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Fares Al-Hussami est économiste à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), au sein de la Division politiques d’investissement. L’OCDE travaille en étroite collaboration avec de nombreux gouvernements à travers le monde grâce à des initiatives et activités régionales afin de faciliter l’analyse comparative des politiques économiques et l’échange de bonnes pratiques.
Fares Al-Hussami a travaillé auparavant au sein de l’unité de recherche et d’analyse du Bureau international du travail (BIT) et au Kiel Institute For the World Economy. Il est diplômé en économie de l’Université de Lausanne et du Advanced Studies Program in International Economic Policy Research du Kiel Institute For the World Economy.
Il revient pour Les clés du Moyen-Orient sur les caractéristiques actuelles de ce marché du travail, qui s’inscrivent dans une histoire et une configuration spécifiques à ces pays. Les vues exprimées ici sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de l’OCDE ni des gouvernements de ses pays membres.
Le marché du travail dans les pays du Golfe se différencie du marché du travail dans les pays de l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE) sur plusieurs points, même si les caractéristiques du marché du travail ne sont pas identiques dans tous les pays de l’OCDE. L’une des différences notables tient au niveau de la présence de travailleurs étrangers sur le marché du travail, particulièrement dans le secteur privé. Selon les statistiques, d’un côté, le secteur privé dans les pays du Golfe a contribué à créer 80% des emplois entre 2000 et 2010. D’un autre coté, 88% des emplois dans le secteur privé sont occupés par des travailleurs étrangers, dont la plupart sont des travailleur ayant peu de qualifications (« low-skilled workers [1] »). En revanche, au Koweït par exemple, 2/3 des employés travaillent dans le secteur public, et les chiffres sont similaires pour le Qatar, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Il y a donc une forte dualité sur ces marchés du travail (« dual labour markets » en termes économiques), c’est-à-dire que l’on a deux marchés du travail qui coexistent, avec une segmentation claire entre un secteur public très largement dominé par les nationaux, et un secteur privé très largement dominé par les travailleurs étrangers.
Cette segmentation s’explique notamment par le fait que dans les pays du Golfe, il y a une nette différence entre les salaires offerts dans le secteur privé et ceux offerts dans le secteur public. Le secteur public offre généralement des salaires plus attractifs, et les avantages sociaux et extra-salariaux sont souvent meilleurs. Cela pousse les nationaux à postuler pour des emplois dans le secteur public, plutôt qu’à se diriger vers le secteur privé.
Cette dualité du marché du travail va avoir deux conséquences. Les jeunes qui sont encore étudiants n’investissent pas assez dans les qualifications requises pour obtenir un emploi dans le secteur privé, car ils savent qu’ils seront mieux payés dans le secteur public. Parallèlement, le secteur privé, qui manque de nationaux ayant des qualifications qui correspondent à ses besoins, va préférer embaucher des travailleurs étrangers. Dans le secteur privé, la plupart des travailleurs étrangers sont peu qualifiés, comme on l’a vu, ce qui contribue à tirer les salaires vers le bas. La plupart des nationaux qui travaillent dans le secteur privé vont exercer des métiers situés plutôt dans des secteurs tels que la finance ou la pétrochimie, qui demandent plus de qualifications et où les salaires sont attractifs.
Une autre différence notable entre le marché du travail des pays du Golfe et ceux de l’OCDE est le taux de participation des femmes au marché du travail, qui demeure beaucoup moins élevé dans les pays du Golfe que dans la zone OCDE. Il est d’environ 23% dans la région MENA, contre environ 60% en moyenne pour les pays de l’OCDE [2]..
Un autre point qui doit être soulevé est le fort taux de chômage chez les jeunes (entre 15 et 24 ans), relativement à celui des adultes, qui demeure très bas Selon la définition du Bureau International du Travail.. Alors que le chômage des jeunes dans les pays de l’OCDE est en moyenne 2 à 3 fois plus élevé que le chômage des adultes, il peut être 8, voire 10 fois plus élevé dans certains pays du Golfe.
Ce phénomène est accentué par le fait que le niveau d’éducation n’a cessé d’augmenter dans ces pays au cours des trente dernières années, phénomène qui est en soi positif. En raison des distorsions causées par les pratiques et les rémunérations dans le secteur public, les jeunes des pays du Golfe vont privilégier des études qui leur permettront d’avoir un diplôme ouvrant l’accès à un travail au sein du secteur public, sachant que ce secteur embauche plus en fonction du diplôme du candidat que sur la base de certaines qualifications. Les jeunes vont donc attendre qu’un emploi dans le secteur public se libère, ce qui contribue à augmenter la durée pendant laquelle ils restent au chômage.
