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Docteur en histoire et en science politique, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Hamit Bozarslan est, entre autres domaines de recherche, spécialiste de l’histoire de la violence au Moyen-Orient.
Il est notamment l’auteur de Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris, La découverte, 2011 ; Conflit kurde, Le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris, Autrement, 2009 ; Une histoire de la violence au Moyen-Orient, De la fin de l’Empire ottoman à al-Qaida, Paris, La Découverte, 2008.
Hamit Bozarslan retrace l’histoire de la formation du Moyen-Orient par les imaginaires, les discours et les mobilisations politiques. Intégrant à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale un grand Tiers-monde en lutte contre les colonialismes, puis résistant aux impérialismes, le Moyen-Orient connaît une rupture identitaire décisive en 1979. L’Islam se substitue au Tiers-monde comme le cadre de référence universel qui intègre le Moyen-Orient tout en contribuant à sa définition. La Révolution iranienne et l’intervention soviétique en Afghanistan font ainsi renaître un monde islamique qui dépasse le Moyen-Orient et où le Moyen-Orient tend à se fondre, changeant de contours et de contenu. Le facteur religieux n’est cependant pas un agent homogénéisateur. Les divisions internes à l’Islam ressurgissent et tendent à se définir comme des lignes de clivages essentielles.
La réappropriation de la notion de Moyen-Orient par les sociétés destinées à le composer remonte à la fin de la Seconde Guerre mondiale et à ses suites immédiates. La création de l’Etat d’Israël aura été à cet égard un traumatisme fondateur. Face à cette expérience extrêmement douloureuse pour les sociétés de « la région », les idéaux de la gauche anti-impérialiste servent d’éléments fédérateurs et contribuent à former un espace politique plus ou moins cohérent au Moyen-Orient. Quelles que soient les orientations des gouvernements, ce courant d’idées balaye toute la région et contribue à la définir. Du Maroc au Pakistan, les intelligentsias lui sont acquises. En plus de fournir une définition du Moyen-Orient comme espace anciennement colonisé et promis à une révolution prochaine, l’action des courants de gauche le désenclave. Le Moyen-Orient est considéré comme un espace de résistance parmi d’autres, au sein d’un Tiers-monde que l’imaginaire de « la Tricontinentale » tentera de structurer. La formation du Moyen-Orient politique tient aussi à d’intenses dynamiques d’interaction, de transferts de figures individuelles d’héroïsme et de mots d’ordre qui battent leur plein dans les années 1960 et 1970. Nasser est, pour un temps, l’exemple le plus remarquable des figures de résistances produites par la région. Il incarne l’arabité, mais il est le Moyen-Orient au delà de cette même arabité. Le nassérisme participe par exemple à la redéfinition du kémalisme comme anti-impérialisme en Turquie. De même, Yasser Arafat incarne la cause palestinienne mais également l’arabité, et au delà de l’arabité, la résistance.
Jusqu’à la fin des années 1970, l’identité musulmane des sociétés du Moyen-Orient et l’Islam dans son ensemble sont appréhendés comme deux éléments dissociés. L’action politique visible laisse croire que ces sociétés, bien que définies par un héritage et une tradition religieux, ont suspendu tout attachement religieux. Elles intègrent la société universelle des opprimés et sont en quête d’émancipation par rapport aux puissances étrangères dominantes, par rapport aux normes sociales traditionnelles mais également par rapport à Dieu. Cependant, de manière plus souterraine, dans les soubassements des discours et des représentations, l’Islam demeure déterminant bien que comme un facteur gris et malaisé à définir. Il apparaît comme un ensemble qui n’interdit pas la représentation d’un imaginaire politique universel, celui de l’anti-impérialisme dont l’empreinte s’étend bien au delà du monde musulman. Cependant, cette frontière trouble demeure une frontière de séparation, comme si la Oumma était devenue une communauté de croyants de gauche tout en restant musulmane.
