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Entretien avec Farouk Mardam-Bey

Par Chloé Domat, Farouk Mardam-Bey
Publié le 30/11/2012 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Farouk Mardam-Bey

Quel est votre regard sur les Printemps Arabes ?

Je n’ai jamais aimé cette expression, « printemps arabe », car elle pourrait faire croire que la partie est déjà gagnée ; elle rappelle le printemps des peuples d’Europe en 1848 qui a connu le tragique destin que l’on connait. Je préfère l’expression soulèvements populaires ou processus révolutionnaire. Dans un processus, on avance lentement, il y a des arrêts, des reculs, des tâtonnements.
Dans le monde arabe, l’espace public était occupé depuis les années 1970 par deux forces principales : les régimes despotiques et l’islamisme militant qui paraissait avoir le vent en poupe en raison de la « réislamisation » des sociétés [1] qui s’est manifestée partout dans la rue par la ferveur de la pratique religieuse, par le port du voile, la piété ostentatoire. On nous disait, d’un côté, que les régimes en place étaient le dernier rempart contre l’islamisme radical et, de l’autre côté, que les islamistes étaient la seule force capable de renverser ces régimes. En fait, il y a eu dans les soulèvements de 2011 un phénomène absolument extraordinaire : des révoltes simultanées à l’échelle d’un vaste continent, mettant en branle plusieurs générations et plusieurs classes sociales, et avec des mots d’ordre quasiment identiques.
L’analyse occidentale néglige souvent le contenu social et économique de ces révoltes. On oublie qu’en Tunisie, un an avant Sidi Bouzid, il y a eu une grève massive dans le bassin minier de Gafsa, noyée dans le sang. On gomme les ravages du capitalisme sauvage, le chômage et la précarisation, les inégalités sociales criantes, au profit d’une analyse se limitant au niveau politique.
 Les deux partis de l’Islam politique, Ennahda en Tunisie et les Frères musulmans en Egypte, ont gagné la première manche, non seulement en raison de leur audience populaire, indéniable, mais aussi et surtout parce que les forces de gauche et les libéraux n’ont pas su se mettre en ordre de bataille dans un front uni ni s’adresser aux classes sociales les plus démunies. En Tunisie, par exemple, ils ont déserté les régions les plus défavorisées du pays et leurs mots d’ordre « laïques » sonnaient creux parce qu’ils ne s’articulaient pas à la question sociale. En Egypte, les Frères musulmans ont gagné à l’arraché face à des adversaires désunis au premier tour des élections présidentielles et parce qu’ils ont eu, en face d’eux au deuxième tour un représentant de l’ancien régime. Aujourd’hui, les islamistes perdent chaque jour leur popularité. Dans la pratique du pouvoir, ils prouvent eux-mêmes que leur slogan, « L‘islam est la solution », ne rime à rien.

A partir de là soit les islamistes perdent le pouvoir soit ils s’adaptent…

Oui et ce serait formidable de les voir suivre un chemin similaire à celui des islamistes turcs. Mais il ne faut pas oublier que la Turquie est une république laïque, avec une Constitution laïque, dans laquelle les islamistes ont gagné les élections. Ils ont dû s’adapter à la règle et se modérer. Dans le monde arabe, au contraire, la sécularisation n’est nulle part allée aussi loin, y compris en Tunisie. C’est pourquoi nos islamistes ne changeront pas de sitôt, d’autant qu’ils pensent être nettement majoritaires, à tort à mon avis. Les Frères musulmans sont en plus harcelés par les nouveaux salafistes et par les jihadistes, ce qui bloque davantage un changement sur le modèle turc. En Egypte par exemple, il serait intéressant de suivre l’évolution des relations entre les Salafistes et les Frères musulmans et les luttes autour de la place que prendra la charia dans la nouvelle Constitution.

Pouvez vous nous parler plus particulièrement de la Syrie ?

La Syrie est un cas à part. C’est régime prédateur, qui est superposé à la société et qui lui est presque étranger. Comment un pouvoir peut-il bombarder à l’aviation militaire sa propre capitale ? Comment peut-il détruire une ville comme Homs ou comme Alep ? Bachar al-Assad et les siens agissent comme une puissance d’occupation. Quand la révolte a été déclenchée à Deraa, dans le sud du pays, beaucoup de gens espéraient voir Bachar al-Assad procéder à une réforme instaurant le principe de l’alternance du pouvoir. Mais cela allait à l’encontre de la nature profonde du régime, fondamentalement clanique et mafieux. Certains de ses alliés, comme par exemple les dirigeants du Hamas palestiniens, ont essayé en vain de lui faire comprendre que la sortie de la crise ne saurait être sécuritaire, mais politique. Ils lui ont conseillé de s’adresser directement à la population et de se débarrasser des éléments les plus haïs de son entourage. Mais il ne l’a pas fait, il ne pouvait pas le faire. L’on se rappelle de son intervention catastrophique devant son Parlement fantoche où les députés récitaient des poèmes à la gloire du leader et scandaient « Assad ou personne », « Assad pour l’éternité ». Si le régime agit de la sorte, c’est qu’il se considère comme le propriétaire de la Syrie et que les Syriens sont ses esclaves.

Est-ce une question confessionnelle ? Que pensez-vous de l’attitude des chrétiens ?

