l’Iran à Bachar El-Assad ou celui de la Turquie et de l’Arabie saoudite au djihadisme sunnite. Les interventions externes ne viennent donc pas toujours de l’Occident.

Pouvez-vous développer la notion de responsabilité des dirigeants du Moyen-Orient que vous prônez ?

Si les interventions extérieures empirent les situations, les pouvoirs du Moyen-Orient ont eux-mêmes renforcé la confessionnalisation et la destruction de leur société. Il ne faut pas oublier que le bilan hors guerre de Saddam Hussein est de trois cent mille morts, la confessionnalisation date d’avant l’intervention en 2003. De même pour la confessionnalisation et la fragmentation territoriale en Syrie qui précède 2011. Les sociétés sont donc elles-mêmes désintégrées et vaincues comme le montre le millier d’attentats suicides qui bouleverse l’Irak entre 2003 et 2010, soit la disparition du temps, de l’espace et de l’altérite.

L’externalisation de la responsabilité vers l’Occident entraine une incapacité des dirigeants politiques et intellectuels et des citoyens du Moyen-Orient à penser leur propre responsabilité et à lire leur histoire en terme critique. La question de la responsabilité est centrale en philosophie, et l’externaliser vers l’Occident est une solution facile. Il est désormais impératif que le Moyen-Orient dans sa totalité pose la question de la responsabilité. On peut penser aux contre-exemples de Taiwan ou de la Corée qui malgré un passé colonial s’en sortent aujourd’hui très bien.

Que pensez-vous du bilan militaire et politique de l’investissement des soldats kurdes face à Daech, et du retrait de Donald Trump ? Vous avez écrit que la Turquie comme la Russie fait partie des régimes nationaux et virils, caressant des projets hégémoniques au Moyen-Orient, l’invasion du Kurdistan confirme cette thèse ?

La dynamique de lutte des Kurdes contre Daech a été enclenchée une fois que la ville Kobané fut menacée en 2014. Il s’agit donc d’un mouvement spontané non préparé, d’une résistance par la mobilisation. La pensée stratégique et militaire est donc venue a posteriori car il s’agit de garder le contrôle d’un territoire large qui a besoin d’institutions. La guerre contre Daech a en effet nécessité une mobilisation forte et a fait dix à onze mille morts chez les Kurdes.

Le retrait actuel de Donald Trump est pour moi un Munich des temps modernes, soit la capitulation des démocraties car il leur manque le courage et la détermination. La grande force de Daech réside aussi pour moi dans la faiblesse actuelle des démocraties comme dans les années 1930 elle a été celles des antidémocrates. En contournant le Pentagone et en humiliant le Congrès, Trump est en train de détruire la démocratie américaine. Même si le Congrès a pu recommander des sanctions contre la Turquie le 29 octobre dernier, Erdogan et Poutine ont bien acté que l’Amérique de Trump n’a plus de crédibilité ou de prestige. La Russie l’a d’ailleurs compris depuis 2013, et lors de l’invasion de l’Ukraine, Poutine a dit : « les Occidentaux n’ont plus d’honneur ». Le retrait des soldats américains de Syrie constitue aussi un acte de trahison par rapport aux Kurdes qui ont dû capituler devant la Russie et donc devant le régime Syrien.

L’objectif de la Turquie était tout d’abord la destruction de la résistance kurde dans sa globalité, un peu comme le régime du Sri Lanka avait détruit l’opposition Tamoul il y a dix ans. Le second but de la Turquie était de transformer cette région en Djihadistan car les alliés de la Turquie sont des djihadistes, et enfin de changer la démographie afin d’installer des refugiés arabes dans la zone kurde. Ces trois objectifs sont très partiellement réalisés mais les Kurdes doivent accepter la domination russe pour éviter la catastrophe.

On a l’impression dans ce que vous dites que la Turquie a plus de liens avec les actions djihadistes que n’en a dorénavant l’Arabie saoudite ?