La gauche, qui compte pourtant parmi ses figures historiques des personnalités chrétiennes, a elle-même intériorisé les limites du monde islamique. Dès le temps du prophète, l’Islam tente de redéfinir de nouvelles frontières d’altérité, voire ambitionne de devenir une communauté presque ethno-confessionnelle, et hors du domaine islamique se trouvent les minoritaires, les dhimmis, souvent considérés au cours de l’histoire comme des ennemis intérieurs potentiels et maintenus dans un statut de subordination. La gauche moyen-orientale n’a pas fait disparaître ces frontières ethnicisées. A titre d’exemple, suite la création d’Israël, nombre de juifs des pays arabes font face à des mesures discriminatoires avant d’être contraints dans leur écrasante majorité à l’exil. Or, en Irak comme en Egypte ou encore au Maroc, les contestations de gauche comprennent également de nombreux juifs. Malgré l’antisionisme de ceux qu’elles frappent, la gauche arabe et moyen-orientale ne s’oppose pas à ces expulsions. Elle tend à se replier naturellement vers une identité islamique entendue comme communauté confessionnelle et non comme croyance en tant que telle.
En effet, mais il ne fait pas négliger dans ces dynamiques de continuité relative la rupture qu’a pu constituer l’année 1979 avec la Révolution iranienne et l’intervention de l’URSS en Afghanistan. L’instauration de la République islamique en Iran et le déclanchement du djihad afghan contre l’envahisseur soviétique disqualifient définitivement la gauche. L’Islam s’impose alors comme cadre de référence et horizon d’universel pour l’engagement politique. Il s’agit de la nouvelle identité intégratrice du Moyen-Orient politique. En changeant de cadre de référence, la région change de frontières géographiques. L’Afghanistan devient déterminant et joue un rôle structurant dans la redéfinition du Moyen-Orient tout entier. On ne peut ainsi comprendre la guerre civile algérienne des années 1990 sans prendre en compte l’Afghanistan. Les mouvements armés qui agissent alors en Algérie sont largement constitués de combattants ayant fait leurs preuves sur le terrain afghan.
Avec l’Islam comme cadre intégrateur, le Moyen-Orient change de dimension et ses contours se brouillent encore davantage. Plusieurs soubassements historiques interagissent au sein du domaine islamique. Al-Qaïda, une organisation exclusivement arabe au départ, n’aurait pas pu exister sans interagir avec l’Islam asiatique, en Afghanistan et au Pakistan notamment. Aujourd’hui, tout indique qu’une bonne partie du radicalisme des sociétés arabes du Maghreb et d’ailleurs converge vers le Mali. Cette terre, certes islamique, n’est que marginalement arabe et renvoie à un tout autre héritage historique. Elle pourrait cependant tendre à intégrer un Moyen-Orient politique dont elle a été longtemps exclue. La redéfinition du Moyen-Orient comme espace politique tient beaucoup aux brassages militaires observés au cours des trente dernières années et qui se poursuivent aujourd’hui, non seulement au Mali mais également en Syrie où les acteurs du Jihad sont majoritairement non-arabes.
L’Islam peut s’instaurer comme identité fédératrice, cadre interprétatif, orthopraxie et horizon d’universel. Cependant, plus on définit l’universel exclusivement à partir de l’Islam, plus les fractures fondamentales de l’Islam ressurgissent et deviennent décisives dans la définition du Moyen-Orient. Il existe une peur de l’Islam par rapport à l’histoire. Marquée par les fitnas [1] et l’état de guerre civile permanent du monde islamique, l’histoire fait peser une menace sur la pureté ontologique et cosmique de l’Islam. Or cette mémoire historique censurée resurgit en temps de crise, c’est évident depuis 30 ans. Les frontières entre les communautés confessionnelles semblent s’ériger comme les seules capables de faire sens et ces communautés tendent à se considérer comme des entités biologiques irréductibles les unes aux autres. L’existence de l’autre devient une menace vitale. On l’a vu en Irak, c’est le cas à nouveau en Syrie. Les crises actuelles démontrent en fait l’échec des projets politiques qui ont aspiré à dépasser ces divisions en créant des lignes de clivage politiques.
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Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
Hamit Bozarslan
Docteur en histoire et en science politique, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Hamit Bozarslan est, entre autres domaines de recherche, spécialiste de l’histoire de la violence au Moyen-Orient.
Il est notamment l’auteur de Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris, La découverte, 2011 ; Conflit kurde, Le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris, Autrement, 2009 ; Une histoire de la violence au Moyen-Orient, De la fin de l’Empire ottoman à al-Qaida, Paris, La Découverte, 2008.
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