Dans une perspective historique, on dit souvent que la démographie dans les pays du Golfe et de la région MENA aurait contribué au chômage et surtout au chômage des jeunes. Or, aujourd’hui, le pourcentage de jeunes dans la population totale des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord est comparable (25%) à celui des pays d’Amérique latine, d’Asie du Sud et d’Asie du Sud-Est. Pourtant, la proportion de jeunes au chômage est nettement plus élevée dans les pays de la région MENA, y compris dans certains pays du Golfe tel que l’Arabie saoudite ou Bahreïn. Dans ces pays, la structure de l’économie ne s’est pas adaptée à l’évolution de la démographie : leurs structures économiques sont peu diversifiées et dépendent encore très largement du secteur pétrolier, le secteur public prédomine, et le secteur privé peine à créer des emplois en nombre suffisant. Les dépenses salariales du gouvernement sont très fortes dans les pays du Golfe. Malgré le niveau élevé des recettes publiques dégagées grâce aux rentes pétrolières, la pression fiscale freinera tôt ou tard l’absorption des jeunes diplômés cherchant un emploi dans le secteur public. Parallèlement, le secteur privé n’a pas réussi à contrebalancer cet effet, notamment pour toutes les raisons vues précédemment.
Cela étant, il existe aussi quelques différences au sein des pays du Golfe. Par exemple, en 2012, le taux de chômage des jeunes s’élevait à presque 30% alors qu’il n’était même pas de 2% au Qatar ou au Koweït.
Pour résumer, les cinq caractéristiques du marché du travail des pays du Golfe et de la région MENA sont :
• Le pourcentage élevé de jeunes dans la population
• Le fort pourcentage de jeunes parmi les chômeurs. Le chômage apparaît d’ailleurs comme « un problème de jeunes », étant donné les taux de chômage très faibles des adultes.
• Le pourcentage élevé de ceux qui cherchent un travail pour la première fois. En effet, les jeunes attendent longtemps pour trouver un emploi car un nombre non négligeable d’entre eux cherche et attend qu’une opportunité se présente dans le secteur public, ce qui engendre une importante perte de capital humain.
• Le taux de chômage est plus élevé pour les femmes que pour les hommes selon les statistiques.
• Dans le total des chômeurs, on trouve un fort pourcentage de jeunes ayant un niveau d’éducation tertiaire. En Arabie Saoudite par exemple, 49% des chômeurs ont un diplôme universitaire, contre 17% pour ceux qui ont un niveau d’éducation primaire.
Des programmes de formation et d’insertion sur le marché du travail existent, mais il m’est difficile de dire s’ils sont adaptés ou pas. Je citerai ici deux exemples :
Education for Employment Foundation (ONG)
Il s’agit d’une fondation qui est présente dans les pays du Golfe et dans plusieurs pays de la région MENA. Elle offre des formations, et deux types de services. Le premier, appelé « job placement training », vise les chômeurs ayant un diplôme universitaire, et va leur permettre d’acquérir des qualifications professionnelles demandées par les employeurs de la région, pour qu’ils puissent ensuite répondre aux attentes de ces derniers. La fondation s’occupe de faire le lien entre les demandes des employeurs et les capacités des étudiants. Elle offre également des formules dites « on the job training [3] », qui organisent des formations sur le lieu de travail. Une société peut recourir aux services de cette fondation pour que ses employés bénéficient de formations directement dans l’entreprise. Le deuxième volet de l’offre, « Pathways to a Job » propose des programmes dits « light touch » qui permettent d’acquérir des qualifications connexes à la recherche d’un emploi (rédiger un CV, se préparer à un entretien d’embauche…). Une fondation de ce type assure une mission qui n’est sans doute pas assez bien prise en charge par les institutions publiques.
Human Resources Development Fund (Institution publique saoudienne)
L’objectif de ce fonds est de contribuer à l’intégration des Saoudiens dans le secteur privé. Pour y parvenir, le fonds noue des partenariats avec des entreprises. Par exemple, une société du secteur privé a créé un institut de formation en partenariat avec ce fonds pour pallier l’absence de travailleurs ayant l’expertise qu’elle recherchait : comme aucune structure d’éducation ne l’offrait, il fallait donc créer une formation. Le fonds a couvert une grande partie des coûts engagés pour la création de l’institut de formation, et la société se charge de concevoir et de mettre en place la formation qui correspond à ses besoins. Le groupe offre ensuite généralement des possibilités d’emploi très intéressantes aux personnes qui ont été ainsi formées. Les autres reçoivent un certificat de formation qui leur permet de trouver un emploi dans d’autres entreprises.