Définitivement, mais ce n’était pas le cas en 2011-2014 car c’était l’Arabie saoudite qui soutenait l’opposition armée des djihadistes. Mais depuis deux ou trois ans, la politique politique saoudienne a radicalement changé avec Mohammed ben Salmane, tout comme celle des Emirats. Ils ont en effet conscience que le salafisme exporté prend des dimensions radicalisées qui peut aussi menacer le royaume lui-même. Or l’Arabie saoudite veut se donner l’image d’un régime moderne. Je dirais même que ce pays a aussi sans doute des ambitions bismarckiennes pour devenir la nation réunissant la nation arabe. Mais cela ne marche absolument pas sur le terrain, comme le montre la catastrophique guerre au Yémen, puisque l’Arabie saoudite ne sort pas du tout de la logique confessionnelle même si elle essaie de prendre ses distances avec le djihadisme.

Cela s’est fait au profit de la Turquie, et cela s’est d’ailleurs accompagné de conflits très durs avec l’Arabie saoudite. Entre ces deux pays cela ne va pas du tout. La Turquie a aussi constitué une armée de miliciens mercenaires de 15 000 ou 20 000 personnes, qui a été rebaptisé il n’y a pas longtemps l’armée nationale syrienne même si elle n’a rien à voir avec l’Armée syrienne libre de 2011. Les composants de ces armées, payés et entrainés par la Turquie, sont exclusivement des djihadistes. Ils sont plus ou moins liés à Al-Qaïda, parfois en guerre ou en complémentarité, car le paysage djihadiste syrien est très mouvant, on n’est jamais totalement en rupture ou en fusion.

Comment expliquer la non réaction saoudienne suite à l’attaque de ses champs pétrolifères, probablement liée à l’Iran ? Est-ce une victoire stratégique de l’Iran face aux sanctions maximales ?

Pour moi, l’Iran a envoyé un message très clair à l’Arabie saoudite en montrant que techniquement, il était capable d’organiser une telle attaque très massive. Il s’agit aussi d’un signal fort envoyé en direction d’Israël, car on ne peut oublier le rapprochement de ce pays avec l’Arabie saoudite depuis deux ans. Enfin, c’est un message pour les Etats-Unis car leur superpuissance s’est révélée impuissante. De ce point de vue là, l’Iran a en effet largement gagné. Le problème de l’Arabie saoudite, pourtant armée jusqu’aux dents, est qu’elle veut une guerre avec l’Iran mais qui ne soit pas nécessairement la sienne. L’Iran peut donc opérer seul alors que l’Arabie saoudite ne peut le faire sans le soutien américain, ne sachant pas faire la guerre ou monter des opérations aussi complexes.

Que pensez-vous de la situation actuelle au Liban ? Suite à la démission du Premier ministre Hariri, pensez-vous que le Liban peut se passer du communautarisme ?

Je suis toujours contre l’autarcie. Mais le Liban se pensait en termes de Liban, soit une société libanaise, une société libanaise non prise en otage par des conflits régionaux, alors oui le Liban peut se passer du communautarisme.

Mais ce n’est absolument pas le cas car le Liban est pris en étau par l’Arabie saoudite et par l’Iran. Ne serait-ce que les menaces de Hassan Nasrallah le montre. Cette prise en otage du pays est suffisamment prononcée pour qu’il n’y ait pas d’autonomie et assez lâche pour qu’il n’y ait pas de nouveau une guerre civile.

Aujourd’hui, les puissances que sont l’Arabie saoudite et l’Iran vont-elles abandonner le Liban à son sort ? J’en doute un peu.

Y-a-il aujourd’hui une identité, un sentiment d’appartenance au Liban en dépit du communautarisme qui y est structurant dans l’espace social ?

Enormément de Libanais veulent sortir de ces conflits du Moyen-Orient et du communautarisme, et de cette représentation politique qui bloque le jeu politique. Les Libanais veulent sortir de cette mainmise, certes régionale mais aussi interne, par une toute petite classe politique corrompue. Cette classe est mi politique mi militaire, qui se maintient à flot au détriment du pays.

Le Hezbollah a construit sa légitimité en répondant au vide laissé par l’Etat libanais, notamment dans les services sociaux. Peut-il garder cette légitimité populaire tout en restant au pouvoir, dans un tel contexte ?