Je ne crois pas que le communautarisme soit la clé pour comprendre l’évolution de la vie politique syrienne. On insiste beaucoup en Occident sur la question de l’avenir des minorités chrétiennes mais, en fait, c’est leur décroissance démographie durant ces cinquante dernières années qui les a fragilisées. Au moment de l’indépendance, les chrétiens constituaient 15 % de la population, mais ils n’étaient que 10% dans les années 1960, et aujourd’hui, selon les démographes sérieux, ils seraient en deçà de 5%. Cela s’explique par la baisse de la natalité, due au bon niveau social et culturel des chrétiens, par le taux très élevé du taux de la natalité dans les autres communautés, surtout dans les régions défavorisées, et parce qu’il y a eu de grandes vagues d’émigration par suite de l’étatisation de l’économie durant la période de l’unité syro-égyptienne (1958-1961), puis sous les régimes baathistes successifs depuis 1963. Pour autant, les chrétiens sont une communauté fondamentale et constitutive en Syrie et elle est restée majoritaire jusqu’au XIIème siècle. On ne peut pas imaginer la Syrie sans chrétiens. L’un des grands drames de l’Orient arabe est l’extinction progressive des non-musulmans. Regardez la Palestine, n’est-il pas aberrant et douloureux que le pays du Christ n’abrite plus qu’une toute petite minorité chrétienne, qui ne dépasse probablement pas 1% de la population ? Le recul démographique du christianisme syrien n’est pas le fait d’une quelconque discrimination. Il est blessant de voir et d’entendre des dignitaires de l’Eglise défendre le régime en place sous prétexte qu’il « protège les chrétiens » comme s’ils étaient persécutés avant le coup d’état de Hafez Al-Assad en 1970.

Qu’en est-il est alaouites ?
Le cas des alaouites est diffèrent. Les Baathistes sont arrivés au pouvoir alors qu’ils étaient très minoritaires sur le plan politique. Pour se maintenir, ils ont cherché à fidéliser l’armée en favorisant l’accès aux postes de commandement d’officiers issus des différentes communautés « minoritaires ». Cette tendance s’est confirmée après la prise du pouvoir par Hafez al-Assad. Il a fondé son autorité sur deux piliers : d’abord en soudant le noyau dur du régime par un « esprit de corps [2] » alaouite, ensuite en nouant une alliance avec la bourgeoisie urbaine majoritairement musulmane sunnite. N’oublions pas qu’il a été très bien accueilli par cette bourgeoisie, alors excédée par le comportement gauchiste, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, de l’équipe au pouvoir depuis 1966. Elle espérait de Hafez une politique d’ouverture, notamment sur le plan économique. Après la violente répression des années 1980 qui a durement frappé les Frères musulmans, mais aussi les partis de l’opposition de gauche, avec des dizaines de milliers de morts et de disparus, cette alliance semblait solidement établie et le régime, qu’on ne peut qualifier d’« alaouite », paraissait indestructible.
Aujourd’hui, quand on observe la carte de la révolution syrienne, on voit bien que ce sont les exclus, les paysans pauvres, les zones d’habitation informelle qui en constituent les forces vives.

Quelle sortie de crise voyez-vous ?

Pour le moment tout est bloqué. Le Conseil de sécurité est bloqué par les vetos russes et chinois, et les Etats-Unis tergiversent. Après tout, l’affaiblissement de la Syrie, la division de son armée, la destruction de son infrastructure, la déchirure du tissu national provoquée par la répression ne peuvent déplaire à leur allié israélien.
A ce propos, notons qu’en Israël, les opinions ont évolué à propos de la crise syrienne. Au début, il y avait des experts favorables à Bachar al-Assad étant donné que l’armée syrienne n’avait pas tiré depuis 1974 un seul coup de feu sur le plateau du Golan occupé. D’autres pensaient qu’avec la chute du régime, le Hezbollah serait affaiblit et « l’axe chiite » rompu, ce qui permettrait d’éviter à Israël une guerre avec l’Iran – guerre déconseillée tant par les Américains que par les Européens. Aujourd’hui on se dit inquiet de l’évolution de la situation et de ce qui pourrait advenir si des armes prohibées tombaient dans les mains des jihadistes sunnites ou du Hezbollah libanais. Mais c’est l’attentisme qui prédomine. Que la Syrie se détruise elle-même ! L’attitude américaine peut-être interprétée par le même raisonnement. Sinon, pourquoi ne pas reconnaître le CNS comme le CNT libyen ?
 Il y a déjà plus de 40 000 morts, autant de disparus, plus encore de blessés handicapés, d’innombrables prisonniers, des dizaines et des dizaines de villages et de quartiers urbains totalement détruits, des millions d’hommes et de femmes sans abris, et les conditions de vie des réfugiés en Turquie, en Jordanie et au Liban sont désastreuses. Il est impossible de sortir de la crise par un prétendu dialogue entre l’opposition et un tel régime, capable de toutes ces horreurs. Il n’est de solution qui ne commence par la chute de Bachar al-Assad et de son clan.

Publié le 30/11/2012


Chloé Domat est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et habite actuellement à Beyrouth. Elle a collaboré avec différents médias dont iloubnan.info, France 24, Future TV.


Farouk Mardam-Bey est directeur de la collection Sindbad chez Actes Sud. Il a travaillé comme conseiller culturel à l’Institut du monde arabe.


 


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