Enfin, les formations professionnelles offertes aux chômeurs par les gouvernements dans la région MENA ont en général tendance à prendre la forme de « in class trainings [4] », c’est-à-dire qu’il s’agit de formations qui ne sont pas dispensées sur le lieu de travail, et où l’on enseigne des « hard skills », c’est-à-dire des compétences d’ordre technique très précises et spécialisées. Plusieurs recherches ont pourtant démontré que les formations professionnelles sur le lieu de travail (« on the job ») et les « soft skills », comme le fait d’apprendre une langue ou de savoir se servir des outils de communication, sont plus efficaces pour l’insertion des chômeurs. Généralement, dans les pays MENA, si des programmes de formation publics existent, ils visent plutôt des formations théoriques et des compétences techniques.
Il y a eu une forte croissance dans des secteurs tels que la construction ou le commerce de détail, qui ont plutôt tendance à employer des travailleurs ayant peu de qualifications. Ces emplois se trouvent pour la plupart dans le secteur privé et vont être occupés majoritairement par des étrangers. Les secteurs de la finance et de la pétrochimie ont aussi connu une bonne croissance dans les pays du Golfe, mais avec un impact modeste sur les travailleurs qualifiés, même si ce sont les deux seules branches du secteur privé qui ont tendance à employer des ressortissants nationaux. Certes, le secteur pétrolier emploie des nationaux, mais ce n’est pas un secteur créateur d’emplois en général et il ne contribue pas à la diversification de l’économie.
La plupart des travailleurs étrangers viennent d’Asie et du monde arabe. Nombreux sont ceux qui viennent avec peu de qualifications, et qui trouvent des emplois dans le secteur de la construction notamment. Au début des années 2000, les trois premiers pays fournisseurs de force de travail dans les pays du Golfe étaient l’Inde, le Pakistan et l’Egypte. Pour les travailleurs, la proximité et la langue influent beaucoup sur les migrations.
Le taux d’activité des femmes (chômeuses en recherche d’emploi ou femmes possédant un emploi), c’est-à-dire leur taux de participation au marché du travail, est le plus bas au monde. Il est d’environ 23% dans la région MENA, contre environ 60% en moyenne pour les pays de l’OCDE. Il y a énormément de recherches sur les raisons de cette situation. Certains avancent des raisons culturelles, mais d’autres facteurs entrent également en jeu, comme les congés de maternité qui ne sont pas forcément adéquats.
Dans les pays de l’OCDE, le taux de participation des femmes augmente avec l’âge, jusqu’à dépasser 70% entre 25 et 54 ans. À partir de 55 ans, le taux de participation diminue, jusqu’à ce que les femmes sortent du marché du travail à l’âge de la retraite. Dans la plupart des pays du Golfe, on observe que les femmes entrent effectivement sur le marché du travail entre 15 et 24 ans, mais que leur taux de participation chute beaucoup plus tôt que dans les pays de l’OCDE, dès 30 ans environ. Il se peut que les conditions offertes aux femmes ayant des enfants ne soient pas forcément adéquates dans ces pays (question des congés maternité, du financement des crèches…) ou que les opportunités de progression soient limitées en raison de certaines discriminations lié à leur statut de femme.
Il faut noter aussi que le taux d’éducation des femmes dans les pays du Golfe a considérablement augmenté. Dans ces pays, les femmes ont aujourd’hui un niveau d’éducation égal à celui des hommes, ce qui d’une certaine manière représente une perte de capital humain pour ces pays lorsqu’elles sortent du marché du travail.
Finalement, les femmes sont présentes de façon très majoritaire dans le secteur public. La première raison est que le secteur privé n’est pas attractif en soi, pour les raisons déjà évoquées. Il y a aussi peut-être des raisons plus liées à leur statut de femmes. Les congés de maternité par exemple, qui ont un impact important au point de vue économique, sont généralement plus attractifs dans le secteur public que dans le secteur privé. De plus, le secteur public étant dominé par les nationaux, on peut peut-être y voir une raison culturelle.
Ines Zebdi
Ines Zebdi est étudiante à Sciences Po Paris. Ayant la double nationalité franco-marocaine, elle a fait de nombreux voyages au Maroc.
Fares Al-Hussami
Fares Al-Hussami est économiste à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), au sein de la Division politiques d’investissement. L’OCDE travaille en étroite collaboration avec de nombreux gouvernements à travers le monde grâce à des initiatives et activités régionales afin de faciliter l’analyse comparative des politiques économiques et l’échange de bonnes pratiques.
Fares Al-Hussami a travaillé auparavant au sein de l’unité de recherche et d’analyse du Bureau international du travail (BIT) et au Kiel Institute For the World Economy. Il est diplômé en économie de l’Université de Lausanne et du Advanced Studies Program in International Economic Policy Research du Kiel Institute For the World Economy.
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