Le Hezbollah a une double identité. En premier lieu effectivement, celle d’un parti social mais un parti social qui est chiite. Et ensuite d’une milice qui se présente comme nationale, mais une milice qui malgré tout reste aussi communautaire.

Du coup, le fait que le Hezbollah devienne un parti libanais, de tout les Libanais, signifie-t-il qu’il doit cesser d’être un parti chiite et confessionnel ? Dans ce cas là, il ne peut pas s’appeler le Hezbollah et sa milice doit intégrer l’armée libanaise. Il faut noter que si les chiites ont certainement été les parents pauvres de l’histoire libanaise, ils sont sortis victorieux de la guerre civile puisque c’est la communauté qui s’est le plus renforcée à cette période à travers le Hezbollah.

Nous avons observé des contre-manifestations violentes du mouvement chiite Amal, en dépit des consignes de non intervention du Hezbollah. Le parti peut-il encore contrôler sa base politique et sociale ?

Cela dépendra des mécanismes de redistribution et des contraintes que va utiliser le Hezbollah. Il ne fait pas oublier qu’il s’agit d’une armée, un parti, un système de redistribution, un système d’intégration de la communauté chiite et un système d’inféodation d’une partie de la communauté chrétienne, notamment le camp Aoun. Le Hezbollah a donc énormément d’atouts dans ses mains.

La question de la place de la femme dans les sociétés du Moyen-Orient : son évolution est-elle l’élément crucial de changement de la société civile qui pourrait correspondre à la notion de responsabilité dont nous parlions tout à l’heure ?

Cela est très difficile à savoir. En tout cas, la volonté de la participation féminine est extrêmement forte, cela est très évident depuis 2011. On l’a vu dans les contestations en Egypte, en Tunisie, au Yémen, au Liban, en Algérie et au Soudan où la présence féminine est très forte, avec l’exception de l’Irak. Mais nous restons dans des sociétés dans lesquelles la domination masculine est très présente.

L’intégration des femmes en politique au Moyen-Orient est une condition nécessaire de tout. Tout d’abord d’une capacité de penser et d’interroger la religion, et de penser le contrôle de l’espace de visibilité. Surtout, c’est le refus de considérer les femmes comme des sujets de leur histoire : de ce point de vue, l’intégration des femmes en politique est très importante pour penser le pouvoir, pour penser l’espace et la responsabilité. Sans l’émancipation féminine, il est extrêmement difficile de penser à une transformation sociale ou à une démocratisation.

Enfin, la question écologique interpelle de plus en plus au Moyen-Orient et une lente prise de conscience se met en place (en Iran par exemple). Quel rôle va-t-elle jouer selon vous dans les décennies à venir au Moyen-Orient ?

Lorsque l’on parle d’écologie au Moyen-Orient, c’est vraiment à la surface. Pour le Qatar par exemple, l’écologie est de créer leur super stade refroidi, ou la construction des lignes de métro. On voit d’autre part comment la nature est massacrée en Turquie, y compris à Istanbul qui risque un tremblement de terre majeur dans les prochaines années. Il y avait auparavant 450 lieux de rassemblement dans la capitale pour parer à cette éventualité, il n’y en a plus que 70 aujourd’hui car du béton a été mis sur les autres lieux. De même, la politique d’urbanisme en Egypte est assez suicidaire en terme d’écologie. Bien sûr, cela n’empêche pas que tout le monde parle d’écologie et d’urgence mais la prise de conscience réelle est faible me semble-t-il.

Publié le 04/11/2019


Docteur en histoire et en science politique, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Hamit Bozarslan est, entre autres domaines de recherche, spécialiste de l’histoire de la violence au Moyen-Orient.
Il est notamment l’auteur de Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris, La découverte, 2011 ; Conflit kurde, Le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris, Autrement, 2009 ; Une histoire de la violence au Moyen-Orient, De la fin de l’Empire ottoman à al-Qaida, Paris, La Découverte, 2008.


Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.


 


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